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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DEUX  MONDES 


XXXVII'  ANNÉF.  —  SECONDE   PÉRIODE 


TOMK   utxu.   —  1"  ^ 


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REVUE 


DEUX  MONDES 


XX  XVII'  ANNÉF.  -  SECONDE   PÉRIODE 


s  fcx»n.  —  I"  nodiiBRE  1807, 


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REVUE 


DEUX  MONDES 


XXXVII'    ANNÉE.    —    SECONDE    PÉRIODE 


TOME  SOIXANTE-DOUZIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE    LA   REVUE   DES  DEUX    MONDES 

>UB     BONAPARTE,    17 


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L'ALLEMAGNE 


DEPUIS  LA  GIEBUE  DE  1866 


IV. 

LE    MOUVEMENT    UNITAIRE    ET    LA    CONFÉDÉRATION    DU     NORD. 


La  dissolution  de  la  diète  germanique,  rétablissement  d'une  con- 
fédëiatiOD  du  nord  de  l'Allemagne  que*la  Prusse  dirige  et  dont  l'Au- 
triche est  exclue,  l'annexion  du  Hanovre,  de  la  Hesse  et  du  Nassau 
au  territoire  prussien,  tous  ces  changemens  si  grands  et  si  brus- 
ques se  sont  produits  aux  yeux  de  l'Europe  stupéfaite  comme  des 
combinaisous  bâtives,  improvisées  en  un  jour  de  victoire,  et  cepen- 
daat  ils  ont  été  prédits,  il  y  a  plusieurs  années  déjà ,  de  la  façon  la 
plus  précise.  Dans  un  écrit  publié  en  1861,  M.  Heinrich  von  Sybel 
disait  :  a  Aussi  certainement  que  les  rivières  coulent  vers  la  mer, 
il  se  formera  en  Allemagne,  à  côté  de  l'Autriche,  une  fédération 
restreinte  sous  la  direction  de  la  Prusse.  Pour  y  arriver,  on  aura 
recours  à  tous  les  moyens  de  la  persuasion  et  de  la  diplomatie, 
môme  à  la  guerre  en  cas  de  résistance  (1).  »  Par  quel  don  de  pro- 
phétie l'historien  a-t-il  pu  annoncer  ainsi  les  événemens  à  l'a- 
vance? C'est  qu'ils  étaient  la  conséquence  d'un  enchaînement  de 
faits  où  l'on  peut  voir  se  dérouler  cette  logique  de  l'histoire  qu'on 
appellerait  volontiers  loi  providentielle,  si  l'ambition  humùne  n'y 

(I]  Voyei  )»  irè(  instinctive  étude  intilutée  la  Nation  aiUmande  et  ('Empire  {Die 
dmticlu  Xalion  und  rfai  KaUtmich.) 


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REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


avait  une  si  grande  part.  Celui  qui  connaîtrait  bien  toutes  les  forces 
que  le  passé  a  engendrées  pourrait  aussi  prévoir  les  résultats  qu'elles 
vont  produire  dans  l'avenir.  C'est  pour  ce  motif  que  l'étude  de 
l'histoire  est  l'école  des  hommes  d'état,  et  qu'on  voit  souvent  des 
historiens  devenir  ministres  et  des  ministres  se  faire  historiens. 
Quelles  sont  donc  les  causes  qui  ont  amené  les  transformations 
récentes  que  nous  avons  vues  s'accomplir  de  l'autre  côté  du  Rhin? 
quels  principes  a  consacrés  la  constitution  de  la  confédération  du 
nord  de  l'Allemagne?  cette  constitution  est-elle  le  couronnement 
de  l'édifice  de  la  nationalité  germanique,  ou  bien  l'ancienne  con- 
fédération se  reconstituera-t-elle  sous  yne  forme  plus  appropriée 
aux  vœux  populaires  et  aux  besoins  de  l'époque,  mais  embrassant 
comme  l'autre  toutes  les  tribus  delà  race  teutonne?  Voilà  les  points 
que  nous  allons  examiner. 

I. 

La  cause  du  mouvement  qui  emporte  maintenant  l'Allemagne 
peut  se  délînir  d'un  mot,  c'est  la  passion  de  l'unité.  A  cette  ex- 
pression assez  vague,  voici  le  sens  qu'il  faut  attacher.  Les  Allemands 
se  sentaient  unis  par  la  langue,  par  l'origine,  par  la  littérature,  par 
la  possession  d'un  territoire  contigu,  par  les  souvenirs  de  l'antique 
empire  germanique,  enfin  par  tout  ce  qui  peut  créer  une  natio- 
nalité compacte,  et  cependant  ils  n'étaient  point  parvenus  à  consti- 
tuer un  état  avec  un  pouvoir  central  assez  fort  pour  empêcher  les 
guerres  intestines,  pour  défendre  la  patrie  commune  contre  l'é- 
tranger, pour  favoriser  le  développement  des  forces  matérielles  et 
morales  qui  portent  un  peuple  au  degré  de  prospérité  et  de  puis- 
sance auquel  il  peut  atteindre.  Ils  se  voyaient  entourés  de  deux  na- 
tions fortement  centralisées,  la  Russie  et  la  France.  A  côté  d'eux, 
en  Suisse  trois  races  diverses,  en  Autriche  dix  nationalités,  étaient 
reliées  par  une  autorité  unique,  tandis  qu'en  Allemagne  une  natio- 
nalité unique  était  divisée  en  trente-trois  états  difFérens  et  souvent 
hostiles.  Là,  le  pouvoir  maintenait  la  paix  et  commandait  à  toutes 
les  forces  du  pays,  et  l'Allemagne  n'avait  pour  organe  de  ses  intérêts 
communs  qu'une  assemblée  assez  forte  pour  arrêter  tout  progrès, 
trop  faible  pour  se  faire  obéir,  livrée  aux  tiralllemens  incessans  des 
rivalités  dynastiques,  refuge  des  idées  arriérées,  débris  du  moyen 
âge  plus  débile  que  l'institution  gothique  dont  elle  était  la  copie, 
objet  enfin  de  dérision  pour  ceux  même  qui  la  soutenaient,  c'est-à- 
dire  la  haute  diHe  de  la  sérémssime  confédération  germanique, 
L'Allemagne  se  croyait  semblable,  parmi  les  autres  états,  à  un  vail- 
lant équipage  naviguant  sur  un  radeau  formé  de  vieilles  poutres  à 


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t  ALLEUAGNB   DEPUIS  LA   GUEBAE.  7 

moitié  pourries  et  toujours  prêtes  à  se  disjoindre,  au  milieu  d'une 
acadre  de  vaisseaux  cuirassés  obéissaut  à  la  maia  d'un  pilote  unique 
et  pouvant  couler  à  chaque  instant  la  lourde  épave.  L'idée  de  leur 
impuiasance  inspirât  aux  fiers  descendans  de  Teutcli  un  sentiment 
d'bumiliatioD,  une  irritation  sourde  qui  se  tournât  assez  vite  en 
one  sorte  d'animosité  maussade  contre  les  autres  peuples.  La  sîtua^ 
tion  leur  paraiss^t  intolérable.  Les  gens  soi-disant  pratiques  vou- 
laient une  monarchie  unitaire,  formée  par  l'annexion  des  petites 
principautés  à  la  couronne  prussienne,  les  exaltés  rêvaient  l'éta- 
blissement d'une  république  pangermanique,  les  modérés  se  coq- 
leoiaient  de  demander  que  le  lien  fédéral  fût  fortifié  par  suite  d'une 
entente  amicale  entre  ces  deux  frères  ennemis,  la  Prusse  et  l'Au- 
triche. La  plupart  se  bornaient  à  discourir,  à  boire  et  à  chanter 
60  l'honneur  de  la  grande  patrie  allemande,  en  répétant  le  lied 
d'Amdt  Was  ùt  des  Deutschen  Vaterland,  mais  sans  donner  à  leurs 
aspirations  patriotiques  une  forme  précise.  Divisés  jusqu'à  la  fureur 
sar  la  constitution  à  adopter  et  sur  les  moyens  d'y  arriver,  ils  étaient 
d'accord  sur  le  but  tant  qu'ils  n'essayaient  pas  de  le  déterminer; 
tons  voulaient  l'unité  et  tous  en  parlaient,  depuis  les  souverûus 
dans  leurs  harangues  officielles  jusqu'aux  philistins  dans  leurs  lon- 
gues séaaces  nocturnes  au  btersdienke  (caJiaret),  ce  forum  enfumé 
de  la  bourgeoisie  d' outre-Rhin.  Le  mot  d'ordre  était  une  antithèse 
dont  il  vaut  la  peine  que  l'on  approfondisse  le  sens  :  plus  de  fédé- 
ration d'états  {Staatenbund),  maïs  un  état  fédératlf  (Bundesstaat). 
Les  Allemands  voulaient  l'unité  surtout  pour  deux  raisons,  dont 
l'une  me  parait  très  creuse  et  l'autre  très  sérieuse.  Malheureuse- 
meot,  il  faut  l'avouer,  la  première  a  exercé  et  exerce  peut-être  en- 
core plus  d'empire  que  la  seconde.  Cette  raison,  la  voici.  Les  Alle- 
mands se  considèrent  comme  la  branche  la  plus  pure,  la  plus  noble 
de  la  noble  race  aryenne,  et  ils  trouvent  que  leur  pays  ne  fait  pas 
dans  le  monde  la  figure  qui  convient  à  une  si  haute  origine.  Ils  as- 
pirent à  devenir  un  grand  état,  ayant  une  grande  flotte,  une  in- 
nombrable armée,  jouissant  d'une  influence  considérable  et  en  me- 
sure d'acquérir  beaucoup  de  gloire.  Or  il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces 
vœux  qui  n'aboutisse  à  une  déception.  Ce  n'est  pas  au  chiffre  de  la 
population  ni  à  l'étendue  du  territoire  que  se  mesurent  le  bonheur, 
l'éclat,  les  lumières,  et  les  états  les  plus  vastes  sont  souvent  les 
plus  déchirés  et  les  moins  libres.  La  Judée,  ce  coin  de  cailloux  brû- 
lés, comme  dit  Voiture,  et  Athènes,  cette  bourgade  peuplée  de 
20,000  hommes  libres,  n'ont-elles  pas  fait  incomparablement  plus 
pour  la  civilisation  que  l'empire  des  satrapes  ou  celui  des  césars? 
El  en  Allemagne  même  quel  foyer  de  vie  intellectuelle  que  Weimar, 
ce  duché  mioroflcopique!  quelles  sources  de  science  que  Gottingue, 


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8  REVtE  DES   DEITX  MONDES. 

Heidelberg,  Tubîngue,  ces  grandes  universités  de  petits  états!  Exer- 
cer de  l'influeDcet  prétention  inique  des  forts  d'imposer  leur  vo- 
lonté aui  faibles,  système  d'intervention  ausà  funeste  i  celui  qui 
le  pratique  qu'à  celui  qui  en  est  la  victime.  Notre  inQuence  est 
compromise,  s'écrie  la  diplomatie  avec  désespoir  :  tant  mieux,  car 
la  seule  profitable  à  tous  est  celle  qui  résulte  de  l'exemple  d'un 
bon  gouvernement  et  d'institutions  libres.  Les  pays  oCi  l'expérience 
sert  à  quelque  chose,  comme  l'Angleterre,  commencent  à  le  com- 
prendre. Les  petits  états  sans  rôle  politique  à  l'extérieur  sont  les 
plus  heureux,  car  ils  n'ont  à  s'occuper  que  d'eux-mêmes  et  ne  peu- 
vent nuire  aux  autres.  Sur  la  surface  de  notre  pauvre  planète  toute 
trempée  de  sang  et  de  larmes,  est-il  des  contrées  plus  fortunées, 
plus  prospères  que  la  Belgique  et  la  Suisse,  ces  petites  oasis  de 
liberté  et  de  paix  où  les  proscrits  des  grands  empires  trouvent 
tour  à  tour  un  asile?  Une  puissante  flotte  de  guerrel  Que  l'Alle- 
magne, hantée  depuis  18A8  par  la  manie  d'en  avoir  une,  considère 
l'Union  américdne,  qui  vend  tous  ses  vaisseaux  cuirassés  à  la 
France,  au  Japon,  à  la  Russie,  à  tous  ceux  qui  veulent  lui  en  ache- 
ter, elle  qui  a  pourtant  à  protéger  la  marine  marchande  la  plus 
considérable  de  l'univers.  Et  la  gloire  I  ce  vain  mot  qui  a  fait  tom- 
ber tant  de  générations  humaines  sous  le  fer  des  capitaines  habiles 
et  des  conquérans  illustres,  faut-il  que  la  patrie  de  Kant  se  mette  à 
poursuivre  cette  sanglante  chimère  au  moment  où  les  autres  na- 
tions arrivent  à  en  reconnaître  la  vanité?  Oui,  heureux  les  peuples 
qui  n'ont  pas  d'histoire  et  ceux  dont  les  souverains  ne  portent  pas 
de  lauriers  au  front  sur  l'efUgie  de  leurs  monnaies  !  Ces  aspirations 
que  nous  venons  de  combattre  ne  sont  que  des  bouffées  d'ambition 
malsaine,  écluses  dans  cette  atmosphère  d'idées  politiques  arrié- 
rées qui  a  si  longtemps  pesé  sur  l'Allemagne.  Elles  se  dissiperont, 
elles  se  dissipent  déjà,  devant  le  courant  d'idées  justes  que  le 
XIX*  siècle  a  le  mérite  d'avoir  vulgarisées,  et  qui  font  voir  que  la 
vraie  gloire  consiste  à  faire  régner  au  profit  de  tous  le  bien-être  et 
la  justice. 

La  seconde  raison  qui  pousse  les  Allemands  à  vouloir  l'unité  est 
d'une  tout  autre  nature.  Ils  désirent  ne  plus  être  forcés  à  se  battre 
les  uns  contre  les  autres  au  profit  de  leurs  souverains  ou  de  l'étran- 
ger. Tandis  qu'en  Angleterre,  en  Espagne,  en  France,  à  peu  près 
partout  en  Europe,  les  luttes  intestines  de  province  à  province 
suscitées  par  les  grands  vasdaux  s'apaisaient  vers  le  xvi*  siècle, 
à  l'époque  où  la  royauté  moderne  s'alTermit,  la  guerre  civile  en 
Allemagne  continua  jusqu'à  nos  jours,  tantôt  pour  cause  de  reli- 
gion, tantôt  par  suite  de  rivalités  dynastiques,  toujours  faute  d'un 
pouvoir  central  assez  fort  pour  imposer  à  tous  le  respect  d'une  dé- 


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L  ALLEMAGNE  DEPUIS   LA   GUERRE.  9 

ciàoQ  suprême.  Les  pays  voisins,  la  Suède,  la  France,  la  Russie, 
sont  iDtervenus  tour  à  tour  dans  ces  dissensions  intérieures,  appelés 
par  l'un  ou  l'autre  souverain  en  quête  d'alliances.  Bien  n'est  plus 
naturel  ;  un  prince  préférera  toujours  l'étranger  qui  le  protège  au 
compatriote  qui  le  menace.  Donnez  un  roi  à  l'Irlande  ou  à  l'Ecosse, 
et  il  bénira  une  invasion  américaine,  si  elle  lui  assure  une  province 
de  plus.  L'homme  est  ainsi  fait,  même  sur  le  trône  c'est  un  être 
égoïste;  TOUS  ne  ferez  jamais  qu'il  ne  sacrifie  sans  hésiter  la  théotie 
des  nationalités  à  l'intérêt  de  sa  couronne.  C'est  précisément  pour 
ce  motif  que  les  Allemands  veulent  soustraire  les  vingt-neuf  sou- 
verainetés qui  leur  restent  à  de  dangereuses  tentations  en  insti- 
toant  un  état  fédératif  assez  puissant  pour  enlever  à  chacune  d'elles 
le  pouvoir  d'attaquer  les  autres.  Sans  admirer  en  tout  la  France, 
ib  la  trouvent  cependant  bien  heureuse  de  n'avoir  plus  à  craindre 
que  le  préfet  de  la  Gironde  déclare  la  guerre  au  préfet  des  Basses- 
Alpes,  l'un  livrant  Bordeaux  aux  Anglùs  et  l'autre  Nice  aux  Italiens 
pour  prix  d'un  secours  en  hommes  ou  en  argent.  Ce  qu'ils  de- 
mandent donc,  c'est  de  ne  plus  être  forcés  de  s'entr'égorger  dans 
les  plaines  de  la  Saxe  ou  de  la  Franconie,  et  ce  vœu  paraît  assez 
natnrel.  L'idée  seule  que  les  jours  de  la  guerre  de  trente  ans  ou 
de  la  confédération  du  Rhin  pourraient  revenir  transporte  de  fureur 
les  plus  placides  (1).  C'estpour  cela  que  la  constitution  de  la  con- 
fédération du  nord,  quelque  imparfaite  qu'elle  puisse  paraître,  a 
été  saluée  comme  une  première  garantie  de  paix  à  l'intérieur  et  de 
sécurité  à  l'extérieur. 

Mais,  objectera-t-on,  si  l'Allemagne  est  restée  divisée  en  un 
grand  nombre  d'états,  c'est  apparemment  que  le  caractère  de  la 
nation  ne  se  prêtait  pas  à.  constituer  un  empire  unitaire.  Les  Alle- 
mands se  vantent  d'avoir  apporté  au  monde  moderne  le  principe 
de  l'indépendance  individuelle,  ce  que  l'on  nomme  Vindividua- 

(l)  Je  ne  puis  mieui  Taire  comprendre  ces  senlimens  qu'en  citant  un  extrait  d'une 
lettre  de  U.  Schulte-DeliUch.  le  pacifique  fondateur  des  banques  populaires.  •  Kous 
•«niDe»,  dit-il,  doui  autres  Allemands,  le  plus  paisible  des  peuples  citiliséa.  Des  dis- 
KUioD»  iatMeures  nous  ont  min  dernièrement  les  armes  A  la  mBia.  mais  c'éuit  contre 
une  partie  da  nos  frères,  non  contre  des  peuples  voisins  que  personne  ne  songe  A 
loqniéter.  Le  sentiment  Datlonal  a  pris  chez  noua  une  telle  force  que  nous  ne  soulTri- 
rwi  plus  à  aucun  prîi  l'ingÉrence  étrangère.  Une  histoire  lamentable  de  plusieurs 
BiclM  de  déchirement,  d'impuissance  et  de  honte  est  Ik  comme  un  BTenissement  sou« 
Ma  jtoi.  D^Dlt  lu  tarribloi  guerriia  de  TelIglaD  des  tti*  et  xvit*  siffles  Jusqu'aux 
ompignea  mifluilea  du  iireinicr  empirUi  iirosquc  toutes  lus  gi'undes  luttes  euro- 
ptaioes  se  sont  ridées  sur  notre  sol  et  ont  fait  de  notre  patrie  un  désert.  Pour  empè- 
dier  le  retour  de  semblables  calamitiïs ,  nous  nous  lèverions  tous  comme  un  seul 
ImiiiDe.  Dn  parti  politique  qui  se  laisserait  seulement  suspecter  d'une  apparence  d'bS 
^■■tieo  sur  ce  point  serait  perdu  pour  toujours.  ■  On  croirait  lire  ta  bcrnière  circu- 
lAire  de  H.  de  Bisinarct. 


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10  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lismc,  par  opposition  au  principe  de  l'autorité  venu  de  Rome.  Ils 
sont  pariicularistes,  comme  on  dit  là-bas,  et  ils  ont  fait  une  Alle- 
magne conforme  à  leurs  instincts.  Ce  n'est  donc  que  par  la  force 
qu'on  parviendra  à  les  réunir  sous  une  autorité  unique,  et  bientôt 
ils  retourneront  à  ces  souverainetés  multiples  qui  correspondent 
seules  à  leurs  traditions  et  à  leurs  goûts. 

Est-ce  en  elTet  le  génie  national  ou  bien  les  circonstances  qui  ont 
empêché  la  formation  d'un  grand  royaume  allemand?  11  est  impor- 
tant d'éclaircir  ce  point,  car,  s'il  était  éclairci,  11  permettrait  de  pré- 
voir les  événemens  que  l'avenir  amènera. 

Les  tribus  germaniques,  quand  elles  apparaissent  dans  l'histoire, 
forment  une  des  races  les  plus  tranchées  de  l'espèce  humaine.  Elles 
ont  toutes  les  mêmes  caractères  physiques,  la  peau  blanche,  l'œil 
bleu,  les  cheveux  blonds,  les  mêmes  usages,  les  mêmes  croyances 
religieuses,  les  mêmes  mythes;  mais,  répandues  dans  l'empire  ro- 
mùn  lors  des  grandes  invasions,  elles  se  mêlent  aux  vaincus  :  ce 
n'est  qu'au-delà  du  Rhin  qu'elles  se  conservent  pures.  Dépourvu 
de  l'administration  savante  et  des  armées  régulières  qui  permirent 
à  Rome  de  soumettre  l'univers  à  sa  loi,  l'empire  de  Gharlemagne 
embrassait  trop  de  peuples  divers  pour  durer.  C'est  seulement  sous 
Louis  le  Germanique  que  s'établit  un  royaume  qui  correspond  à  peu 
près  à  l'Allemagne  actuelle.  Avec  les  premieis  princes  de  la  ligne 
saxonne  commence  un  travail  de  fusion  et  d'unillcation  qui  sem- 
blât devoir  aboutir  à  la  formation  d'une  nation  et  d'un  état  vrtû- 
ment  allemands.  Pour  y  arriver,  il  sufOs^t  de  soumettre  les  grands 
vassaux,  et  l'empereur  pouvait  compter  sur  deux  alliés  prêts  à  le 
seconder,  le  clergé  d'une  part  et  de  l'autre  la  chevalerie  et  la 
bourgeoisie  naissante.  Henri  l'Oiseleur  le  comprit.  En  s'appuyant 
sur  les  forces  bien  organisées  de  son  propre  pays,  il  fit  respecter 
partout  son  autorité,  repoussa  et  vainquît  les  Slaves,  —  Wendes  et 
Rohêmes,  —  et  les  Hongrois.  L'ordre  régnait,  la  population  aug- 
mentait rapidement,  l'industrie  et  le  commerce  fusaient  de  toutes 
parts  surgir  des  villes  nouvelles.  L'Allemagne,  au  x'  siècle,  jouis- 
s^t  d'une  prospérité,  d'une  organisation,  d'une  unité  inconnues 
ailleurs.  Chose  étrange,  tandis  que  dans  les  autres  pays  le  mouve- 
ment unitaire  commence  et  se  poursuit  sans  interruption,  ici  II 
s'arrête  et  semble  même  rétrograder.  Ainsi  en  France  les  Capétiens 
forment  leur  royaume  en  réunissant  sous  leur  pouvoir,  par  des  ma- 
riages et  des  conquêtes,  les  races  les  plus  diverses,  Bretons,  Pro- 
vençaux, Gascons,  Flamands,  Allemands  même.  En  Allemagne  au 
contr^re,  le  pouvoir  central  perd  constamment  de  sa  force  jusqu'à 
ce  qu'il  ne  soit  plus  qu'un  vain  nom,  planant  majestueusement 
dans  le  vide  sur  une  foule  d'états  réellement  indépendans.  D'où 


L' ALLEMAGNE   DEPUIS   LA  GUERBE.  11 

vient  ce  contraste?  Les  empereurs  allemands  ont-ils  donc  eu  moins 
de  génie  ou  moins  d'ambition  que  les  roi3  de  France  ?  Point  du  tout; 
mais  les  premiers  poursuivirent  une  chimère  funeste,  et  les  seconds 
an  but  raisonnable.  Si  les  empereurs  n'ont  pu  d'une  seule  natio- 
nalité faire  surgir  un  état  unique,  tandis  que  les  rois  de  France 
constituaient  un  état  avec  des  nationalités  multiples,  cela  tient  à 
deux  causes  :  la  première  est  que  la  couronne  impériale  éUdt  élec- 
tive, la  seconde  qu'il  s'y  rattachait  le  rêve  de  l'empire  universel, 
souvenir  de  la  Rome  antique  renouvelé  par  Gharlemagne.  Ces  le- 
çons de  l'histoire  sont  bonnes  à  recueillir. 

Le  chef  de  l'état  peut  être  électif  sans  compromettre  l'existence 
du  pays,  quand  celui-ci  est  définitivement  constitué  et  que  les  at- 
tributions du  pouvoir  exécutif  sont  bornées.  C'est  pour  cela  que  les 
républiques  de  Rome,  de  Venise  et  des  États-Unis  ont  duré,  tandis 
que  la.  Pologne  a  succombé.  Moins  le  chef  de  l'état  a  de  puissance, 
moins  il  est  dangereux  de  le  faire  élire.  Quand  le  pouvoir  est  aux 
mains  d'un  conseil,  comme  en  Suisse,  le  renouvellement  se  fait 
sans  secousse.  Quand  il  s'agit  d'un  président,  comme  aux  Ëtats- 
Cnis,  chaque  élection  produit  une  convulsion  telle  que  les  peuples 
européens  ne  voudraient  pas  en  supporter  de  pareilles  :  aussi  s'ef- 
force-t-on  de  restreindre  son  autorité;  mais  rendre  électif  un  em- 
pereur, un  roi,  c'est  conduire  l'état  à  sa  perte  ou  en  empêcher  la 
ïbrmatioD  :  le  despotisme  ou  l'anarchie  est  inévitable.  En  Allemagne, 
c'est  l'anarchie  qui  n'a  point  permis  à  l'état  de  naître.  Les  empe- 
reurs, pour  assurer  leur  élection  ou  celle  de  leurs  fils,  ont  consacré 
l'indépendance  de  leurs  grands  vassaux  et  celle  des  évoques,  pré- 
parant à  la  fois  le  triomphe  de  l'église  et  le  morcellement  de 
l'empire. 

Ui  seconde  cause  de  f^ûblesse,  c'est  le  rêve  de  la  monarchie  uni- 
vei^lle,  qui  pousse  successivement  la  ligne  saxonne,  la  ligne  sa- 
liqué,  les  HohenstautTen  et  enfin  les  Habsbourg  à  épuiser  leurs 
forces  pour  sMsir  l'Italie,  qui  leur  échappe  toujours.  Cette  vaine 
poursuite  les  a  tous  perdus  et  a  ruiné  môme  l'Autriche  contempo- 
raine. Il  n'y  a.  point  dans  l'histoire  de  plus  colossale  application 
de  la  fable  du  chien  qui  lâche  sa  proie  pour  l'ombre.  Ils  voulaient 
faire  une  réalité  de  ce  titre  pompeux  le  saint  empire  romain,  qui, 
comme  on  l'a  dit,  ne  mérita  jamais  aucun  de  ces  trois  noms,  n'étant 
ni  romain,  ni  saint,  ni  même  un  véritable  empire.  Un  empereur 
oniversel  sous  un  pape  universel,  tel  était  l'idéal  qui,  en  précipitant 
pendant  huit  cents  ans  l'Allemagne  sur  l'Italie,  les  a  empêchées  de 
se  coDstituer  en  paix  chacune  sur  son  territoire.  Solferino  et  Sa- 
doffa  ayant  brisé  le  nœud  fatal  qui  les  reliait  l'une  à  l'autre  pour 
leur  commun  malheur,  les  deux  pays  cherchent  maintenant,  cha- 
con  de  son  cAté,  une  constitution  appropriée  à  leurs  besoins. 


iT,Goo<^lc 


12  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Tandis  que  les  empereurs,  absorbés  par  leurs  conquêtes  au 
dehors,  négligeaient  d'accomplir  au  dedans  l'œuvre  unitaire  que 
poursuivaient  avec  persévérance  les  autres  souverains,  la  nation 
elle-même  s'efforçait  parfois  d'établir  l'ordre  en  créant  un  pouvoir 
central  et  un  véritable  état  fédératif.  De  toutes  ces  tentatives  de 
paix  perpétuelle,  nous  ne  citerons  que  le  projet  préconisé  par  la 
diète  de  1490,  parce  qu'il  a  plus  d'un  rapport  avec  l'organisation 
réclamée  encore  aujourd'hui.  11  devait  y  avoir  d'abord  un  tribunal 
suprême  de  l'empire,  décidant  les  difficultés  et  maintenant  la  paix 
entre  tous,  ensuite  un  impôt  général  destiné  à  entretenir  une  armée 
impériale  pour  garantir  la  sécurité  intérieure  et  extérieure,  enfin 
une  réunion  annuelle  de  la  diète  et  un  comité  permanent  disposant 
de  l'impôt  et  de  l'armée  pour  le  bien  du  pays.  Maximilîen,  au  lieu 
d'exploiter  ce  mouvement  au  profit  de  son  autorité,  le  fit  avorter, 
afin  de  consacrer  les  forces  allemandes  à  ses  guerres  d'influence  et 
de  conquête  contre  la  France  et  l'Italie.  Cette  occasion  perdue  ne  se 
retrouva  plus.  Les  querelles  de  religion  déchirèrent  l'Allemagne  et 
étouffërent  tout  esprit  national.  II  n'y  eut  plus  d'Allemands,  il  y  eut 
des  catholiques  et  des  protestans  préférant  leurs  coretigionniùres 
étrangers  à.  leurs  compatriotes  hérétiques.  Après  la  paix  de  West- 
pbalie,  l'indépendance  des  états  particuliers  et  le  patriotisme  local 
allèrent  s' accentuant  de  plus  en  plus  jusqu'à  la  fin  du  xvm*  siècle. 
Le  corps  germanique  était  définiUvement  déchiré ,  et  malheureuse- 
ment après  la  guerre  de  sept  ans  l'antagonisme  de  deux  grandes 
puissances  rivales  s'établissait  dans  son  sein,  l'Autriche  et  la  Prusse 
étant  toujours  prêtes  à  se  disputer  la  suprématie  l'épée  à  la  main. 
C'est  alors  que  Voiture  dit  :  «  La  multiplicité  des  étals  sert  à  tenir 
la  balance  jusqu'à  ce  qu'il  se  forme  en  Allemagne  une  puissance 
assez  grande  pour  engloutir  les  autres.  »  Le  patriotisme  allemand, 
ce  sentiment  puissant  qui  a  produit  les  événemens  contemporains, 
était  inconnu  à  cette  époque.  Frédéric  II  n'était  pas  patriote,  il  sa- 
vait à  peine  sa  langue  maternelle,  dont  il  se  moquait  volontiers.  Il 
n'aimait,  n'admirait  que  les  Français.  Les  grands  écrivains  dont 
les  œuvres  allaient  donner  aux  Allemands  l'unité  d'une  patrie  in- 
tellectuelle n'étaient  pas  nationaux,  ils  étaient  humanitaires;  ils 
pensaient  au  progrès  du  genre  humain  plutôt  qu'à  celui  de  l'Alle- 
magne. 

Le  patriotisme  est  un  beau  sentiment,  car  il  pousse  l'homme  à  se 
sacrifier  pour  son  pays;  mais  ce  n'est  pas  un  de  ces  instincts  innés, 
éternels,  comme  celui  de  la  famille;  il  n'a  pas  toujours  existé,  il 
n'exi3ter<i  pas  toujours.  Quand  an  trouvera  en  tout  pays  même  sé- 
curité, même  liberté,  mêmes  di'oits,  on  considérera  la  terre  entière 
comme  sa  patrie  et  tous  les  hommes  comme  des  frères.  Déjà  main- 
tenant on  tend  au  cosmopolitîtme.  C'est  une  conséquence  du  chris- 


LALLEH&GNE   DEPUIS   LA   GUEBRE.  13 

^anismei  qui  ne  connaît  que  l'humaDÏté  et  la  justice,  et  qui  veut 
que  la  couiormité  des  doctrines  l'emporte  sur  les  liens  du  sang. 
«  Ceux  qui  font  la  volonté  de  mon  père  sont  mes  frères,  »  sublime 
parole  où  l'oa  a  voulu  voir  une  attaque  à  la  Eajnille,  et  qui  sera  la 
base  des  sociétés  futures.  S'il  faut  aîmer  par-dessus  tout  la  justice* 
le  jour  où  mon  pays  sera  engagé  dans  une  guerre  inique,  û  me  fau- 
dra souhaiter  sa  défaite.  En  Grèce,  ce  sentiment  national  qui  unit 
toutes  les  familles  de  même  origine  et  de  même  langue  n'existait  pas; 
mais  le  civisme  était  très  exalté  et  prêt  à  tous  les  sacrifices,  parce 
que,  la  cité  succombant,  le  citoyen  perdait  tout,  ses  biens,  sa  vie  ou 
aa  moins  sa  liberté.  Au  moyen  âge,  on  ne  rencontre  guère  non  plus 
le  patrioUsme  :  les  seigneurs  ne  connaissaient  que  leur  intérêt,  et  les 
TÎlâdns,  ayant  à  peine  une  famille,  n'avaient  point  de  patrie.  C'est  à 
la  révolutioa  que  le  sentiment  national  éclate  en  France  comme  une 
flamme.  C'était  l'amour  d'un  pays  qui  ventât  d'assurer  aux  citoyens 
alEranchis  la  liberté  et  l'égalité  :  il  se  tourne  en  fureur  patriotique 
quand  les  années  étrangères  francbissent  la  frontière,  et  il  anime 
de  ses  feux  ce  chant  proscrit  depuis,  qui  alors  décidait  de  la  vic- 
toire; mais  sous  l'empire  il  .dégénère  en  orgueil  militaire.  Malgré 
l'ëclat  de  sa  littérature ,  le  peuple  allemand  était  encore  plongé  à 
cette  époque  dans  cette  torpeur  d'ancien  ré^me  que  M"»  de  Staël 
a  ^  bien  décrite.  L'humiliation  de  la  défaite  et  la  haine  du  joug 
napoléonien  le  réveillent.  Pour  combattre  l'empire,  Stein  emprunte 
les  armes  de  la  révolution  et  alTranchit  le  peuple.  Le  Tugendbund, 
réunissant  des  citoyens  de  toutes  les  parties  de  l'Allemagne,  leur 
inspire  la  même  passion,  la  haine  de  l'étranger,  et  leur  fait  sentir 
qu'ils  ont  une  patrie  commune  à  défendre.  Les  discours  de  Fichte 
et  les  chants  de  Kômer,  ces  Marseillaises  germaniques,  enflamment 
le  patriotisme.  Ce  sont  les  principes  de  la  révolution  française  qui, 
accueillis  à  l'étranger,  se  dressent  alors  contre  la  France,  qui  les  a 
désertés.  Les  peuples  anciens  croyaient  aussi  que,  quand  ils  av^ent 
oSensé  leurs  dieux,  ceux-ci  passaient  à  l'ennemi  et  combattaient 
contre  eox.  Napoléon  reconnut  aussitôt  son  adversaire.  En  partant 
pour  la  lutte  suprême  de  Leipzig,  il  fit  mettre  dans  le  Moniteur 
qu'il  alMt  a  affranchir  l'Allemagne  de  la  démago^e,  dont  l'ennemi 
avait  embrassé  la  cause.  » 

On  s^t  comment  la  swnte-alliance  déçut  les  grandes  espérances 
qu'avait  éveillées  «  la  guerre  de  délivrance  »  {Befreiunçskrieg); 
mus  le  sentiment  national  allemand  dont  Napoléon  avait  provoqué 
l'explosion  ne  devait  plus  s'éteindre.  Metternich  le  comprima  en 
vain;  les  univer^tés  le  systématisèrent  et  en  firent  une  théorie,  et 
la  jeunesse  l'entretint  comme  un  feu  sacré  qu'elle  insinua  dans  tous  ' 
les  cœurs.  A  la  moindre  occasion,  il  éclatait,  comme  lors  des  com- 
plications de  18&0,  quand  Becker  entonna  son  chant  patriotique  :  Sie 


^duvCoC^lc 


1/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

soUen  ikn  nichl  haben  den  freien  deutscken  Rkein,  et  que  Musset 
improvisa  la  sanglante  réplique  :  Nom  t'avons  eu  votre  Rhin  allé- 
mand.  A  partir  de  iSàh,  le  seDtimeiit  natioDal,  rassuré  du  côté  de 
l'étraDger,  se  tourna  .vers  les  réformes  intérieures,  et  attendit  de 
l'institution  d'une  assemblée  délibérante  à  Berlin  la  régénération 
de  la  patrie.  L'avènement  de  Frédéric-Guillaume  IV  réveilla  un  mo- 
ment les  anciennes  espérances,  et  une  fermentation  inouie  agita 
toute  l'Allemagne  (1).  Après  la  déception  nouvelle  des  états^géné- 
raux  de  18&7,  le  besoin  d'unité  et  de  liberté  trouva  enfin  en  1S&8 
sa  complète  expression  dans  le  parlement  de  Francfort,  jailli  spon- 
tanément des  entrailles  mêmes  du  peuple  et  réuni  dans  l'antique 
capitale  de  l'empire  germanique.  Tous  les  députés  voulaient  l'unité; 
mais  comment  la  constituer?  C'est  sur  cette  question  que  se  for- 
mèrent les  deux  partis  qui  se  sont  depuis  lors  disputé  la  préémi- 
nence. 11  importe  de  les  faire  connaître. 

Le  premier,  le  parti  de  la  «  Grande-Allemagne  h  {gross  deutsck), 
présentait  un  programme  d'une  splendeur  fùte  pour  enivrer  k 
patriotisme  tudesque  :  tous  les  pays  allemands,  y  compris  l'Au- 
triche, étant  groupés  sous  la  main  de  l'empereur,  les  autres  posses- 
^ons  autrichiennes,  la  Hongrie,  le  Lombard- Vénitien,  la  Galicie, 
y  étaient  nécessairement  rattachées,  et  alors  se  formait  au  centre  de 
l'Europe  un  formidable  empire  de  70  millions  dliabitaDS,  occupant 
le  nord  de  l'Italie  et  la  Toscane  et  disposant  à  son  gré  du  reste  de 
la  péninsule,  absorbant  le  Danemark  par  le  Slesvig-Holstein,  les 
provinces  danubiennes  au  moyen  des  Valaques  de  1^  Transylvanie,  et 
les  Slaves  de  la  Turquie  par  leurs  compatriotes  de  la  Croatie  et  du 
Banal,  régnant  ain^  d'un  c6té  sur  la  Baltique  et  la  Mer  du  Nord,  de 
l'autre  sur  la  Méditerranée  et  la  Mer-Noire ,  dominant  de  haut  la 
France  par  le  chiffre  de  sa  population,  la  Russie  par  l'industrie, 
la  richesse,  la  culture  intellectuelle,  réalisant  enfin  le  rêve  ma- 
gnifique des  Othon ,  des  HohenstauiTen  et  des  Habsbourg.  L'autre 
parti,  celui  de  l'Allemagne  restreinte  {klein  deutsck),  repoussfût  ce 
plan  si  séduisant,  parce  qu'il  croyait  que  l'hostilité  désespérée  de 
la  Prusse  le  ferùt  échouer.  Il  se  rattachait  au  contraire  à  cette  puis- 
sance, et  groupait  sous  son  hégémonie,  en  un  faisceau  étroitement 
uni,  tous  les  états  allemands,  sauf  l'Autriche.  Celle-ci,  il  fallût  bien 
l'exclure  de  la  patrie  commune,  car  jamais  elle  ne  se  serût  soumise 
à  sa  rivale.  On  aurait  perpétué  le  dualisme,  et  l'unité  de  direction, 
—  il  ne  s'agissMt,  bien  entendu,  que  de  celle-là,  —  aurait  été  im- 


Au  parlement  de  Francfort,  la  lutte  entre  les  deux  partis  fut  pas- 

(1)  H  rtnt  relire  lei  articles  d«  H.  Alei*odre  Thomas  dans  la  Annw  pour  compraadra 
co  monTSment,  qui  prépuait  le*  éréaeaieas  dt  1U8. 


L'ALLEMAGNE   DEPUIS   LA   GtlEBBE.  15 

sionoée  et  douloureuse,  car  i]  devait  en  coûter  beaucoup  à  ceux  qui 
préteodaient  fonder  enfin  la  nation  allemande  de  repousser  les  pro- 
vinces si  esseutiellement  atlemandes  de  l'Autriche,  et,  au  moment 
de  reconstituer  le  corps  germanique,  il  était  dur  de  lui  amputer  un 
de  ses  principaux  membres.  Aussi  quand  le  poète  Arndt,  le  chantre 
de  la  grande  patrie,  eut  émis  son  vote,  il  tomba  évanoui  sur  son 
banc  (1).  L'éloquence  et  l'autorité  de  M.  Henri  de  Gagem  firent  enfin 
pencher  là  balance  longtemps  incertùne  en  faveur  de  l'Allemagne 
restreinte.  L'assemblée  adopta  à  une  forte  majorité  l'article  sui- 
vant, qui  de  fait  excluwt  l'Autriche  :  «  Aucune  partie  de  l'empire  ne 
ponrra  Être  réunie  en  un  seul  état  avec  des  pays  non  allemands.  » 
On  voit  d'où  date  l'article  iv  de  la  paix  de  Prague. 

Pour  faire  comprendre  le  mouvement  unitaire  actuel,  il  faut  rap- 
peler en  quelques  mots  les  brusques  péripides  de  l'année  iSEtO,  car 
c'est  de  là  que  sont  sortis  les  événemens  de  1866.  Le  parlement  de 
Francfort  offrit,  on  s'en  souvient,  la  couronne  impériale  héréditaire 
ao  roi  de  Prusse;  mus,  quoiqu'il  eût  promis  au  peuple  soulevé  d'être 
1  le  roi  allemand  u  et  que  l'agrandissement  de  son  pays  fût  la  con- 
stante ambition  de  sa  vie,  Frédéric-Guillaume  n'osa  pas  accepter. 
Orateur  éloquent,  poète  mystique,  il  n'était  pas  homme  d'action; 
l'esprit  était  brillant,  mus  la  volonté  faible.  Dominé  par  des  idées 
d'anâen  régime  que  les  insurrections  de  Berlin  venaient  de  raviver 
en  lui,  il  ne  voulait  pas  pactiser  avec  «  la  révolution;  »  il  savait 
d'ùlleurs  qu'il  n'aurait  pu  conserver  la  couronne  impériale  qu'au 
prix  d'une  guerre  avec  l'Autriche  appuyée  sur  la  Russie.  Toutefois 
il  essaya  de  reprendre  l'œuvre  de  l'unité  en  lui  donnant  une  tour- 
nure moins  révolutionnaire.  Il  voulait  constituer  «  une  Allemagne 
restreinte  n  en  faisant  accepter  sa  suzerîûneté  par  les  petits  états. 
A  cet  effet,  il  conclut  le  26  mai  1849  un  traité  avec  les  rois  de  Ha- 
novre et  de  Saxe,  puis,  s'appuyant  sur  les  hommes  du  parti  de 
Gotha,  c'est-à-dire  sur  les  députés  modérés  du  parlement  de  Franc- 
fort, déjà  dissous,  U  convoqua  un  autre  parlement  à  Erfurt.  Fré- 
déric-Guillaume suivait  alors  les  conseils  du  général  von  Badowitz, 
écrivain  distingué  et  érudil,  esprit  élevé,  homme  d'état  philosophe, 
patriote  ardent ,  aspirant  à  bâtir  une  Allemagne  glorieuse  sur  la 
base  solide  de  la  monarchie  prussienne,  mais  aveuglé  évidemment 
SOT  les  difficultés  presque  insurmontables  que  présentait  l'œuvre  à 
laquelle  il  s'était  dévoué,  et  incapable  de  les  surmonter.  Il  voulait 
donner  l'hégémonie  à  la  Prusse  sans  l'appui  de  la  révolution  et  sans 

{<)  H.  Sdat-Bené  Taillandier  s  Toeonté  ces  scènes  avec  une  gnoie  ngtcité  et  une 
TTtie  étoqoeiiM  (voyeiles  n"  des  1"' Juin,  1"' Juillet,  l^soùt  et  1"  octobre  IStO).  On 
■e  peut  remuer  cei  ceodres  d'un  passé  »i  rapproché  mds  Être  ému,  en  penunt  i 
llnoendie  qui  en  «st  sorti. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


16  REVUE  DES   DEUX   UONDES. 

la  guerre  avec  l'Autriche.  C'était  marcher  à  un  inévitable  échec. 
L'Autriche  avait  été  paralysée  jusqu'à  la  ûd  de  18A9  par  le  soulève- 
ment de  l'Italie  et  de  la  Hongrie;  mais,  celle-ci  domptée,  elle  rentra 
en  scène  avec  une  prodi^euse  vigueur.  Elle  était  conduite  par  le 
princejde  Schwarzenberg,  homme  aux  décisions  promptes,  à  l'exé- 
cution rapide,  tout  l'opposé  de  Radowitz  et  de  son  roi.  Il  isola  d'a- 
bord la  Prusse  en  détachant  d'elle  la  Saxe  et  le  Hanovre.  Quand  les 
princes  avaient  eu  peur  de  la  révolution,  ils  s'étaient  appuyés  sur  la 
Prusse;  maintenant  qu'ils  avaient  plus  peur  de  la  Prusse  que  de  la 
révolution,  ils  se  retournaient  vers  leur  chef  de  file  naturel,  vers  le 
vr^  représentant  de  l'esprit  conservateur,  l'Autriche.  Le  parlement 
d'Erlurt  avorta,  car  Frédéric-Guillaume  prit  peur  de  son  œuvre,  et 
se  hâta  de  clore  la  session  le  29  avril.  Ou  touchait  aux  limites  du 
ridicule.  Schwarzenberg.Jui,  n'hésite  pas,  il  marche  bravement  sur 
ses  adversaires;  il  propose  de  ressusciter  l'ancienne  diète,  et  même 
il  prétend  faire  entrer  dans  la  confédération  tous  ses  peuples,  hon- 
grois, slaves,  roumains,  intimement  associés  par  une  constitution 
unitaire.  Il  parvient  k  grouper  autour  de  lui  les  souverains  du  sud, 
et^én  octobre  à  Bregenz  les  rois  de  Bavière  et  de  Wurtemberg  boi- 
vent au  succès  des  armes  autrichiennes.  II  va  ensuite  à  Varsovie 
demander  le  satisfecit  de  l'empereur  Nicolas,  le  sauveur  de  l'Au- 
triche, l'Agamemnon  devant  qui  tremblaient  alors  tous  les  potentats 
de  l'Allemagne,  grands  et  petits.  Schwarzenberg  se  plaisait  à  dire 
de  ces  mots  vifs  qui  peignent  une  situation.  Il  s'écria,  dit-on  :  «  Pour 
démolir  la  Prusse,  il  faut  l'avilir,  n  et  il  remplit  ce  programme  à 
la  lettre. 

Frédéric-Guillaume  s'était  engagé  dans  deux  affaires  très  épi- 
neuses. Pour  s'assurer  la  faveur  du  parti  libéral,  son  seul  appui  en 
Allemagne,  il  soutenait  les  insurgés  du  Holstein,  qui  voulaient  en- 
lever le  SIesvig  au  Danemark,  et  dans  la  Hesse  il  encourageait  le 
peuple,  qui  avait  chassé  l'électeAr  et  son  ministre  exécré,  Uas- 
senpQug.  L'Autriche  prit  aussitôt  la  défense  des  souverains  et  se 
posa  en  restaurateur  de  l'ordre.  Tous  les  princes  l'ayant  suivie  & 
Francfort,  la  Prusse  se  trouva  réduite  à.  un  complet  isolement. 
Schwarzenberg  exigea  impérieusement  que  Frédéric-Guillaume  re- 
tirât ses  troupes  des  duchés  de  l'Elbe  et  de  la  Hesse  :  c'était  lui 
imposer  la  plus  honteuse  reculade.  Que  fûre  en  présence  de  ces 
humiliantes  exigences?  Le  roi  était  indécis  et  malheureux;  il  prit 
un  moment  le  parti  de  la  résistance.  A  l'ouverture  des  chambres,  il 
prononce  un  discours  belliqueux  et  appelle  M.  de  Radowitz  au  mi- 
nistère. L'armée  est  mise  sur  pied  de  guerre  et  la  landwehr  convo- 
quée; un  souflle  guerrier  soulève  le  pays  :  il  se  croit  revenu  aux 
jours  glorieux  de  Frédéric  II;  mais  Schwarzenberg  resserre  son 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LALLEUiiCNE   DEPUIS   U   GUERRE.  17 

alliaDce  avec  la  Bavière  et  réunit  sur  les  frontières  de  la  Hesse  une 
formidable  armée  de  180,000  hommes  ^vec  une  promptitude  qui 
étonna  l'Europe  et  qui  révéla  pour  la  première  fois  les  profonds 
changemens  que  l'emploi  des  chemins  de  fer  avait  introduits  dans 
la  stratégie.  La  guerre  semblait  inévitable.  Le  prince  de  Prusse,  le 
roi  actuel,  la  voulait,  et  même  le  parti  conservateur  était  entraîné. 
Déjà,  le  8  novembre,  des  coups  de  fusil  sont  échangés  entre  les 
avant-postes.  Pour  en  finir,  l'envoyé  autrichien,  H.  de  Prokesch, 
le  26  novembre,  somme  la  Prusse  d'avoir  à  évacuer  la  Hesse  dans 
les  vingt-quatre  heures.  A  ce  moment  suprême,  le  roi  recula  de 
nouveau  devant  la  responsabilité  d'une  lutte  entre  Allemands.  Il 
céda;  U.  de  Radowitz  fut  renvoyé,  et  le  nouveau  ministre,  H.  de 
UanteufTel,  se  précipita  jusqu'à  Olmutz  pour  subir  la  dure  loi  de 
Schwarzenberg.  La  Prusse  était  obligée  de  sacrifier  ses  alliés  du 
Slesvig  et  de  la  Hesse  et  de  reconnaître  l'autorité  de  la  diète,  où  sa  , 
rivale  régnait  souverainement.  Pour  mettre  le  comble  à  l'humilia- 
lion  de  son  adversaire  couché  à  ses  pieds,  l'orgueilleux  ministre 
autrichien  publia  le  7  décembre  une  dépêche  où,  d'un  ton  hautain, 
il  prononçait  l'oraison  funèbre  des  tentatives  avortées  de  Frédéric- 
Guillaume  et  se  vantEÛt  d'avoir  rétabli  l'ordre  en  Allemagne. 

Ce  sont,  on  le  voit,  les  mêmes  péripéties  que  celles  de  l'an 
dernier,  seulement  les  rôles  sont  renversés.  C'est  l'Autriche  qui 
av^t  alors  son  Bismarck.  Elle  devait  d'ailleurs  l'emporter,  car  elle 
était  soutenue  par  ce  violent  courant  de  réaction  qui  en  ce  moment 
entraînait  tout  en  Europe,  tandis  que  la  Prusse  s'accrochait  en  dés- 
espérée aux  épaves  de  1848.  Pour  réussir  en  politique,  il  faut  sa- 
voir nettement  ce  qu'on  veut,  ne  poursuivre  que  le  possible,  et 
surtout  ne  rien  vouloir  de  contradictoire.  Si  Frédéric-Guillaume 
visait  à  unifier  l'Allemagne  malgré  ses  princes,  œuvre  éminemment 
révolutionnaire,  il  devait  s'allier  franchement  à  la  révolution  en 
Hongrie,  en  Italie,  et  renverser  l'état  conservateur  par  excellence 
au  moment  où  il  était.aux  prises  avec  ses  sujets  soulevés,  sinon  il 
fallait  se  tenir  coi  et  rester  dans  l'ornière.  On  s'est  aperçu  depuis 
que  la  leçon  n'a  pas  été  perdue.  La  journée  d'Olmutz  est  une  date 
mémorable  :  elle  se  grava  dans  le  cœur  de  la  Prusse,  de  l'armée 
Kirtout,  comme  un  souvenir  de  pusillanimité  honteuse  et  d'impuis- 
sance ridicule.  C'était  pour  la  monarchie  militaire  de  Frédéric  H 
une  flétrissure  dont  elle  n'a  cessé  de  rêver  sourdement  la  vengeance. 
C'est  sans  doute  à  partir  de  ce  jour  que  le  roi  actuel  conçut  le  pro- 
jet de  fortifier  l'armée.  Sadowa  n'a  été  que  la  revanche  d'OlmuU. 

L'Autriche  triomphait;  elle  se  crut  toute-puissante.  Aux  labo- 
rieuses conférences  de  Dresde,  elle  reprit  l'idée  de  la  grande  Alle- 
magne, et  demanda  de  nouveau  à  entrer  dans  la  confédération  avec 
Ton  mil.  -  1M7.  ,  2 


[),oti.odOyGoOt^lc 


13  BEVUE    DES    DEL'\   MONDES. 

tous  ses  peuples.  Ce  projet  grandiose  échoua  devant  la  résistance 
décidée  des  puissances  étrangères  (1)  et  même  des  petits  états,  qui 
ne  voulaient  point  que  l'Autriche,  pas  plus  que  la  Prusse,  acquit 
une  prépondérance  absolue.  L'Allemagne  fut  donc  ramenée  malgré 
elle  au  régime  que  la  sainte-alliance  lui  avait  imposé  en  1815,  De 
tant  d'efforts,  de  tant  d'espérances,  de  tant  de  projets  de  réforme, 
il  ne  restait  rien  qu'un  grand  découragement  et  une  irritation  pro- 
fonde. Chaque  élan  vers  l'unité  produisait  une  désunion  plus  grande. 
Les  Allemands,  avait  dit  Borne,  ne  savent  que  souffrir  ensemble, 
ils  ne  savent  point  agir  en  commun.  L'ironie  dédaigneuse  des  con- 
servateurs victorieux  irritait  encore  la  plaie  vive  de  la  nation. 
«  L'unité  allemande,  disait  une  brochure  autrichienne  qui  fit  beau- 
coup de  brait  à  cette  époque,  c'est  la  quadrature  du  cercle  ;  quand 
on  croit  la  saisir,  c'est  alors  qu'on  la  reconnatt  impossible.  Elle 
ressemble  à  nos  cathédrales,  il  n'y  en  a  pas  une  de  finie.  » 

Malgi'é  tous  ces  ûiécomptes,  le  sentiment  national  persista.  Il  reçut 
comme  un  choc  électrique  au  2  décembre  1861.  L'Allemagne  ne 
put  se  défendre  d'une  vive  inquiétude  en  voyant  la  résurrecdon  de 
la  dynastie  napoléonienne  entourée  de  cette  auréole  de  gloire  mi- 
litaire acquise  jadis  sur  tant  de  champs  de  bataille  allemands.  En 
1859,  quand  l'empereur  Napoléon,  passantles  Alpes,  souleva  l'Italie, 
ses  paroles  trouvèrent  de  l'écho  au-delà  du  Rhin  et  y  déchaînèrent 
le  mouvement  unitaire.  Les  souverains,  surtout  la  Bavière  ultramon- 
laine,  songèrent  à  s'allier  à  l'Autriche  contre  la  France.  Les  libé- 
raux au  contraire  bénissaient  l'intervention  française,  parce  qu'en 
brisant  l'Autriche  elle  détruisait  l'obstacle  qui  rendait  l'unité  im- 
possible. Les  démocrates  allèrent  même  jusqu'à  convier  la  Prusse  à 
profiter  du  moment  pour  unifier  l'Allemagne  (2).  C'est  de  celle 
époque  que  date  la  fameuse  association  du  Piatioml-Verein,  qui  se 
donna  pour  mission  d'amener  ce  résultat. 

Jusqu'à  la  guerre  d'Italie,  le  mouvement  unitaire  avait  été  comme 

(I)  L'envoyé  français  boron  Brenier,  dans  une  dépêche  remarquable,  a'opptBW  éner- 
giquenicnt  k  ce  projet. 

(S)  La  chef  de  la  démocratie  locialiste,  Laaalle,  publia  alors  nae  brochure  ioiituléo  : 
La  guerre  d'Ilalû  et  la  mission  de  la  Prusse  {Der  ilaliffnticAe  Krieg  mut  die  Axifgabe 
Preustent).  Jl  y  disait  :  >  La  guerre  de  l'Italie  n'est  pas  seulement  sancliflée  par  tons 
lea  principes  do  la  démocratie,  elle  est  un  avantage  énonne  pour  l'Allemagne.  Elle  lui 
apporte  le  salut.  Napoléon  111,  en  confiant  par  la  proclamation  tes  Italiens  à  chasser 
les  Autrichiens  de  la  péninsule,  accomplit  une  mission  allemande  :  il  renverse  l'Au- 
triclie,  l'éternel  obstacle  qui  s'est  opposé  k  l'unité  de  notre  patrie.  Si  I»  carte  de  l'Eu- 
rope est  refaite  au  nom  des  nationalités  dans  le  sud,  appliquons  le  même  principe  an 
nord.  Que  la  Prusse  agisse  sans  hésiter,  sinon  elle  aura  donné  la  preuve  que  la  monar- 
chie est  incapable  d'une  action  nationale,  n  M.  de  Bismarck,  si  longtemps  le  chef  et  lo 
Çpe  dos  conservateurs,  n'a  fait  qu'eiécutor  le  programme  du  révolutionnaire  Lasalle. 


D,ptizedOyGoO<^lc 


L  ALLEU&GKE   DEPUIS   LA   GDERRE.  19 

OD  rève  entretenu  par  les  souvenirs  de  l'antique  grandeur  germa- 
nique. Les  fanatiques  de  cette  idée,  remontant  à  Arminius  et  à  la 
dérùte  de  Varus,  vantùent  les  institutions  du  saint-empire.  On 
aurût  dit  qu'Us  attendaient  que  l'immortel  Barberousse  sortit  de 
son  tombeau  pour  restituer  à  son  peuple  le  sceptre  du  monde.  Après 
que  la  guerre  eut  effleuré  les  frontiëres  de  la  confédération,  des 
vaes  plus  pratiques  se  répandirent  :  ta  crainte  d'être  entraîné  dans 
la  mêlée  sans  moyens  suffisans  de  se  défendre  et  sans  une  organisa- 
tion solide  ût  qu'on  se  retourna  de  nouveau  vers  la  Prusse,  qui 
offrait  une  force  respectable,  et  qui  pouvait  servir  de  point  d'appui  à 
l'état  fédéral  qu'il  s'agissait  de  constituer.  La  diète  ne  soulevait  que 
des  sentimens  de  haine,  de  défiance  ou  de  dédain.  On  se  souvenait 
que  Mettemich  s'en  étfdt  servi  pendant  trente  ans  pour  étouffer  tout 
progrès  vers  la  liberté,  et  depuis  qu'elle  avait  été  rétablie  p^  l'Au- 
triche, on  la  savait  trop  feîble  pour  contenir  l'antagonisme  des  deux 
grandes  puissances  qui  se  disputaient  la  suprématie  en  Allemagne. 
La  conviction  qu'il  fallut  une  réforme  devint  si  univei^elle  que  les 
princes  eux-mêmes  se  mirent  à  l'œuvre  pour  chercher  de  nouvelles 
combinùsoDS  constitutionnelles.  En  1860,  le  duc  de  Saxe-Meiningen 
proposa  le  système  de  la  «  triade  »  {(rias-idee)  :  pour  arriver  à  plus 
d'unité  et  de  force  dans  l'action,  la  confédération  aurait  eu  trois  di- 
recteurs, un  nommé  par  la  Prusse,  un  autre  par  l'Autriche,  un  troi- 
àëme  par  les  petits  états.  En  1861,  le  duc  de  Saxe-Cobourg  lança 
l'idée  d'une  représentation  générale  du  peuple  allemand;  il  fut  hué 
comme  un  révolutionnaire.-La  même  année,  M.  de  Beust,  alors  pre- 
mier ministre  en  Saxe,  répliqua  en  reprenant  pour  son  compte  le 
système  de  la  triade,  mais  en  le  rendant  beaucoup  plus  compliqué 
encore.  M.  de  Bemstorff,  ministre  prussien,  profita  du  moment  pour 
remettre  au  jour  le  programme  d'Erfurt.  Enfin  l'empereur  d'Au- 
triche, dans  la  faftieuse  journée  des  princes  à  Francfort,  communi- 
qua un  projet  évidemment  supérieur  à  tous  les  autres,  attendu  que 
le  pouvoir  aunùt  été  exercé  par  quatre  assemblées  superposées. 
Les  souverains  allemands  auraient  dû  pourtant  se  rappeler  la  fable 
du  dragon  aux  sept  têtes,  composée  précisément  à  l'occasion  de 
l'empire  germanique.  Le  peuple,  lui,  voulait  précisément  arriver  à 
ne  plus  en  garder  qu'une;  mais  tout  projet  de  réforme  devait  néces- 
sùrement  se  briser  contre  le  veto  soit  de  la  Prusse,  soit  de  l'Autriche, 
soit  des  petits  états,  suivant  qu'il  favorisât  l'une  ou  l'autre  des 
puissances  rivales.  Une  organisation  condamnée  par  tous  ne  pouvait 
être  améliorée  par  personne,  parce  que  nul  ne  voulût  aliéner  une 
parcelle  de  son  indépendance.  La  situation  était  donc  sans  issue, 
pacifique  du  moins.  La  pauvre  Allemagne  ressemblât  beaucoup  à  , 
un  homme  ^aré  dans  im  marais  qui  ne  tire  une  jambe  de  la  vase 


i;,oti.odOyGoO<^lc 


SO  HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

([ue  pour  y  enfoncer  plus  profondément  l'autre.  Ainsi  le  mouvement 
unitaire  devenant  plus  impatient  et  plus  universel  à  mesure  que 
l'horizon  de  l'Europe  se  couvre  de  nuages  plus  raeuaçans,  l'Au- 
triche remise  de  ses  défaites  et  faisant  sentir  partout  le  poids  de 
son  autorité  reconquise,  la  Prusse  isolée,  dévorée  d'ambition, 
sombre,  n'oubliant  ni  sa  h  mission  historique,  »  ni  sa  blessure 
d'Olmutz  toujours  saignante,  mais  comme  Sparte  se  transformant 
en  un  camp,  exerçant  sa  vigoureuse  jeunesse,  préparant  ses  armes 
de  précision  et  ceignant  ses  reins  pour  le  jour  de  la  lutte,  enfin  les 
moyens  états  inquiets,  effarés,  se  portant  tantôt  à  droite,  tantôt  à 
gauche,  dans  l'espoir  de  maintenir  par  ce  jeu  de  bascule  l'équilibre 
qui  sauvegarde  leur  autonomie,  tel  était  le  spectacle  que  présentait 
la  confédération  vers  la  fin  de  1862,  quand  apparut  sur  la  scène 
un  personnage  qui  allait  résoudre  le  problème  insoluble  de  l'unité 
par  ie  moyen  employé  jadis  à  défaire  le  nœud  gordien.  Pour  suivre 
désormais  le  mouvement  unitaire  et  pour  essayer  d'eu  deviner  l'is- 
sue, il  faut  connaître  les  faits  et  gestes  de  M.  de  Bismarck  et  péné- 
trer, s'il  se  peut,  sa  politique. 

II. 

M.  Otto  von  Bismarck- Schônhausen  est  né  le  1"  avril  1815, 
d'une  famille  ancienne  de  l'Altmark  qui  a  toujours  eu  quelques-uns 
de  ses  membres  engî^és  dans  la  carrière  des  armes.  Son  père,  an- 
cien capitaine  de-  cavalerie,  lui  fit  étudier  le  droit  et  les  sciences 
économiques  et  administratives  aux  universités  de  Gôttingue,  de 
Berlin  et  de  Greifswald.  C'est  dans  cette  dernière  ville  qu'il  s'ac- 
quitta, en  qualité  de  v  volontaire  pour  une  année,  »  du  service 
obligatoire  dans  le  corps  des  chasseurs.  Le  jeune  Bismarck  semble 
s'être  distingué  surtout  .par  son  aptitude  pour  la  gymnastique  et 
l'escrime.  Il  recherchait  les  duels,  distraction  favorite  des  étudians 
allemands  à  cette  époque,  s'en  tirait  en  bretteur  exercé,  et  plus 
d'un  de  ses  adversjùres  politiques  au  parlement  de  Berlin  portait, 
disaît-on,  la  cicatrice  des  coups  de  rapière  reçus  de  sa  main.  Son 
humeur  batailleuse,  sa  haute  taille,  sa  force  corporelle,  semblaient 
le  prédestiner  à  devenir  officier  de  cuirassiers.  C'est  donc  par  une 
sorte  d'affinité  élective  qu'il  en  porte  si  volontiers  l'uniforme.  Ce- 
pendant il  entra  dans  la  carrière  administrative,  où  il  exerça  des 
fonctions  assez  modestes  à  Berlin  d'abord,  puis  à  Aix-la-Chapelle. 
En  18â5,  à  la  mort  de  son  père,  il  se  fixa  à  la  campagne  pour  faire 
valoir  les  propriétés  rurales  dont  il  venait  d'hériter  dans  les  provinces 
de  Saxe  et  de  Poméranie.  Les  états- généraux  de  18â7,  où  il  repré- 
senta la  noblesse  de  son  canton,  vinrent  l'arracher  aux  utiles  occupa- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


L  allëuagne  depuis  la.  guerre.  21 

tionsd'DD  gentilhomme  campagnard.  Se  rangeant  sans  hésiter  dans 
le  parti  qui,  pour  conserver  et  accroître  les  privilèges  de  l'aristocra- 
tie, prétendit  maintenir  intact  le  pouvoir  absolu  de  la  royauté,'  il 
se  fit  remarquer  par  la  fougue  de  ses  sentimens  rétrogrades  et  par 
ses  attaques  furieuses  contre  les  idées  nouvelles  d'égajité  politique 
et  de  liberté  constitutionDelle. 

Après  1848,  U  ne  fut  élu  ni  au  parlement  de  Berlin  ni  à  celui  de 
Francfort.  Retiré  à  la  campagne,  le  triomphe  de  la  révolution, 
rboniiliation  du  roi  aux  journées  de  mars  et  l'apparition  du  dra- 
peau tricolore  allemand  remplirent  son  âme  d'indignation  et  de  fu- 
reur, a  Le  seul  moyen  d'en  finir,  disait-il,  est  de  brûler  toutes  les 
villes,  ces  foyers  de  la  révolution.  »  En  lSâ9,  lorsque  le  roi  Frédé- 
ric-Guillaume eut  octroyé  une  constitution  nouvelle,  M.  de  Bismarck 
fat  élu  d'abord  à  la  chambre  prussienne,  ensuite  à  ce  parle- 
ment d'Ërfurt  qui  devait  fonder  la  confédération  restreinte.  Avec 
cette  logique  inflexible  propre  aux  partis  extrêmes,  il  blâmait 
énergiquement  ces  tentatives  malbabUes  et  impuissantes  qui  for- 
çùent  le  roi  à  s'allier  au  parti  populaire.  «  Ce  drapeau  tricolore, 
disait-il  aux  ministres,  dont  vous  avez  fait  orner  nos  bancs,  ne  sera 
jamais  le  mien,  car  c'est  celui  de  l'insurrection  et  des  barricades.  » 
•  La  couronne  impériale  de  Francfort,  disait-il  encore,  est  sans 
doute  très  brillante;  mais,  pour  obtenir  l'or  dont  on  la  ferait,  il  fau- 
drait d'abord  fondre  la  couronne  de  Prusse,  et  je  ne  crois  pas  que 
cette  transformation  réussisse.  »  Il  n'est  pas  une  des  aspirations 
nationales  de  l'Allemagne  qu'il  ne  combattit  avec -rage.  II  défendait 
les  droits  du  Danemark  et  condamnait  la  guerre  du  Slesvig.  La 
Prusse,  en  soutenant  le  peuple  dans  la  Hesse,  trahissait  le  principe 
monarchique.  U  fallait,  suivant  lui,  s'allier  à  l'Autriche,  se  subor- 
donner à  elle,  et  de  commun  accord  travailler  à  extirper  tous  les 
fennens  révolutionnaires.  «  Je  ne  puis  comprendre,  disait-il,  qu'on 
conteste  à  l'Autriche  le  titre  de  puissance  allemande.  N'est-elle 
donc  pas  l'héritière  de  l'ancien  empire  germanique,  et  n'a-t-elle 
pas  en  maintes  circonstances  porté  avec  gloire  l'épée  de  l' Alle- 
magne? n  II  ne  regretta  pas  la  journée  d'Olmutz,  si  amère  pour 
tous  ceux  qui  voulaient  placer  la  Prusse  à  la  tête  du  mouvement 
unitaire,  et  pendant  les  sessions  de  1850  et  1851  à  Berlin  il  con- 
quit la  faveur  du  roi  par  le  fanatisme  arrogant  de  ses  opinions  mo- 
narchiques et  par  sa  haine  implacable  et  bruyante  de  toute  nou- 
veauté. En  mai  1861,  il  fut  envoyé  &  la  diète  de  Francfort  pour  y 
représenter  la  Prusse.  En  ce  temps  de  restauradon  de  tous  les  abus, 
il  était  l'homme  qui  convenait  à  cette  place. 

Jusqu'à  cette  époque,  M.  de  Bismarck  ne  nous  apparaît  que  comme 
uo  type  outré  de  ce  parti  des  hobereaux  [Junkerparlei),  qui  cik- 


îdoyGoOf^lc 


22  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cbait  sous  une  rudeur  militaire  et  une  morgue  tranchante  l'étroi- 
tesse  de  ses  idées  et  la  médiocrité  de  ses  ressources.  «  J'appartiens, 
disait-il  lui-même,  à  cette  opinion  du  moyen  âge  et  des  ténèbres, 
comme  on  l'appelle,  et  j'en  ai  sucé  les  préjugés  avec  le  lait  de  ma 
mère.  »  Un  conservateur  comme  M.  de  Bismarck  devait  aimer  l'Au- 
triche, cet  empire  gothique  qui  était  resté  soumis  à  la  foi  des  ancêtres 
et  qui  avût  repoussé  par  le  fer  toutes  les  hérésies  et  toutes  les  nou- 
veautés; mais  il  n'était  pas  à  sa  place  dans  cette  Prusse  qui,  née 
d'une  insurrection  religieuse,  a  grandi  sous  Frédéric  II  et  sous  Stein 
par  l'adoptJOD  des  idées  nouvelles.  Les  défenseurs  du  passé  y  sont 
toujours  gênés,  car  ce  passé  qu'ils  invoquent  se  dresse  contre  eux. 
Il  paraît  que  les  huit  années  (1851-1859)  que  M.  de  Bismarck  de- 
meura à  Francfort  lui  ouvrirent  les  yeux  à  cet  égard  et  modifièrent 
complètement  ses  idées.  Il  était  arrivé  plein  de  respect  pour  l'Au- 
triche et  d'hostilité  contre  le  mouvement  unitaire,  il  partit  décidé  à 
favoriser  celui-ci  et  à  combattre  celle-là.  Comment  se  produisit  ce 
changement  extraordinaire?  On  n'a  là-dessus  que  quelques  indica- 
tions assez  vagues,  des  anecdotes  (1),  des  extraits  de  lettres,  quelques 
mots  échappés  au  ministre  prussien,  qui  du  reste  n'affecte  aucune 
réserve  diplomatique,  et  parle  gatment  et  avec  humour  de  ses  opi- 
nions particulières,  non  moins  que  de  la  politique  générale.  Il  se 
persuada,  paralt-il,  que  l'Autriche  voulait  réduire  la  Prusse  à  la 
condition  de  vassale,  que  les  petits  états  ne  visaient  qu'à  perpétuer 
l'antagonisme  entre  leurs  puissans  voisins,  et  que  la  diète  était  une 
institution  absurde  [Vnsinn),  funeste  à  son  pays,  qu'elle  pouvMt  en- 
traîner dans  une  guerre  européenne  pour  la  défense  d'intérêts  pure- 
ment autrichiens.  Il  crut  voir  que  l'unique  façon  de  maintenir  l'in- 
dépendance de  la  Prusse  était  de  la  mettre  à  la  tête  de  l'Allemagne, 
et  dans  une  lettre  datée  du  2  avril  1858  il  indique,  pour  y  parve- 
nir, le  moyen  qu'il  met  en  œuvre  maintenant  :  la  constitution  d'un 
parlement  douanier  {Zollparlament).  k  La  chambre  et  la  presse, 
écrit-il,  doivent  adopter  une  politique  allemande  en  fait  de  douane, 
et  ainsi  notre  parlement  deviendra  une  force  en  Allemagne.  »  il  ar- 
rivait à  invoquer  l'appui  de  ces  forces  libérales  qu'il  avait  passé  sa 
vie  à  honnir  et  à  conspuer.  A  la  vérité,  il  ne  repoussait  pas  l'em- 

(1)  M.  de  BUmarck  aunit  dit  «u  correspondant  d'on  jounul  français,  h  SiècU  : 
«  J'ai  été  éleïé  dans  le  culte  de  la  politique  autrichienne;  mais,  entrant  k  la  diète,  les 
écailles  me  tomberont  des  jcui,  et  je  devins  un  adTersaire  décidé  de  l'Antriche.  i.  On 
raconte  qu'un  jour  M.  de  Hechberg,  représentant  de  l'Autriche  k  la  diète,  ayant  loriti 
ses  collègues  h  une  conférence  ches  lui,  les  reçut  en  robe  de  cbambre.  H.  de  Biamarct, 
froissé  de  ce  manque  d'éprds,  tira  un  cigare  de  la  poche  et  l'alluma,  afin  de  rétablir 
l'égaliié  du  aans-façoQ.  It  est  probable  qu'il  comprit  enfin  la  force  des  Idées  nouTelles 
et  ïit  qu'il  itYBit  besoin  d'elles  pour  réussir. 


[),oti.odOyGoO<^lc 


L  ALLEMAGNE   DEPUIS  LA  GGERRE.  23 

ploi  de  moyens  plus  énergiques.  Dans  une  lettre  du  12  mai  1859, 
il  disait  :  <<  Les  relations  de  la  Prusse  avec  la  diète  sont  une  maladie 
qu'a  faut  guérir  en  temps  opportun,  sinon  tôt  ou  tard  il  y  faudra 
appliquer  le  fer  et  le  feu.  n*Âu  commencement  de  1S59,  à  la  veille 
de  la  guerre  d'Italie,  il  voulait  que  la  Prusse,  au  lieu  de  menacer 
la  France,  se  tournât  au  contraire  contre  l'Autriche  et  profitât  de 
cette  situation  pour  réorganiser  l'Allemagne.  Il  exprima  piéme  si 
vertement  son  opinion  à  ce  sujet,  que  le  prince-régent  le  rappela 
de  la  diète,  toute  dévouée  à  l'Autricbe,  et  l'envoya  k  Saint-Péters- 
bourg. Il  y  resta  jusqu'au  printemps  de  1862.  A  cette  époque,  l'em- 
pereur des  Français  fit  savoir,  paraît-il,  qu'il  verrait  avec  plaisir 
M.  de  Bismarck  représenter  la  Prusse  à  Paris.  Après  six  mois  de  sé- 
jour dans  cette  capitale,  il  fut  rappelé  à  Berlin  en  septembre  pour 
diriger  le  ministère  dans  sa  lutte  mémorable  contre  la  chambre  des 
députés.  C'est  alors  qu'il  inaugura  cette  politique  témériûre  qui, 
sous  les  ^parences  d'un  conservatisme  outré,  ne  visait  à  rien 
moins  qu'à  réaliser  par  la  violence  le  programme  révolutionnaire 
de  18A8. 

Quel  était  le  but  de  la  politique  de  M.  de  Bismarck?  C'était 
évidemment  de  reprendre  les  projets  de  M.  de  Badowitz  et  de  con- 
duire la  Prusse  à  l'accomplissement  de  ce  qu'elle  considérait  comme 
sa  mission  historique.  Pour  cela,  il  fallait  d'abord  lui  donner,  au 
moyen  de  quelques  annexions,  une  meilleure  configuration  et  en- 
suite la  placer  à  la  tète  de  l'Allemagne  réorganisée.  Quant  au  pre- 
mier point,  Louis  Borne  avait  dit,  il  y  a  longtemps  déjà  :  u  La  Prusse, 
avec  ses  frontières  mal  faites  et  trop  longues,  ressemble  à  un  jeune 
homme  qui  porte  un  vêtement  trop  large;  mais  attendez,  il  le  rem- 
plira en  grandissant,  n  M.  de  Bismarck  avait  signalé  ce  vice  de  con- 
struction à  la  chambre  dès  les  premiers  jours  de  son  ministère,  et 
ce  défaut  devùt  être  bien  désagréable  pour  les  Prussiens,  puisqu'il 
a  choqué  même  le  goût  du  gouvernement  français,  ainsi  qu'il  a  pris 
soin  de  le  faire  savoir.  Quant  à  la  réorganisation  de  l'AUemagne, 
il  suffisait  de  mettre  en  branle  la  passion  unitaire. 

MÛ3,  pour  arriver  à  l'unité,  deux  systèmes  étaient  en  présence, 
celui  0  des  conquêtes  morales  »  et  celui  des  conquêtes  militaires. 
Les  ans  disaient  :  Que  la  Prusse  donne  l'exemple  de  toutes  les 
libertés,  et  aussitôt  les  autres  états  se  grouperont  autour  d'elle; 
leur  devise  était  :  Durch  Freiheit  zur  Einhett,  l'unité  par  la  liberté. 
Les  autres  prétendaient  qu'il  fallait  d'abord  vaincre  la  résistance 
des  souverains  hostiles  à  toute  réforme,  celle  de  l'Autriche  surtout; 
ce  n'est  que  par  l'unité  qu'on  arrivera  àla  liberté,  disaient-ils,  durch 
Einheit  zur  Freiheit.  Quant  à  M.  de  Bismarck,  il  ne  faisait  aucun 
mystère  de  ses  projets;  il  les  prodamùt  avec  une  forfanterie  si  la- 


îdoyGoo<^lc 


2i  HETCE    DES    DEUX    MONDES. 

pageuse  qu'elle  n'échappait  pas  alors  au  ridicule.  Quand  on  parlait 
de  conquêtes  morales,  il  haussait  les  épaules.  Ou  n'a  pas  oublié  ce 
passage  d'un  discours  prouoncé  en  octobre  1862  :  u  Ce  qui  importe 
à  l'Allemagne,  ce  n'est  pas  le  libéralisme  de  la  Prusse,  c'est  sa 
force.  Elle  doit  l'accroître  et  la  concentrer  pour  sfûsir  le  moment 
favorable  qu'on  a  déjà  laissé  échapper.  Nos  frontières  ne  sont  pas 
celles  diun  état  bien  constitué.  D'ailleurs  souvenez-vous  de  ceci, 
ce  n'est  point  par  des  discours  et  des  votes  que  se  décideront  les 
grandes  questions,  —  c'a  été  l'erreur  de  18Î8  et  de  1849  de  le 
croire;  —  ce  sera  par  le  fer  et  le  sang,  » 

Il  ne  suffisait  pas  de  tracer  ce  retentissant  programme  d'une  voix 
de  Jupiter  tonnant,  il  fallût  l'exécuter;  or  les  difficultés,  les  impossi- 
bilités même  semblaient  se  dresser  en  foule  contre  lui.  Dès  le  début, 
l'audacieux  ministre  se  trouvait  pris  dans  une  impasse.  Pour  rester 
au  pouvoir,  il  devait  s'appuyer  sur  le  parti  féodal  et  sur  le  roi,  qui 
voulait  obstinément  la  réorganisation  de  l'armée,  le  rêve  de  sa  vie. 
D'autre  part,  pour  conquérir  la  faveur  de  l'Allemagne,  il  devait 
gouverneravecl'appui  de  la  chambre,  et  celle-ci  ne  voulait  à  aucun 
prix  voter  le  projet  du  roi.  Pour  conjurer  le  conflit  qui  allut  entra- 
ver ses  projets  en  lui  enlevant  toute  chance  de  popularité,  il  essaya 
de  se  réconcilier  avec  l'opposition.  11  lui  présenta  un  jour,  au  sein  d'un 
comité,  un  rameau  d'olivier  cueilli  récemment  à  la  fontaine  de  Vau~ 
cluse  en  disant  :  u  J'ai  rapporté  ceci  d'Avignon  pour  le  présenter  au 
parti  populaire  comme  un  gage  de  paix,  mais  je  vois  que  le  moment 
n'est  pas  encore  favorable.  »  Ses  tentatives  demeurant  infructueuses 
de  ce  côté,  il  résolut  de  marcher  seul  en  avant  à  la  réalisation  de 
ses  projets.  Le  grand  obstacle  à  l'intérieur  était  l'Autriche,  qui, 
déjà  relevée  de  ses  échecs  en  Italie,  s'essayait  à  la  vie  constitution- 
nelle, et  qui,  soutenue  par  tous  les  conservateurs  catholiques  et 
protestans,  venait  d'enlever  à  l'influence  prussienne  même  la  Hesse 
et  le  Hanovre,  tenant  ainsi  toute  la  confédération  dans  sa  mùn. 
Pour  l'emporter  sur  un  si  formidable  adversàre,  il  fallait  d'abord 
une  puissante  armée,  ensuite  un  allié  sQr  et  enfin  sinon  la  compli- 
cité, au  moins  la  tolérance  des  grandes  puissances.  C'est  faute  d'a- 
voir réuni  ces  élémens  de  succès  que  M.  de  Badowitz  avait  miséra- 
blement échoué  en  1850;  maintenant  il  s'agissait  de  mieux  préparer 
le  terrain. 

Quant  à  l'armée,  M.  de  Bismarck  pouvait  s'en  fier  au  roi.  L'allié 
était  tout  indiqué,  c'était  l'Italie  et  peut-être  la  Hongrie  (1);  mais 

(1}  Fait  à  noter,  la  Hongrois  intelligens  étaient  Tavorables  à  l'iiniti^  germanique.  Le 
premier  écrivain  bongrois  de  ce  temps^i,  U.  te  baron  EStTfis,  aujourd'tiui  ministre  de 
l'instruclion  publique,  s'est  nettement  prononcé  en  ce  sens  dans  un  écrit  publié  avant 
les  deraiera  événement.  C'était  logique.  L'Autriche,  expulsée  do  l'Allem^ne,  devait 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


L  ALLEMAGNE   DEPUIS   LA   GUEIinE.  25 

pourrait-on  ameaer  le  roi  Guillaume  à  s'allier  avec  le  roi  Victor- 
Emmanuel  pour  attaquer  l'Autriche,  lui  qui  en  18&9  avait  été  à  la 
veille  de  s'aliter  à  l'Autriche  pour  combattre  Victor- Emmaouel?  11 
était  une  autre  âifQculté  bien  plus  menaçante.  Quelle  attitude  pren- 
draient les  gouvernemens  étrangers  quand  ils  verraient  renver- 
ser l'ancienne  diète  pour  y  substituer  un  lien  fédéral  plus  étroit? 
En  1847,  la  Suisse,  ayant  entrepris  une  réforme'  du  mfim^  genre, 
fut  menacée  d'une  intervention  européenne  dirigée  par  la  France 
libérale.  En  ISiS,  la  France  républicaine  refusa  de  recevoir  l'envoyé 
du  parlement  uoitaire  de  Francfort.  Enfin  en  1850  et  en  1851  la 
France  et  surtout  la  Bussie  s'opposèrent  énergiquement  à  toutes  les 
tentatives,  tant  de  la  Prusse  que  de  l'Autriche,  a-yaot  pour  but  de 
coDceatrer  les  forces  de  l'Allemagae  sous  une  direction  unique. 
Pouvùt-on  espérer  que  désonnais  elles  se  montreraient  favorables 
ou  du  moins  indifférentes  à  un  changement  qu'elles  avaient  tou- 
jours combattu?  La  seule  puissance  dont  on  n'avait  pas  à  craindre 
l'opposition  était  l'Angleterre,  et  c'était  précisément  celle-là  dont  il 
allait  talloir  provoquer  les  ressentimens  et  la  colère,  car,  pour  ac- 
quérir en  Allemagne  la  popularité  indispensable  à  l'exécution  de 
ses  projets,  la  Prusse  était  conduite  à  arracher  violemment  le 
Slesvig-Holstein  au  Danemark,  à  qui  l'Angleterre  avait  promis  sa 
protecUon.  Il  est  curieux  de  voir  comment  M.  de  Bismarck  parvint 
i  naviguer  au  milieu  de  tous  ces  écuetls,  dont  le  moindre  semblùt 
menacer  d'une  perte  certaine  la  barque  qu'il  dirigeait.  On  recon- 
naît les  procédés  de  Frédéric  II  :  nul  respect  incommode  pour  les 
trùtès  conclus  ou  les  afllrmations  récentes,  les  procédés  révolu- 
tionnaires mis  au  service  du  principe  monarchique,  une  vue  claire, 
une  appréciation  juste  de  la  situation,  une  exécution  rapide  et  vio- 
lente des  décisions  prises,  ne  jamais  attendre  que  les  didicultés 
s'amoncellent,  mais  les  dénouer  ou  les  balayer  en  marchant  dessus 
et  en  prenant  l'initiative  de  l'attaque,  beaucoup  de  perspicacité  et 
d'audace,  peu  de  scrupules  et  point  .d'hésitations,  précisément  ce 
qu'il  faut  pour  réussir  au  milieu  d'hommes  d'état  qui  ne  prévoient 
guère,  ignorent  ce  qu'ils  veulent  et  par  suite  hésitent  toujours. 

Le  point  principal  était  d'obtenir  que  la  France  tolérât  l'hégé- 
monie prussienne  et  l'unité  allemande.  M.  de  Bismarck  avùt  com- 

l'ippoyer  «nr  la  Hongrie  en  lui  readant  la  libertù;  victorieuse  en  Allemagne,  elle  ne 
cMait  HeD  aoi  Boiigrois.  C'est  pour  ce  motif  que  les  Magyars  ne  se  «ont  guère  affligé» 
ie  b  défaite  des  armées  impériales.  Aiment-ils  pour  cela  la  Prusse,  comme  on  l'a  fait 
dire  à  H.  de  WertherT  Pas  précisément,  car  la  reconnaissance  pour  les  services  rendus 
n'est  poiDt  une  vertu  h  l'usage  des  peuples.  Ils  se  souTieoaent  à  peine  des  évéoemens 
data  Teillei  —  M  sommn.aous  pas  comme  eui7  —  et  n'agissent  que  d'après  les  sen- 
tlmeni  et  les  situations  du  moment.  Il  est  puéril  de  se  faire  illusion  à  cet  égard. 


■iptizedOyGoO<^lc 


26  IIËVUE    DES    DEUH    MUNDES. 

pris  depuis  longtemps  qu'il  fallait  s' appuyer  sur  l'alliance  française. 
En  1859,  il  conseilla  de  soutenir  la  France  pendant  sa  campagne  au- 
delà  des  Alpes.  En  1860,  quand  l'empereur  des  Français  rencontra  le 
régent  de  Prusse  à  Baden,  M.  de  Bismarck  quitta  Saint-Pétersbourg 
pour  engager  Guillaume  l"  à  s'entendre  franchement  avec  Napo- 
léon m,  afin  de  faire  pour  l'Allemagne  ce  que  Cavour  avait  fait 
pour  l'Italie.  Le  régent  oe  s'était  pas  encore  élevé  à  la  hauteur  de 
cette  politique  nouvelle  :  il  persistait  à  rêver  honnêtement  n  les 
conquêtes  morales.  »  Aussi  repoussa-t-il  le  tentateur  qui  lui  offrait 
la  couronne  d'Allemagne,  et,  pour  rassurer  les  petits  princes,  très 
épouvantés  des  combinaisons  qu'on  pouvait  machiner  dans  un  téte- 
à-tëte,  il  décida  qu'il  ne  verrait  l'empereur  des  Français  qu'en  pré- 
sence des  autres  souverains.  Étrange  défiance  I  il  semblait  que  deux 
potentats  ne  pussent  se  rencontrer  sans  comploter  dans  l'ombre  la 
ruine  de  leurs  confrères. 

H.  de  Bismarck  fut  accusé  dans  les  journaux  allemands  de  travûl- 
1er  à  Saint-Pétersbourg  à  une  triple  alliance  qui  permettrût  à  la 
Prusse  de  s'arrondir  en  Allemagne  moyennant  une  compensation 
pour  la  France  sur  le  Rhin.  Il  ne  semble  pas  qu'il  ait  été  jusqu'à 
parler  de  cessions  territoriales  (1);  mais  il  est  certain  que  pendant 
sa  mission  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Paris  il  s'occupa  sans  relâche 
'  à  capter  la  faveur  de  la  Russie  et  de  la  France.  Ce  n'est  que  plus 
tard,  à  Biarritz,  que,  devenu  premier  ministre,  il  put  arriver  à 
cette  entente  parfaite  avec  Napoléon  III  dont  son  modèle  Cavour 
lui  avait  donné  l'idée.  Il  saisit  l'orxiasion  que  son  souvenûn  avait 
laissé  échapper  à  Baden.  N'y  eut-il  qu'un  échange  d'idées  géné- 
rales et  de  prévisions  théoriques,  ou  arrîva-t-on  à  un  résultat  plus 
pratique  et  à  des  promesses  réciproques?  Les  plages  de  la  baie  de 
Biscaye  ne  nous  ont  encore  rien  révélé  des  entretiens  où  se  discutait 
certainement  le  prochain  avenir  de  l'Europe.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
ministre  prussien  était  certain  de  s'avancer  sur  un  terrain  bien  pré- 
paré pour  la  réalisation  de  ses  hardis  projets. 

En  effet,  l'alliance  avec  la  Prusse  était  une  idée  napoléonienne. 
Déjà  Napoléon  I*'  avùt  voulu  agrandir  la  monarchie  de  Frédéric  II 
pour  l'interposer  comme  un  rempart  entre  l'Occident  et  la  Russie. 

(I)  Dans  une  lettre  k  un  nml,  datée  de  Saint-Pétersbourg, îi  aoAt  18C0,  M.  de  Bi»- 
inarcli  écrit  ce  qui  suit  :  <t  l'apprends  par  des  bonapartistes  que  la  presse  allemaude  a 
entrepris  une  campagne  de  dlOamation  systématique  contre  ma  personne.  l'aurais  ap- 
puyé ouvertement  des  cooibioaisoDS  franco-russes  qui  nous  auraient  permis  de  ddui 
arrondir  à  l'intérieur  moyennant  cession  des  bords  du  Rhin;  je  serais  un  second  Bor- 
ries,  etc.  Je  paie  mille  rrédirice  d'or  à  celoi  qui  pourra  prouver  qoe  jamais  de  sem- 
blables oltns  m'aient  été  faites  par  n'importe  qui.  Je  n'ai  Jamais  songé  i  nous  apptiyer 
que  sur  nons-memes,  et,  en  cas  de  guerre,  sur  les  forces  nationales  de  toute  l'Alle- 
magne. > 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


L  ALLEH&GNE    DEPUIS   LA    GUERBE.  •  27 

Ea  1850,  au  moment  où  Frédéric -Guillaume  était  sur  le  point 
d'engager  la  guerre  avec  l'Autriciie  pour  défendre  la  confédéra- 
tion d'Erfnrt  et  sauver  l'bouneur  de  son  pays,  le  président  Louis- 
Napoléon,  représenté  à  Berlin  par  un  de  ses  conûdehs,  offrait,  con- 
trairement à  l'avis  de  son  ministère,  de  soutenir  la  Prusse  dans 
l'espoir  d'obtenir  pour  la  France  quelque  accroissement  territorial. 
Le  Toyage  de  Baden  en  1860  avait  été  inspiré  évidemment  par  le 
dé^r  de  s'entendre  avec  la  puissance  dont  l'attitude  avait  décidé 
la  paix  trop  hâtive  de  Villafraoca.  L'empereur  Napoléon  depuis  son  , 
arrivée  au  pouvoir,  M.  de  Bismarck  depuis  son  séjour  à  Francfort 
avaient  toujours,  chacun  de  leur  côté,  nourri  la  même  idée.  Se 
rencontrant,  ils  devaient  aisément  s'entendre.  La  situation  de  l'Al- 
lemagne contribuait  aussi  à.  amener  ce  résultat. 

Le  besoin  de  réforme  et  d'unité  y  était  universel  et  menaçait  de 
provoquer  une  crise  décisive.  La  confédération  n'était  plus  qu'un 
diamp  clos  où  la  Prusse  et  l'Autriche  se  disputaient  la  suprématie. 
En  1863,  à  Francfort,  l'empereur  François-Joseph,  entouré  de  tous 
les  princes  de  l'Allemagne,  avait  semblé  sur  le  point  de  ressaisir  le 
sceptre  de  Barberousse  et  de  réduire  la  Prusse  à  un  isolement  aussi 
complet  que  du  temps  de  Schwarzenberg.  Gomme  aux  conférences 
de  Dresde,  il  voulut  se  faire  garantir  tous  ses  territoires  et  entrer 
dans  l'union  allemande  avec  tous  ses  peuples.  C'était  toujours 
l'empire  aux  70  millions  d'âmes  qui  reparaissait,  et  en  effet  c'é- 
tait pour  l'Autriche  une  question  de  vie  ou  de  mort.  Elle  devait 
arriver  à  avoir  toute  l' Allemagne  dans  sa  main  pour  contenir  les 
Italiens,  les  Hongrois  et  les  Slaves,  sinon  il  ét^t  évident  que  la  Vé- 
nétie  irait  à  l'Italie  et  que  les  autres  races  reconquerrûeot  leur  an- 
tigne  autonomie.  Puisque  l'empereur  Napoléon  devait  choisir  entre 
la  Prusse  et  l'Autriche,  était-il  possible  qu'il  inclinât  vers  une  pub- 
sance  qui  représentait  alors  l'ultramontanisme  et  l'ancien  régime, 
qui  menaçait  l'intime  alliée  de  la  France,  l'Italie,  et  qui  aurait  em- 
ployé les  forces  allemandes  à  maintenir  sous  le  joug  d'un  despotisme 
abhorré  ses  populations  diverses,  mûres  déjà  pour  la  liberté,  dont 
elles  trouvment  d'ailleurs  les  titres  dans  leurs  constitutions  héré- 
ditaires? L'empereur  des  Françws,  ayant  entrepris  de  fonder  l'unité 
italienne  par  le  Piémont,  était  forcément  amené  à  laisser  faire  l'u- 
nité germanique  par  la  Prusse.  Ayant  encouragé  Cavour,  il  ne  pou- 
vait repousser  M.  de  Bismarck.  Les  événemens  s'enchaînent  en  réa- 
lité avec  une  conséquence  logique  aussi  serrée  que  les  termes  d'un 
théorème  mathématique.  Si  l'on  ne  veut  pas  de  telles  ou  telles  con- 
clusions, il  faut  se  garder  de  poser  les  prémisses  qui  doivent  infail- 
liblement y  conduire.  Sadowa  n'est  que  le  second  acte  de  Solferino. 
La  Prusse,  assurée  de  la  neutralité  bienveillante  de  la  France  et 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


REVL'E    DES    DECX    HO>DtS. 


peut-être  de  son  concours  dans  certaines  éventualités  et  moyen- 
nant certaines  compensations,  n'avait  plus  à  redouter  que  la  Russie 
renouvelât  l'opposition  décidée  et  menaçante  apportée  en  1S&6  par 
l'empereur  Nicolas  aux  entreprises  de  Frédéric-Guillaume  en  Alle- 
magne et  dans  ïe  Slesvig.  L'alliance  russe  est  une  tradition  de  fa- 
mille pour  les  HobenzoUem  depuis  1S1&.  Pendant  la  guerre  de 
Crimée,  la  Prusse  seule  n'av^t  point  menacé  la  Russie.  Enfin  ré- 
cemment M.  de  Bismarck  venait  de  rendre  k  son  puissant  voisin 
'  un  service  signalé  en  rompant  la  triple  alliance  formée  un  moment 
entre  la  France,  l'Angleterre  et  l'Autriche  pour  reconnaître  la  Po- 
logne, et  le  prince  Gortcbakof  n'ignorait  pas  ce  qu'il  devait  à  son 
fidèle  ami  de  Berlin  (1).  Celui-ci  de  son  cdté  savait  qu'il  pouvût 
compter  sur  l'amitié  des  Busses  fraîchement  retrempée  dans  le  sang 
polonais. 

Restait  le  Slesvig-Holstetn,  qu'on  ne  pouvîut  lâcher  sans  s'aliéner 
définitivement  l'Allemagne,  et  qu'on  ne  pouvait  prendre  sans  ris- 
quer une  guerre  avec  l'Angleterre.  On  sait  comment  M.  de  Bismarck 
se  joua  amicalement  de  lord  Bussell  et  entraîna  l'Autriche  à  une 
œuvre  inique  dont  elle  ne  pouvait  retirer  aucun  profit.  11  est  diffi- 
cile de  rencontrer  plus  d'aveuglement  exploité  avec  plus  de  décision 
et  d'audace.  Le  ministre  prussien,  et  c'est  peut-être  sa  principale 
force,  fait  reposer  ses  combinaisons,  non  sur  les  volontés  chan- 
geantes et  l'humeur  fantasque  des  hommes,  mais  sur  l'accord  des 
intérêts  et  sur  la  nécessité  des  situations.  11  prévit  que,  même  pouç 
sauver  le  Danemark,  l'Angleterre  ne  s'allierait  pas  à  la  France  dans 
une  guerre  contre  l'Allemagne.  Afin  d'intervenir  en  cas  de  besoin 
sur  le  continent,  elle  a  impérieusement  besoin  des  armées  alle- 
mandes. L'annexion  de  Nice  et  de  la  Savoie  lui  avait  été  assez  indif- 
férente, mais  lui  avïiit  fait  craindre  d'autres  rectifications  de  ter- 
ritoire qui  lui  auraient  été  plus  désagréables.  Elle  ne  pouvait  donc,  à 
moins  de  rendre  celles-ci  inévitables,  attaquer  la  Prusse.  C'est  pour- 
quoi, sûr  de  l'impunité,  M.  de  Bismarck  a  pu  s'avancer  vers  l'unité 
allemande  sur  le  corps  du  Danemark,  et  c'est  pour  le  même  motif 
qu'on  a  vu  les  Anglais,  après  avoir  donné  carrière  h  l'expression  de 
lapins  violente  indignation,  se  retourner  brusquement  après  Kœ- 
nigsgraetz  et  applaudir  à  la  constitution  d'une  Allemagne  assez  forte 
pour  n'avoir  plus  à  payer  la  tolérance  des  autres  puissances  d'un 
prix  qui  eût  paru  à  l'Angleterre  une  atteinte  à  sa  propre  sécurité. 
Nous  venons  de  voir  les  circonstances  qui,  de  1S63  à  1866,  ont 

',!)  Ces  élrangci  compIleaUons  de  la  polEtique  contemporaiiio  ont  Hé  racontées  de 
iDiùn  do  maure  par  H.  Klaciko  dans  soi  instructifs  ardcles  intitulés  t  Deux  Négocia- 
tions diplomatique*.  Voyeî  le»  n°'  des  15  septembre,  1"  octobre  1861,  1"  Janvier, 
1"  avril,  15]u1ll«,  lH  août  1865. 


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l'alleuagne  depuis  la  guerre.  29 

préparé  le  triomphe  du  mouvement  unitaire.  D'insurmontables  ob- 
siades  semblaient  le  rendre  impossible  ou  très  éloigné  encore  :  un 
souille  favorable  les  a  sucÉessîvement  écartés.  Fala  viam  inventent, 
s'écriait  H.  de  Badowitz  dans  un  de  ces  éloquens  écrits  où  il  cher- 
chait les  moyens  de  reconstituer  l'Allemagne,  sans  pouvoir  les  trou- 
ver ou  sans  oser  les  dire.  11  eût  sans  doute  été  très  étonné  de  voir 
ceui  que  son  successeur  a  mis  en  œuvre  pour  arriver  au  but  qu'il 
avait  entrevu.  Le  résultat  aurait-il  pu  être  autre  qu'il  n'a  été? 
les  observateurs  sagaces  (1)  croient  que  l'Autriche  devait  toujours 
finir  par  succomber  devant  l'entente  infûUible  des  aspirations  uni- 
taires de  l'Italie  et  de  l'Allemagne.  Sans  les  scrupules  du  prince 
régent,  ce  qui  est  arrivé  en  1866  serait  arrivé  en  18E>9.  11  s'en  faut 
donc  que  ce  soit  le  hasard  qui  ait  tout  décidé.  II  n'était  pas  possible 
que  l'Allemagne  de  Luther,  de  Kant,  de  Lessing,  de  Goethe,  accep- 
lAt  la  direction  de  cet  empire,  qui,  livré  aux  jésuites  depuis  la 
guerre  de  trente  ans,  avait,  sous  la  main  de  Metternich,  étouflé  pen- 
dant un  demi-siécle  dans  l'Europe  entière  toute  tentative  libérale, 
et  qui  venait,  par  un  concordat  récent,  de  sacrifierjusqu'auxloisde 
Joseph  II  aux  exigences  ultramontaines.  Certes  les  amis  de  la  liberté 
doivent  appuyer  de  leurs  vœux  les  efforts  que"  fait  l'Autriche  ac- 
tuelle pour  échapper  aux  influences  morbides  qu'un  long  passé 
d'obscurantisme  a  fait  peser  sur  elle;  mais  l'Autriche  qui  ne  vou- 
lait régner  en  Allemagne  que  pour  asservir  la  Hongrie  et  l'Italie, 
pour  tout  soumettre  à  la  domination  du  clergé,  ne  devait  pas,  ne 
pouvait  pas  triompher.  Il  est  remarquable  de  voir  comment  s'écrou- 
lent partout  les  institutions  d'ancien  régime,  et  comment  échouent 
les  entreprises  qui  ont  pour  but  de  les  soutenir.  Malbeur  à  ceux 
qui  y  mettent  la  main,  tout  tourne  contre  eux;  la  fatalité  les  pour- 
suit et  les  accable.  Tout  réussit  au  contraire  à  ceux  qui  marchent 
dans  le  sens  des  idées  nouvelles.  Celui  qui  descend  le  cours  d'un 
fleuve  finit  toujours  par  arriver  malgré  ses  fausses  manœuvres; 
maii  celui  qui  prétend  le  remonter,  dès  qu'il  se  lasse  ou  gouverne 
mal,  est  rejeté  en  arrière  et  poussé  sur  les  écueils. 

Résumons  en  quelques  mots  ce  qui  précède.  Le  mouvement  uni- 
taire de  l'Allemagne  a  sa  source  dans  les  souvenirs  de  l'ancien  em- 
pire germanique,  dans  la  communale  de  la  langue,  des  mœurs,  des 
aspuntions;  il  a  été  préparé  par  la  littérature,  la  poésie  et  le  travail 

(I)  Il  est  inlércMant  de  lire  ï  ce  sujet  un  livre  publié  araot  la  guerre  pu  un  inembro 
du  parlement  anglais,  H.  Grant  HaB.  Dans  ses  Studiei  in  European  poUtio,  l'œuvre 
d'un  homme  d'étai  parfaitement  Informé  et  étonnamment  clairroyant,  il  arrive  à  cette 
rontliuion,  que  par  la  pai)  ou  pur  la  guerre  la  Pnuse  et  Tltalie  devaient  arriver  à  leurs 
tui.  •  Htme  des  victoires  signalées  de  l'Autriche  ne  po^rr^loui,  liisaii-il,  changer  le 
rimltat  Hnal,  parce  qu'il  est  amcnf  par  la  force  des  choses.  « 


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30  BEVUE  DES  DEUX   MONDES. 

des  universités;  récemment  il  s'est  transformé  eu  passion  fébrile  et 
en  besoin  de  réforme  immédiate,  quand  l'insécurité  des  relations 
extérieures  et  la  guerre  éclatant  de  divers  côtés,  tantôt  à  l'ouest, 
tantôt  au  sud,  tantôt  au  nord,  ont  fait  craindre  aux  Allemands  que 
leur  patrie,  morcelée  entre  trente  dynasties  ayant  chacune  ses  in- 
térêts, ses  vues  et  ses  entralnemens  particuliers,  ne  trouvât  point 
dans  son  organisation  politique  et  militaire  la  garantie  de  son  indé- 
pendance et  de  son  intégrité  territoriale.  Ce  mouvement  a  en  l'an 
dernier  cette  bonne  fortune  d'être  appuyé  par  l'Italie  sur  les  champs 
de  bataille,  favorisé  par  la  France  dans  le  mystère  des  combinaisons 
diplomatiques,  toléré  par  la  Russie,  enfin  chaudement  acclamé  par 
l'Angleterre  après  son  éclatant  succès.  C'est  ainsi  qu'il  a  abouti  & 
l'établissement  de  la  confédération  du  nord,  dont  il  nous  reste  à 
examiner  la  constitution  et  les  chances  d'avenir. 


m. 

La  confédération  de  l'Allemagne  du  nord  s'est  fondée  l'an  dernier 
en  vertu  du  traité  de  Prague.  C'est  la  réalisation  de  l'idée  que  Fré- 
déric-Guillaume avait  ébauchée  à  Erfurt  en  1850.  Au  mois  de  fé- 
vrier de  cette  année,  une  assemblée  nommée  par  le  suffrage  uni- 
versel direct  s'est  réunie  à  Berlin,  et  de  ses  délibérations  est  sortie 
une  constitution  dont  il  importe  de  connaître  les  dispositions.  Elle 
a  élé  bâclée  assez  lestement,  parce  que  M.  de  Bismarck  avait  dit  en 
son  style  imagé  qu'il  fallait  que  l'Allemagne  fût  «  mise  en  selle  avant 
le  18  août.  1)  EHe  l'était  bien  longtemps  avant  cette  date  fatidique, 
car  dès  le  mois  d'avril  tous  les  articles  étment  votés. 

Les  états  allemands  au  nord  du  Mein  forment  maintenant  une 
fédtration  dont  le  lien  est  presque  aussi  étroit  que  celui  qui  réunit 
les  cantons  de  la  Suisse  ou  les  états  de  l'Uoion  américaine.  Comme 
dans  ces  républiques  fedératives,  chaque  pays  conserve  et  modifie 
à  son  gré  ses  lois  politiques  et  civiles.  Il  n'est  soumis  h.  l'autorité 
centrale  qu'en  ce  qui  concerne  les  objets  d'intérêt  commun,  pour 
lesquels  la  sécurité  et  la  prospérité  nationales  réclament  une  direc- 
tion unique.  Ces  objets  sont  l'armée,  les  douanes  et  les  impôts  indi- 
rects, les  monnaies,  les  banques,  les  poids  et  mesures,  les  breveta 
et  la  propriété  intellectuelle,  le  commerce,  la  marine,  les  postes, 
les  chemins  de  fer  et  les  télégraphes,  le  droit  pénal  et  commercial, 
les  mesures  sanitaires.  Tout  citoyen  de  la  confédération  jouit  dans 
chaque  état  où  il  se  transporte  de  tous  les  droits  de  l'iodigénat. 
Comme  aux  États-Unis,  le  pouvoir  législatif  est  exercé  par  deux 
chambres,  l'une,  le  conseil  fédinil  [Bundesrath),  représentant  les 


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l'alleuagke  depuis  lk  guebbe.  3f 

différens  états,  l'autre,  le  parlement  [Reicfisralh),  représentant  le 
pays  tout  entier.  Le  vote  concordant  de  ces  deux  assemblées  suffit 
pour  la  confection  d'une  loi.  Les  membres  du  conseil  fédéral,  au 
nombre  de  â3,  sont  nommés  par  les  gouvernemens  des  dilTërens 
états.  La  Prusse  est  loin  d'y  être  représentée  en  raison  de  sa  popu- 
lation, car  elle  n'a  que  17  voix  pour  ses  25  millions  d'habitans;  les 
5  millions  des  autres  états,  disposant  de  26  voix,  ont  une  majorité 
écrasante.  Les  conditions  d'élection  des  membres  de  la  chambre 
basse  ont  de  quoi  effrayer  tout  autre  que  le  plus  intrépide  démo- 
CTate;  ils  sont  nommés  par  le  suffrage  universel  direct  au  scrutin 
secret,  et  en  Allemagne  les  gouvernemens  n'ont  pas  encore  appris 
l'art  de  laire  réussu*  les  candidatures  administratives.  Déjà  quelques 
députés  ont  été  élus  récemment  comme  les  représentans  exclusifs 
des  classes  ouvrières.  Le  parlement  jouit  des  droits  que  la  tradition 
des  pays  libres  a  fait  considérer  comme  nécessaires  à  l'exercice  de 
sa  misâon.  Il  vote  annuellement  le  budget.  II  ne  peut  être  ajourné 
pour  plus  de  trente  jours,  ni  dissous  sans  que  des  élections  nou- 
velles aient  lieu  dans  les  deux  mois.  Tous  les  trois  ans,  il  est  sujet 
à  on  renouvellement  intégral.  Aucune  entrave  n'est  apportée  à  sa 
liberté  d'action  :  il  possède  le  droit  illimité  d'adresse,  d'interpel- 
lation, d'amendement  et  même  d'initiative  en  fait  de  lois.  Enfin, 
condition  essentielle  d'un  régime  vraiment  constitutionnel,  il  a 
devant  lui  un  ministre  responsable,  le  chancelier  fédéral  {Bundcs- 
kamier). 

Le  pouvoir  exécutif  appartient  à  la  présidence  fédérale  [Bundes-^ 
prœsidium),  laquelle  est  déférée  à  la  couronne  de  Prusse.  C'est  par 
ce  point  que  la  constitution  nord- allemande  se  distingue  de  celles 
des  républiques  fédératives,  avec  lesquelles  elle  a  plus  d'un  rap- 
port, et  se  rapproche  au  contraire  de  celle  d'un  royaume  unitaire  en 
voie  de  formation.  Ce  n'est  pas  que  les  pouvoirs  de  la  présidence 
soient  exorbitans  :  ils  sont  moins  étendus  que  ceux  du  président  de 
rOnion  américaine;  mais  ce  qui  parait  singulier,  et  ce  qui  était  iné- 
vitable, c'est  qu'ils  soient  attribués  au  souverain  héréditaire  de  l'un 
des  états  de  la  confédération,  lequel  devient  ainsi  le  suzerain  de 
tous  les  autres  princes,  réduits  à  la  condition  de  grands  vassaux 
comme  au  moyen  âge,  11  n'en  pouvait  être  autrement,  si  l'on 
voulait  fonder  un  état  fédératif,  car  la  Prusse  exigeiùt  absolument 
l'hégémonie.  C'est  pour  ce  motif  que  le  parlement  de  Francfort  lui 
avait  décerné  la  couronne  impériale.  Le  président,  c'est-à-dire  le 
roi  de  Prusse,  représente  la  confédération  dans  ses  relations  inter- 
nationales; il  déclare  la  guerre,  fait  la  paix,  signe  les  traités,  con- 
voque la  diète,  publie  les  lois  fédérales  et  en  surveille  partout  l'exé- 
cution par  des  fonctionnaires  spéciaux;  il  désigne  le  chancelier 


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32  BËVt'E   DES   DEUX   UO»DES.     , 

fédéral,  commande  l'armée  et  la  mîtriue  fédérales,  détermine  la 
composition  des  corps,  nomme  les  commaadans  en  chef,  ceux  des 
forteresses  et  ceux  qui  ont  sous  leurs  ordres  plusieurs  conttngeosr 
Il  nomme  aussi  les  employés  supérieurs  des  postes  et  des  télé- 
graphes. 

C'est  surtout  à  l'armée  qu'un  a  voulu  donner  une  forte  oi^ani- 
sation  unitaire.  Tout  citoyen  de  la  confédération  est  tenu  au  ser- 
vice militaire  sans  pouvoir  se  faire  exempter.  Ce  service  est  de  sept 
ans  dans  l'armée  permanente,  —  dont  trois  sous  les  drapeaux,  —  et 
de  cinq  ans  dans  la  landwehr.  Jusqu'à  la  (in  de  1871,  le  chiffre  de 
présence  en  temps  de  paix  est  fixé  à  un  pour  cent  de  la  population, 
et  les  états  particuliers  sont  tenus  de  verser  dans  la  caisse  fédérale 
225  thalers  (8A3  fr.  75  cent.)  par  homme  (1).  Après  cette  période 
de  transition,  le  budget  fédéral  et  l'elTectif  de  l'armée  seront  fixés 
par  voie  de  législation  fédérale.  Tous  les  contingens  ne  forment 
qu'une  seule  armée;  ils  portent  l'uniforme  prussien  et  sont  soumis 
&  tous  les  rëglemens  en  usage  en  Prusse.  Le  budget  des  recettes 
est  formé  du  produit  net  des  douanes,  des  impôts  de  consommaUoD 
et  des  postes,  et,  en  attendant  que  d'autres  taxes  fédérales  aient  été 
introduites,  de  versemens  opérés  par  chaque  état  en  proportion 
du  chiffre  de  la  population.  La  constitution  est  du  reste  susceptible 
de  perfectionnement.  Elle  peut  être  modifiée  par  la  législature  or- 
dinaire, si  ses  décisions  sont  ratifiées  par  les  deux  tiers  des  mem- 
bres du  conseil  fédéral.  C'est,  il  faut  l'avouer,  une  méthode  très 
expéditive  et  qui  ouvre  une  large  porte  au  progrès.  Le  dernier  ar- 
ticle est  important,  il  parle  des  rapports  de  ta  confédération  du 
nord  avec  les  états  du  sud.  «  Ils  seront  réglés,  dit-il,  par  des  trai- 
tés qui  seront  soumis  au  parlement.'»  Le  paragraphe  suivant  porte  : 
H  L'entrée  des  états  du  sud  ou  de  l'un  d'eux  dans  la  confédération 
a  lieu  par  décision  fédérale,  sur  la  proposition  du  président  fédé- 
ral. »  Cette  stipulation  finale  est  en  opposition  avec  l'interprétation 
qu'on  donne  assez  généralement  à  l'article  iv  du  traité  de  Prague; 
mais  il  faut  remarquer  que  cette  interprétation,  comme  nous  le 
verrons,  n'est  nullement  admise  en  Allemagne. 

Ce  qui  donne  à  la  constitution  nord-altemande  un  caractère  très 
particulier  et  conforme  à  l'espril  de  notre  temps,  c'est  la  place 

(t)  Le  budget  téàéT»\  soamli  réceminent  au  ptrlenient  porte  co  dispenses  ordiasire* 
et  extraordinsires  73,15S,943  thalen,  dont  Ge,tt7,!>73  thsien  (2IO,OG:),)-D7  fr.)  pour 
rarmép,  ce  qui  pour  un  effectif  de  paix  d'environ  300,000  hommes  est  citrCmcineDt 
peu.  L'effectif  de  i;uerre,  réserTes  et  garoiFons  comprises,  est  estimé  à8[l2,l{l  hommes, 
3ï,653  officiers,  SOO.DSS  cbevaux  et  1,054  canons.  L'ariDde'  de  campagne  dépsEiseniit 
600,000  hommei.  L'énorme  avantage  du  système  prussien  est  de  pouvoir  disposer,  eu 
ca*  de  iKaoiD,  d'une  Torce  défenslTO  très  sérieuse,  tout  en  ayant  sur  pied  de  paii  un 
efTeciif  très  réduit  et  entretenu  avec  une  remarquable  liconomle. 


îdOyGoOf^lc 


L  ALLEMAGNE   DEPUIS   LA  GOERBE.  33 

prédominante  qu'y  occupe  le  règlement  des  intérêts  matériels.  On 
croindt  tire  les  statuts  d'une  société  industrielle  plutôt  que  le  pacte 
fondamental  d'une  fédération  poli^que.  On  n'y  dit  pas  un  mot  des 
droits  de  l'homme;  mais  tout  ce  qui  touche  aux  consulats,  aux 
douanes,  aux  télégraphes,  aux  chemins  de  fer,  est  réglé  jusque 
dans  le  dernier  détail.  Le  parlement  veillera,  par  exemple,  à  ce  que 
l'unité  soit  introduite  Jusque  dans  les  tarifs  des  voies  ferrées,  qui 
devront  être  administrées  comme  un  réseau  unique,  de  façon  à 
faciliter  le  transport  des  hommes  et  des  marchandises  à  grande 
distance  par  la  réduction  des  prix  aux  plus  extrêmes  limites.  Ces 
stipulations  peuvent  paraître  vulgaires  et  indignes  de  figurer  dans 
la  constitution  d'une  grande  nation.  Elles  ont  pourtant  leur  impor- 
tance. 11  ne  suffit  pas  de  décréter  l'unité;  pour  qu'elle  devienne 
one  réalité  vivante  et  durable,  il  faut  que  des  intérêts  communs 
relient  ensemble  les  diverses  parties  de  l'Allemagne,  et  rien  n'est 
plus  propre  à  établir  un  lien  pareil  que  les  communications  fré- 
quentes, journalières,  des  hommes  et  l'échange  rapide  de  leurs  pro- 
duits. C'est  l'union  douanière  qui  a  préparé  l'unité  politique;  la 
confédération  allemande  est  sortie  du  Zollverein.  En  voyant  l'Alle- 
magne si  occupée  maintenant  de  soins  matériels,  on  dirait  que, 
fatiguée  de  ses  longues  et  brillantes  spéculations  métaphysiques, 
elle  est  pressée  de  descendre  sur  la  terre  pour  y  conquérir  sa  place 
en  s' adonnant  avec  ardeur  aux  arts  industriels.  Qu'elle  se  rassure 
d'ailleurs  :  pour  y  parvenir,  le  temps  consacré  aux  sciences  n'aura 
pas  été  perdu. 

La  constitution  nouvelle  donnera- t-elle  à  l'Allemagne  la  sécurité 
intérieure  et  extérieure  qu'elle  poursuivait  avec  une  si  fiévreuse 
impatience?  Elle  a  pourvu  à  la  défense  du  territoire  en  mettant 
sons  un  commandement  unique  toutes  les  forces  dont  elle  peut  dis- 
poser et  en  se  soumettant  à  cette  dure  obligation  du  service  mili- 
Udre  imposé  à  tous.  Quant  aux  dissensions  intérieures,  aux  guerres 
d'état  à  état,  elles  sont  devenues  impossibles  dans  le  sein  de  la 
confédération.  Les  souverains  ont  été  désarmés,  et  toute  puissance  de 
mal  {aire  sous  ce  rapport  leur  a  été  enlevée.  Les  peuples  n'ont  plus' 
i  cnûadre  de  guerre  civile  suscitée  par  des  rivalités  dynastiques  : 
l'exécution  fédérale  y  mettrait  bon  ordre.  Le  danger  viendra  d'ail- 
leurs. La  constitution  met  en  présence  le  président  fédéral,  qui  est 
un  roi  héréditaire,  imbu  peut-être  d'idées  absolutistes,  et  un  par- 
lement élu  d'après  le  mode  le  plus  démocratique  qui  se  puisse  con- 
cevoir. Si  l'on  voit  une  lutte  à  mort  éclater  entre  le  président  des 
États-Unis  et  le  congrès,  nommés  tous  deux  par  le  peuple,  ne  laut- 
U  pas  redouter  ici  un  conflit  entre  deux  forces  appartenant  évidem- 
ment à  deux  mondes  différens?  Les  occasions  peuvent  manquer 

Ton  Lnn.  —  1867.  3 


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SA  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quelque  temps,  parce  que  les  quesUoDs  les  plus  délicates  sont  ré- 
servées aux  lëgi^tures  particulières;  mus  il  reste  une  matière  bien 
grave  et  qui  a  donné  Ûeu  eo  Prusse  à  un  conflit  constitutionnel 
gui,  sans  les  événemens  de  l'an  dernier,  durerait  encore  :  l'organi- 
sation de  l'armée  et  le  budget  de  la  guerre.  Aussi  longtemps  que 
l'Allemagne  se  croira  menacée,  elle  sera  prête  à  tous  les  sacrifices 
d'hommes  et  d'argent  nécessùres  k  sa  défense;  mais,  quand  par 
quelque  faveur  céleste  la  paix  sera  assurée,  elle  voudra  appliquer 
ses  ressources  aux  travaux  de  l'industrie,  et  alors  le  souverùn  qui 
d'un  mot  peut  mettre  en  mouvement  un  million  de  baïonnettes  con- 
sentira-t-il  à  une  diminution  des  dépenses  militaires,  et  sa  volonté 
'  cédera-t-elle  devant  celle  d'une  assemblée  de  bourgeois  qui  n'ont 
pour  armes  que  leur  droit  et  leur  parole? 

Parmi  les  dispositions  de  la  constitution  allemande,  il  en  est  une 
sur  laquelle  je  voudrûs  appeler  l'attention,  parce  qu'elle  peut  être 
de  mise  dans  tout  pays  dont  les  institutions  sont  démocratiques.  Le 
parlement  du  nord  ne  compte  que  297  députés.  Aux  États-Unis,  les 
représentans  ont  toujours  été  moins  nombreux  encore,  et  le  légis- 
lateur a  pris  soin  que  leur  nombre  n'augmentât  pas  aussi  nte  que 
celui  de  la  population.  Cette  mesure  est  fondée  sur  la  connûssance 
profonde  des  conditions  dans  lesquelles  une  assemblée  peut  le 
mieux  remplir  sa  mission.  Dans  une  très  grande  réunion,  un  homme 
.même  très  éminent,  s'il  a  la  voix  faible,  a  peu  de  chance  d'être 
écouté,  tandis  qu'un  orateur  doué  d'une  voix  sonore  pourra  faire 
entendre  jusqu'à  des  lieux  communs  creux,  mms  reteotissans,  et 
uns!  la  puissance  des  poumons  l'emportera  sur  la  force  de  l'esprit. 
Une  assemblée  nombreuse  a  toujours  les  instincts  de  la  foule.  Or 
la  foule  est  soumise  à  des  impressions  communicatives,  soudùoea, 
magnétiques.  Ce  qui  a^t  sur  elle,  c'est  le  langage  des  passions, 
tantêt  généreuses  et  pures,  tantdt  désordonnées  ou  aveugles.  Elle  a 
horreur  des  tempéramens,  et  se  porte  du  premier  coup  aux  extrêmes, 
parce  que  chaque  impulsion  s'accélère  en  rûson  du  nombre  de  ceux 
qui  la  partagent.  Ce  qui  entraîne  les  masses,  ce  sont  donc  des  dis- 
cours pathétiques  qui  par  de  vives  images  remuent  les  &mes  et 
surprennent  les  convictions.  Sur  elles,  le  simple  bon  sens  et  la  froide 
raison  n'exercent  guère  d'empire.  Sans  doute  il  est  des  momens  où 
il  faut  réveiller  l'enthousiasme  et  provoquer  l'héroïsme  :  les  grandes 
choses  ne  s'accomplissent  que  par  des  passions  fortes;  mus  les  faire 
naître  lorsqu'il  le  faut  doit  être  l'œuvre  de  la  presse  et  des  réu- 
nions populaires,  non  celle  des  assemblées  souveraines,  car  si  c'est 
par  l'enthousiasme  qu'on  conquiert  la  liberté,  c'est  par  une  vertu 
plus  modeste,  la  sagesse,  qa'on  la  conserve  et  surtout  qu'on  la  pra- 
tique. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


l'alleuagne  depuis  la  'gdebbb.  35 

En  France,  on  a  souvent  cru  que  l'intérêt  de  la  démocratie  étut 
(pe  les  chambres  législatives  fusseat  nombreuses,  et  que  celui  du 
despotisme  était  qu'elles  ne  le  fussent  point.  Dans  l'état  le  plus  dé- 
mocratique que  nous  connaissions,  on  s  toujours  été  persuadé  du 
contraire.  Si  en  Amérique  on  a  donné  pleine  carrière  à  la  démo- 
cratie aa  moment  de  l'élection,  on  a  cherché  à  en  modérer  les  em- 
pcKlemens  au  moment  de  la  délibération,  et  on  a  vodiu  que  les 
représeotans  nommés  par  la  multitude  pussent,  une  fois  élus, 
écoater  la  rois,  du  bon  sens.  C'est  un  des  motifs  poar  lesquels 
le  congrès  américain,  quoique  composé  d'hommes  passionnés  et 
malgré  les  scènes  violentes  qui  le  troublent,  adopte  ordinairement 
des  mesures  sages,  et  arrive,  a^ès  les  débats  les  plus  orageux,  à 
des  truisactioDS  qui  révèlent  un  véritable  esprit  de  modération. 
Que  dans  une  assemblée  de  900  membres  on  soulève  une  de  ces 
questions  qui  mettent  les  partis  aux  prises,  et  aussitAt  l'explosion 
des  colères,  le  tonnerre  des  interpellations  qui  se  croisent,  empê- 
chent de  rien  comprendre ,  et  le  système  parlement^re  cesse  de 
fonctionuer.  Que  la  multitude  règne  dans  les  comices,  soit,  pourvu 
qa'aa  moins  la  raison  puisse  se  faire  entendre  dans  le  parlement. 

Est-ce  an  nom  des  minorités  qu'on  réclamera  une  assemblée  nom- 
hteDse7Cert{ùnement  il  est  &  désirer  que  toutes  les  opinions,  même 
dans  les  nuances  extrêmes,  soient  repfésentées  au  sein  des  cham- 
bres, afin  que  toutes  se  fassent  juger  au  grand  jour  de  la  discua- 
sioD  publique,  et  qu'on  puisse  connaître  les  différentes  idées  qui 
fenaenteat  dans  le  pays;  mais  il  est  de  l'intérêt  des  partis  et  de 
la  nation  entière  que  chaque  opinion  ait  pour  organes  ceux  qui 
poarroDt  le  mieux  Texposer  et  le  plus  dignement  la  défendre.  Les 
minorités  auront  plus  d'influence,  représentées  par  un  seul  orateur 
habile,  que  si  elles  l'étaient  par  tout  un  groupe  d'hommes  indisci- 
plinés, impatiens,  maladroits.  Elles  pourront  au  moins,  dans  une  as- 
semtdée  peu  nombreuse,  exposer  leurs  vœux,  car  un  député  éner- 
gique se  fera  écouter  de  deux  cents  auditeurs,  même  h(»tiles;  mais 
smt-ils  neuf  cents,  les  conversations  particulières,  à  défaut  même 
cfmteTTuptions  acharnées,  suffiront  pour  réduire  à  l'impuissance 
tont  orateur  importun.  En  résumé,  la  prompte  expédition  des  af- 
&ires,  la  nécesâté  de  faire  triompher  le  langage  du  bon  sens  sur 
celui  des  passions,  la  bonne  police  des  assemblées,  l'intérêt  même 
âes  minorités  et  du  peuple,  toutes  ces  considérations  font  une  loi 
de  Umiter  le  nombre  des  élus  d'autant  plus  qu'on  augmente  le 
nombre  des  électeurs  dans  tout  pays  qui  fonde  le  régime  parle- 
mentaire sur  des  bases  démocratiques. 


[),oti.odOyGoO<^lc 


HEVi;&  DES   DEUX   MONDES. 


IV. 


Quels  sont  les  partis  qni  se  meuvent  dans  l'arëDe  législative  ou- 
verte par  la  constitution  de  l'Allemagne  du  nord?  Les  partis  se  for- 
ment d'après  la  situation,  ils  durent  tant  que  cette  situation  reste 
la  même;  vient-elle  à  se  modifier,  ils  se  dissolvent  pour  se  reformer 
d'après  d'autres  principes.  C'est  ce  que  nous  avons  vu  se  produire 
avec  éclat  de  l'autre  côté  du  Rhin.  Aussi  longtemps  que  le  roi  de 
Prusse  contestait  à  la  chambre  son  droit  constitutionnel  de  fixer  le 
budget  militaire,  l'opposition  était  formidable.  Après  chaque  disso- 
lution, elle  grandissait,  et  les  partisans  de  M.  de  Bismarck  étaient  ré- 
duits à  une  infime  minorité.  Dès  que  Guillaume  1"  devint  réellement 
ce  que  son  frère  avait  vainement  promis  d'être,  c'est-à-dire  <i  le  rot 
allemand,  »  comnae  tout  te  monde  voulait  l'unité,  presque  tous  ses 
anciens  adversaires  se  rallièrent  autour  de  lui.  La  réconciliation  fut 
scellée  au  retour  de  Sadowa  par  le  vote  d'un  bill  d'indemnité  que 
M.  de  Bismarck  consentit  à  demander  à  la  chambre.  Aujourd'hui  le 
parlement  du  nord  contient  trois  parUs,  les  progressistes,  les  con- 
servateurs et  le  parti  national -libéral.  Le  parti  progressiste,  qui  au- 
trefois embrassîût  tous  les  membres  de  la  chambre  prussienne  à  l'ex- 
ception de  trente-cinq,  est  maintenant  le  moins  nombreux.  Son  nom 
n'exprime  plus  son  but,  car  il  dérive  d'une  situation  qui  n'existe 
plus.  Il  représente  l'opposition  absolue,  et  se  compose  de  ceux  qui 
ont  refusé  de  voter  la  constitution  fédérale,  de  quelques  a  particu- 
laristes,  »  de  républicùns  et  enfin  de  certains  amis  delà  liberté 
qui  croient  que  M.  de  Bismarck,  une  fois  l'unité  fûte,  supprimera 
les  garanties  constitutionDelles  pour  fùre  régner  le  despotisme  mi- 
litaire. Les  conservateurs  crùgnent  au  contraire  qu'on  ait  fait  à  la 
démocratie  des  concessions  dangereuses  sur  lesquelles  on  ne  pourra 
plus  revenir;  mais  ils  sont  dans  la  plus  fausse  portion,  attendu 
que  le  roi  et  M.  de  Bismarck,  leurs  chefs  naturels,  sont  les  auteurs 
de  ces  bstttutioQS  qu'ils  condamnent,  et  favorisent  le  mouvement 
qu'ils  redoutent.  Le  parti  national-libéral  veut  à  la  fois  l'unité  et 
la  liberté,  qu'il  considère  comme  inséparables,  l'une  devant  néces- 
sairement conduire  à  l'autre.  11  accepte  la  constitution  fédérale, 
non  comme  la  meilleure  qui  se  puisse  concevoir,  mais  comme  ré- 
pondant aux  besoins  présens,  et  «  parce  que,  ainsi  que  le  disait 
M.  de  Forckenbeck  à  ses  électeurs,  aie  doit  conduire  à  l'unité  alle- 
mande, et  qu'une  législation  unitaire  et  libérale  en  matière  d'éco- 
nomie sociale  assurera  la  prospérité  matérielle  et  intellectuelle  de 
SO  millions  d'Allemands.»  Ce  parti,  qui  soutient  franchement  le 
gouvernement,  est  le  plus  nombreux,  et  il  tend  à  s'accroître.  Une 


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L  ALLEMAGNE   DETOS   LA   GDBIIIIE.  37 

fraction  des  progresûstes  et  an  autre  groupe,  celui  des  «  conser- 
vatears  libéraux,  n  se  sont  récemment  ralliés  à  lui.  La  raison  en  est 
simple.  L'Allemagne  ne  se  croit  pas  assez  en  sécurité  pour  se  per- 
mettre la  fantjùsie  d'une  oppoàdon  sérieuse.  Chaque  fois  qu'elle 
s'imagine  être  menacée,  la  majorité  ministérielle  devient  plus  com- 
pacte. L'accord  est  facile  entre  la  chambre  et  le  chancelier  fédéral, 
qui  est  H.  de  Bismarck,  car  tous  deux  sentent  qu'ils  ont  besoin  l'un 
^e  l'autre.  Le  seul  point  sur  lequel  il  semble  y  avoir  une  légère 
dissidence,  c'est  au  sujet  de  l'Allemagne  du  sud,  que  l'assemblée 
parait  plus  pressée  de  recevoir  dans  le  sein  de  la  confédération  que 
ne  le  voudrait  le  ministre;  mus  il  ne  s'agit  tout  au  plus  que  d'une 
onance.  Pour  le  reste,  l'entente  paraît  parfaite.  Le  gouvernement 
ne  propose  rien  que  l'assemblée  ne  le  vote,  et  l'assemblée  n'in- 
troduit aucun  amendement  que  le  gouvernement  ne  l'accepte.  La 
besogne  s'expédie  aiosâ.  avec  une  rapidité  merveilleuse,  et  chaque 
jour  quelqu'une  de  ces  lois  d'aCTùres,  très  utiles  et  très  bien  accueil- 
lies d'ailleurs,  que  le  roi  amionçait  dans  son  discours  d'ouverture 
est  sanctionnée  par  le  parlement.  Cet  accord  entre  les  deux  pou- 
voirs s'explique  :  ils  ont  les  mêmes  inquiétudes,  les  mêmes  ambi- 
tions, les  mêmes  désirs.  Un  vaisseau  navigue-t-il  au  milieu  des 
Técifs,  l'équipage  est  toujours  prêt  à  obéir  au  pilote.  Gouverner  de- 
vient facile  quand  une  même  passion,  le  sentiment  national,  s'est 
emparée  de  toutes  les  âmes  et  règne  dans  les  palus  avec  autant  de 
force  que  dans  les  chaumières;  mais  on  peut  se  demander  si,  la 
crise  passée,  l'Allemagne  gardera  ses  libertés  actuelles  et  jouira  en 
paix  d'un  véritable  gouvernement  constitutionnel. 

ic  péril  qiû  menace  les  institutions  libres  réside  dans  l'infatua- 
tioo  d'absolutisme  militaire  des  souverains  et  de  la  noblesse  (1).  Le 
roi  de  Prusse  actuel  ne  se  décidera  probablement  jamms  à  se  cour- 
ber pour  un  point  essentiel  devant  la  volonté  d'une  assemblée. 
Qn'one  majorité  parlementaire  l'emporte  sur  la  prérogative  royale, 
c'est  ce  qu'il  ne  peut  même  comprendre.  Ce  qu'il  veut  au  fond,  lui 
et  tout  le  parti  féodal,  c'est  le  gouvernement  personnel  déguisé  sous 

(IJ  Va  loir,  me  promeDant  b  Berlin  mqb  1m  Undea ,  il  y  ft  plasienra  RDDâea  d^t, 
n»cna  représentant conTÙnca  et  éloquent  du  idées  Téodale»,  oovu  diMutioni  la  que*- 
iJon  da  libertés  modernes.  ■  Émnlez,  me  diaait-il,  le  régime  conslituUonnel  n'est  qu'une 
■noiition  qui  mène  à  la  république  et  par  suite  au  socialisme.  Comme  je  ne  Teui  pu 
des  conséquences.  Je  prétends  qu'il  faut  s'opposer  aui  prémisses,  princifiii  obtUi.  Le 
peuple  e*t  un  animal  dangereni  qu'il  ftot  museler,  et  la  bourgeoisie,  qui  elle-même  a 
l>eHin  d'an  tr^n,  n'est  pas  de  force  fc  le  faire.  Regardes,  t^outa-l-il  an  moment  oik 
■Mil  passions  sous  la  statue  de  BlQcber,  voyei-TOus  le  grand  sabre  sur  lequel  s'appuie 
M  TéritaJile  béros  prussien,  toili  la  seule  constitution  qui  convienae  aux  nations  mo- 
dSTses.  •  Les  idées  du  parti  consemtenr  prussieD  soot  celles  de  Joseph  de  Haistre 
snc  la  teinte  da  piéUsme  protestant  et  du  militarisme  borusslanisle. 


îdoyGoo<îlc 


38  KETDE  DES  DEUX  MONDES. 

des  formes  coostitutioaneUes;  il  admet  un  parlement,  mais  il  abhorre 
le  régime  parlemeotaire;  il  consent  bien  à  soufTrir  des  députés  à 
ses  cdtés,  dans  un  salon  de  son  palais,  mais  à  la  condition  qu'ils  se 
conduisent  comme  des  hfttes  polis  qui  ne  se  permettent  pas  de  con- 
tredire trop  ouvertement  le  souverun  magnanime  qui  daigne  les  re- 
cevoir et  demander  leur  avis.  Si  la  constitution  prussienne  n'a  pas 
été  balayée  par  un  coup  d'état,  c'est  uniquement  parce  que  le  roi 
avait  juré  de  la  respecter  et  qu'il  a  conservé  cette  idée  un  peu  vieillie 
qu'un  serment  lie  celui  qui  le  prête.  Il  a  pour  la  couronne  qu'il 
porte  une  sorte  de  culte  religieux.  Il  s'imagine  que  la  Prusse  n'a 
grandi  que  par  une  protection  spéciale  de  la  Providence,  et  que 
Dieu  lui  réserve  une  grande  mission  dans  ce  monde.  De  là  à  croire 
que  les  souvendns  prussiens  jouissent  d'une  inspiration  divine  par- 
ticulière, il  n'y  a  qu'un  pas,  et  une  certaine  exaltation  piétiste  le 
fait  aisément  franchir.  Ils  jouiraient  donc  dans  l'ordre  temporel  du 
même  privilège  que  réclame  la  papauté  dans  l'ordre  spirituel,  et  en 
marchant  à  l'unité  allemuide  ils  ne  seraient  que  les  ministres  des 
desseins  providentiels.  Les  rois  de  Prusse,  il  faut  l'avouer,  prennent 
leur  râle  très  au  sérieux.  Se  souvenant  du  mot  de  Frédéric  II,  ils  se 
conduisent  comme  les  premiers  serviteurs  de  l'état.  L'exercice  du 
pouvoir  n'est  point  pour  eux  une  occasion  de  plaisir,  c'est  l'accom- 
plissement d'un  devoir,  et  dans  un  pays  de  bureaucratie  laborieuse 
on  peut  fûre  d'eux  cet  éloge,  qu'ils  sont  le  modèle  des  fonction- 
niûres;  mais  plus  ils  tiennent  à  s'acquitter  consciencieusement  de 
leur  charge,  moins  ils  sont  disposés  à  s'incliner  devant  la  volonté 
d'un  parlement.  Tanr  qu'un  souverain  se  croira  favorisé  par  une 
inspiration  d'en  haut,  le  régime  constitutionnel  ne  sera  point  défi- 
nitivement fondé,  pas  plus  à  Berlin  qu'à  Rome. 

Ces  chimères  toutefois  ne  peuvent  durer.  Le  droit  divin  est  une 
idée  tellement  surannée  qu'elle  parait  ridicule,  et  celui  qui  y  croit 
fait  l'effet  d'un  homme  qui,  avec  le  costume  de  notre  temps,  aurait 
coiffé  le  heaume  de  don  Quichotte.  La  critique,  qui  ose  ébranler  des 
mystères  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des  siècles  et  qu'en- 
toure une  vénération  puisant  sa  source  dans  un  sentiment  inné,  ne 
respectera  pas  une  doctrme  dont  l'expérience  de  chaque  jour  dé- 
montre l'absurdité.  Gomment  le  culte  superstitieux  du  pouvoir  ab- 
solu pourrait-il  vivre  &  une  épojjue  où  les  rois  eux-mêmes,  déra- 
cinant de  tous  côtés  les  vieilles  souches  dynastiques,  font  pleuvoir 
les  couronnes  à  terre,  comme  tes  feuilles  qu'enlèvent  les  tempêtes 
de  l'automne?  Le  gouvernement  personnel  cessera  inffûlliblement, 
car  il  ne  s'accorde  pas  avec  les  conditions  économiques  des  so- 
détés  modernes.  II  fait  plus  qu'offenser  le  droit,  il  alarme  les  in- 
térêts. Les  nations  agricoles  d'autrefois  pouvaient  sub^ster  même 


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L'ALLEMAGNE   DEPUIS  LA  6DEBBE.  39 

9003  des  soDverâns  absolus  et  belliqueux,  parce  que  la  guerre  ne 
ravageait  alors  que  les  cautons  où  elle  sévissait.  Les  nations  indus- 
trielles d'aujourd'hui  ont  avant  tout  besoin  de  sécurité,  parce  que 
saos  elle  les  entreprises  s'arrêtent,  ce  qui  amène  la  misère  des  tra^ 
vullears  et  la  détresse  des  capitalistes.  Cette  idée  qu'il  peut  dé- 
pendre du  caprice  d'un  seul  homme  de  précipiter  les  peuples  mal- 
gré eux  dans  des  luttes  qu'ils  puent  de  leur  sang  et  de  leurs 
richesses  était  naturelle  jadis  :  elle  est  devenue  intolérable  mùn- 
tenaot.  Le  triomphe  du  régime  parlementure  est  infiûllibie,  car 
m  peuple  éclfùré  et  riche  oe  supportera  jam^  longtemps  qu'on 
dispose  de  ses  destinées  sans  son  assentiment.  La  nation  doit  unir 
par  l'emporter,  parce  qu'elle  dure  et  que  sa  volonté  agit  toujours 
daos  le  même  sens,  tandis  que  ses  adversaires  se  succèdent,  meu- 
rent ou  se'faUguent.  L'homme  qui  prétend  soutenir  un  mur  qui 
penche  ne  peut  manquer  d'être  un  jour  écrasé  sous  sa  chute;  s'il 
fùUitou  s'endort  un  seul  instant,  il  est  perdu:  La  prétention  de 
fonder  le  -despotisme  a  toujours  abouti  à  la  défaite  de  la  royauté 
qui  visait  à  devenir  absolue.  En  Angleterre,  elle  a  coUté  la  vie  à 
Charles  I*'  et  le  trdne  à  Jacques  II  j  en  France,  elle  a  coûté  la  couronne 
i  deux  dyoasUes.  H.  de  Bismarck  disait  à  la  lin  d'un  de  ses  discours 
(23  janvier  1863)  :  u  La  royauté  prussienne  n'a  pas  rempli  toute 
sa  mission.  Elle  n'est  paâ  encore  prête  à  devenir  tout  simplement 
la  corniche  qui  orne  l'édifice  constitutionnel  ou  le  rouage  inerte 
que  Je  mécanisme  parlement^e  fût  tourner  à  sa  guise.  »  11  se 
pent  que  le  moment  ne  soit  pas  venu,  mais  il  viendra,  parce  que 
l'Allemagne  est  mûre  pour  se  gouverner  elle-même. 

Déjà  nuÛDtenant  la  Prusse  même,  malgré  sa  mauvaise  réputa- 
tion sons  ce  rapport,  n'a  rien  à  envier  en  fût  de  liberté  à  bien  des 
pays  qui  l'ont  jadis  précédée  de  loin  dans  la  carrière.  La  plupart  des 
articles  qui  garantissent  les  droits  du  citoyen  prussien  sont  em- 
pruntés aux  constitutions  françaises  de  la  révolution  et  traduits 
presque  mot  pour  mot.  Tous  les  Prussiens  sont  égaux  devant  la  toi 
et  admissibles  k  tous  les  emplois.  Tous  les  privilèges  sont  abolis. 
1a  liberté  personnelle  est  garantie.  Le  domicile  et  le  secret  des 
lettres  sont  inviolables.  Nul  ne  peut  être  soustrait  &  son  juge  légal. 
La  liberté  des  cultes  et  des  associations  religieuses  est  reconnue. 
U  srience  et  renseignement  sont  libres.  Quiconque  possède  la  ca- 
pacité et  la  moralité  requises  peut  enseigner  et  fonder  des  établis- 
semens  d'instruction.  Chacun  a  le  droit  d'exprimer  librement  ses 
opinions  par  la  voie  de  la  parole,  de  l'écriture,  de  la  presse  ou  de 
l'art.  La  censure  ne  peut  être  rétablie,  et  les  délits  commis  dans 
l'exercice  de  ces  libellés  sont  sotuois  aiu  tribunaux  et  à  la  législa- 
tion ordinaires.  Tous  les  Prusâens  ont  le  droit  de  s'associer-  et  de 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


ho  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  réunir,  saos  autorisation  préalable,  dans  des  Ueiu  fermés.  Les 
réuDÎODs  en  plein  air  doiveot  être  autorisées,  mais  oe  peuvent  être 
interdites  que  quand  elles  menacent  l'ordre  public.  Les  chambres' 
votent  le  budget  et  jouissent  du  droit  de  prékenter  les  lois,  de  les 
amender  et  même  de  modiGer  la  constitution  après  deux  votes  iden- 
tiques émis  par  une  majorité  ordinaire  à  vingt  et  un  jours  d'in- 
tervalle. Ainsi  liberté  des  cultes,  d'association,  de  réunion,  de  la 
presse,  de  l'enseignement,  voilà  certes  le  groupe  des  libertés  né- 
cessaires assez  complet.  A  la  vérité,  on  peut  dire  que  la  Prusse  a 
été  trop  gouvernée,  mais  elle  l'a  été  bien  :  ce  qui  est  plus  dur,  c'est 
de  l'être  à  la  fois  trop  et  mal.  La  nation  doit  désirer  surtout  que  le 
gouvernement  n'ess^e  pas  de  gêner  l'exercice  de  ses  droits  par  de 
pitoyables  chicanes,  comme  il  l'a  fait  durant  ces  cinq  dernières  an- 
Dées,(l).  Que  la  royauté  s'en  souvienne,  la  nation  saura  défendre  ses 
Ubertés;  elle  l'a  montré  dans  ce  mémorable  conflit  où  la  chambre, 
semblable  aux  fameux  parlementaires  anglais  du  temps  de  Charles  I", 
a  résisté  sans  fléchir  pendant  cinq  sessions  à  l'arbitraire,  et  où  les 
électeurs,  malgré  toutes  les  influences  du  pouvoir,  renvoyaient 
après  chaque  dissolution  une  majorité  libérale  plus  compacte,  plus 
inébranlable.  La  Hesse,  dans  sa  lutte  contre  Hassenpflug,  a  déployé 
une  fermeté  plus  méritoire  encore,  car  on  a  vu  des  fonctionoiûres, 
des  ofliciers  en  nombre  considérable,  renoncer  à  leur  carrière  plutôt 
que  d'obéir  aux  ordres  illégaux  d'un  ministre  détesté.  Quand  ua 
peuple  est  capable  de  soutenir  la  résistance  légale  avec  cette  téna- 
cité froide  et  invincible,  il  triomphe  de  toutes  les  tentatives  abso- 
lutistes; il  sera  libre,  car  il  est  digne  et  capable  de  pratiquer  la 
liberté. 


Il  reste  une  dernière  question  à  examiner.  Les  états  de  l'Alle- 
magne méridionale  entreront-ils  dans  la  confédération,  ou,  comme 
on  dit  plus  souvent,  la  Prusse  franchira-t-cUe  le  Mein  î  On  exagère, 
semble-t-îl,  la  gravité  de  ce  point  quand  on  veut  en  faire  dépendre 
la  paix  ou  la  guerre.  Le  Hein  ét^ùt  franchi  avant  le  traité  de  Pr^ue, 
car  dès  le  26  août  1866,  en  vue  de  repousser  l'intervention  étran- 

(t)  Uoe  réforme  esseatielle,  preMante,  est  celle  de  la  chtmbre  btate,  organiaée  spé- 
cMemeot  eu  vue  de  permettre  *ui  bobereaax  de  teolr  en  échec  le*  upiraUoaï  libé- 
relei.  Au  milieu  de  rAlteniBgiie  recourelée,  cette  pitoyable  coatrefaçon  d'une  chambre 
dea  lorda,  pour  être  an  anachronltroe  ridicule,  n'en  peut  pas  iiioîdb  derenir  daogereose 
fc  un  certain  moment.  Plui  royaliste  que  le  toi,  elle  compromettrait  la  dynastie  par  on* 
KTeugle  obstinatioD  k  défendre  tons  les  ancien*  abtu. 


■iptizedOyGoO<^lc 


L'ALLEMAGNE  DEPUIS   LA  GDERBE.  hl 

gère  qa'oD  appréhendait  eu  ce  moment,  la  Bavière,  le  Wurtemberg 
«t  Bade  concluaient  avec  la  Prusse  des  conventions,  nécessairement 
tenues  secrètes  alors,  qui  plaçaient  toutes  leurs  armées  sous  le  com- 
mandement direct  du  roi  Guillaume.  A  partir  de  ce  jour,  l'union 
militaire  était  faite,  et  c'est  la  seule  qui  puisse  inquiéter  les  puis- 
sances voisines.  Le  8  juillet  dernier,  un  autre  traité  a  été  signé, 
qui  établit  l'unité  économique.  Le  Zollverein  est  reconstitué  sur  la 
base  d'un  parlement  unitaire  où  se  rassembleront  les  représentans 
ie  toute  l'Allemagne,  de  façon  qu'une  décision  prise  par  la  majorité 
base  loi,  et  qu'il  ne  puisse  plus  dépendre  du  vélo  d'un  seul  état 
de  rompre  une  union  indispensable  aux  progrès  matériels  de  toius. 
C'est  sans  doute  en  vue  de  ces  conventions  que  l'article  iv  du  traité 
de  Prague  portait  que  u  le  lien  national  à  établir  entre  les  états  du 
sud  et  la  confédération  du  nord  serait  réglé  par  une  entente  ulté- 
rieure entre  les  deux  parties.  »  La  séparation  absolue  du  nord  et 
du  sud  en  deux  tronçons  n'a  donc  jamais  existé,  et  n'a  pu  être  ad- 
mise par  quiconque  s'est  donné  la  peine  de  lire  le  texte  du  traité 
de  Prague.  Un  «  lien  national  i>  sera  établi  entre  le  nord  et  le  sud; 
une  alliance  offensive  et  défenûve  est  conclue  entre  eux;  le  système 
miUtùre  prussien  sera  introduit  dans  le  midi,  et  en  cas  de  guerre 
ses  contingens  se  confondront  avec  l'armée  prussienne;  un  parle- 
ment douanier  unitaire  siégera  à  Berlin;  des  conventions  au  sujet 
des  monnaies,  des  lois  civiles  et  commerciales,  ne  tarderont  pas  à 
établir  l'uniformité  complète.  En  présence  de  ces  faits,  quelle  im- 
portance conserve  encore  la  prétendue  barrière  du  Mein,  et  quel 
intérêt  l'étranger  peut-il  avoir  à  ce  que  cette  uniformité  s'établisse 
par  des  conventions  plutôt  que  par  des  lois  votées  dans  une  diète 
commnne? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  nord  et  le  sud  finiront  par  se  ressouder 
complètement,  nul  ne  se  fait  illusion  à  cet  égard.  C'est  le  vœu  de 
l'immense  majorité  de  la  population  des  deux  côtés  du  Hein. 
L'adresse  de  la  chambre  des  députés  de  Bade  exprimait  récemment 
ce  sentiment  de  la  façon  la  plus  nette.  «  La  nation  allemande,  di- 
sait ce  document,  ne  retrouvera  son  calme  et  sa  paix  à  l'intérieur 
qa'après  avoir  trouvé  la  ^rme  déHnitive  suivant  laquelle  il  sera 
possible  d'organiser  plus  complètement  le  lien  national  nécessaire 
eotre  la  confédération  du  nord  et  les  états  du  sud,  de  fournir  ainsi 
à  l'Allemagne  des  conditions  de  vie  et  de  bien-être;  de  même  l'Eu- 
fope  n'arrivera  au  plein  sentiment  d'une  paix  assurée  que  lorsque 
la  réorganisation  de  l'Allemagne  sera  accomplie  en-deçà  comme 
au-delà  du  Mein,  car  l'unité  allemande  signifie  la  garantie  du  droit 
naturel,  le  respect  de  la  liberté  des  peuples,  te  progrès  pacifique 
de  la  civilisation  et  le  réfrènement  nécessaire  de  la  politique  de  con- 


:vGoo<^lc 


a2  BETUE  DES   DEUX  MONDES. 

quête.  »  Il  est  très  clair  que  le  mouvement  unitaire,  aujourd'hui 
plus  impétueux  qae  jamais,  ne  s'arrêtera  pas  devant  une  frontière  , 
qui  semble  avoir  été  tracée  seulement  pour  arrêter  l'ambition  con- 
quérante de  la  Prusse,  et  non  pour  empêcher  le  sud  de  suivre  son 
impulsion  spontanée.  Il  est  intéressant  de  connaître  quels  sont  les 
adversaires  de  l'unification  complète.  Ce  sont  précisément  tous  les 
partis  extrêmes.  Au  nord,  le  parti  féodal,  dont  la  Gazelle  de  la  Croix 
est  l'organe,  craint  une  union  intime  avec  le  sud,  parce  que  le  génie 
prussien,  le  Preussenthum,  c'est-à-dire  l'esprit  d'ordre,  de  subor- 
dination, de  respect  pour  la  royauté  et  la  religion,  se  perdrait  dans 
les  masses  méridionales,  animées  de  tendances  démocratiques  ou 
ultramontaines.  Le  roi  Guillaume  semble  être  partagé  entre  des 
appréhensions  du  même  genre  et  le  désir,  comme  le  disait  récem- 
ment son  fils  au  vingt -cinquième  anniversaire  de  la  reprise  des  tra- 
vaux de  la  cathédrale  de  Cologne,  «  de  poser  la  dernière  pierre  de 
l'édifice  auquel  on  travaille  depuis  si  longtemps.  »  Guillaume  I"'  doit 
être  dans  la  situation  de  Victor-Emmanuel,  qui,  lui  non  plus,  n'a 
pu  voir  sans  regret  son  honnête  et  dur  petit  Piémont  se  noyer  daJis 
la  grande  et  molle  Italie.  Quant  à  M.  de  Bismarck,  il  n'est  nulle- 
ment impatient  de  hâter  cette  réunion  de  tous  les  peuples  alle- 
mands, du  moins  il  le  dit  (1),  et  on  peut  le  croire,  car  il  est  certain 
que  le  parti  libéral  recevrait  du  sud  un  si  puissant  renfort,  que 
toute  tendance  absolutiste  viendrait  se  briser  contre  une  majorité 
énorme  et  compacte.  Seulement  le  chancelier  fédéral  ne  peut,  sous 
peine  de  compromettre  son  prestige  et  son  influence,  manifester 
cette  cnùnte,  ni  même  montrer  la  moindre  hésitation  à  recevoir  le 

(1)  Un  Joamal  aDglais,  le  Daili/  Teligrapk,  publiait  récemment  le  récit  d'une  cuiiense 
MDvermtioD  entre  son  correipontluit  et  H.  de  Bismarck.  •  Je  crms  h  la  pui,  disait  ce- 
luWci,  puce  qne  Jamais  la  Prasse  n'attaquera  la  Fruce,  et  que  la  France,  de  mq  cbti, 
comprendra  que  l'unité  aUemsDde,  rnSme  tout  à  fait  complétée,  ne  peut  inquiéter  ni 
son  orgaeil  national,  ni  »  position  continentale.  Notre  attitude  est  toute  passire;  nous 
ae  menaçons,  cous  ne  contraignons,  nous  n'induençona  même  personne.  Si  le  sud  gra* 
vite  vers  nous,  croyez-le  bien,  c'est  par  un  mouvement  naturel,  et  que  nous  n'avons 
provoqué  par  aucune  manteavre.  Noos  ne  repousserons  point  nos  frères,  s'ils  arri- 
vent vers  nous  les  bras  ouverts,  mais  nous  ne  demandons  rien;  noua  pouvods  rester 
dans  l'état  actuel  dii  et  vingt  ans,  si  l'Allemagne  veut  nous  Isisser  tranquilles.  Noos 
avons  arrêté  tant  que  nous  avons  pu  le  mouvement  d'agglomération.  Nous  souhaitons 
la  prospérité  de  l'Autrictie.  Je  ne  crois  pas,  nul  homme  raisonnable  ne  croira  k  l'eiis- 
tence  d'une  alliance  ftanco-autrichlenne  suscitée  contre  nous  par  l'empereur  Napoléon, 
ainsi  que  le  prétendent  les  malintentionnés.  L'Autriche  ne  peut  pas  fure  la  guerre  à 
l'AUemagae,  car  c'est  l'élément  allemand  qui  forme  le  ciment  qui  tient  encore  réunies 
les  parties  de  ce  gigantesque  édifice.  »  Il  peut  paraître  naif  d'attacher  quelque  impor- 
tance &  ce  que  dit  un  homme  d'état;  cependant  tous  ceux  qui  ont  approché  H.  de  Bia- 
marck  vantent  sa  franchise  aisée  et  humoristique.  Le  mérite,  il  est  vrai,  n'en  estpaa 
grand,  car  le  chancelier  fédéral  a  ce  bonheur  de  n'avoir  rien  k  craindre  de  la  vérité 
^11  Sût  connaître. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


l'allema&he  depuis  ia  gdekke.  as 

sud  au  sein  de  la  coDféâéra^on  dans  le  cas  où  il  voudrait  imanime- 
ment  y  entrer. 

Au  sud,  les  adversaires  de  la  confédération  du  nord  sont  d'abord 
les  démocrates  républicains,  assez  nombreux  dans  le  Wurtemberg,  et 
les  nltramoDtains  extrêmes  de  la  Bavière.  Les  démocrates  veulent 
une  unité  FédéraUve  comme  en  Suisse,  mais  ils  détestent  la  Prusse 
parce  qu'elle  représente  le  militarisme  et  l'absolutisme,  lis  s'ap- 
puient sur  l'impopularité  du  Prussien,  qui  en  elTet  est  souvent  ro- 
gue  et  nûde,  et  sur  la  répugnance  des  populations  à  subir  le  ser- 
vice miliuûre  universel  et  de  nouveaux  impdts.  Les  ultramontains 
extrêmes  sont  opposés  ii  la  Prusse  parce  qu'elle  est  protestante  et 
qu'elle  a  vaincu  l'Autriche,  qui  était  toute  dévouée  à  l'église;  mais, 
dioae  curieuse,  un  grand  nombre  de  catholiques  inclinent  an 
contraire  vers  la  Prusse  et  demandent  l'union  immédiate  du  nord 
et  du  sud.  Tout  en  regrettant  amèrement  l'exclusion  de  l'Autriche, 
ils  se  prononcent  pour  la  Prusse,  où  le  gouvernement  s'appuie  sur 
le  principe  d'autorité  et  ne  gène  l'inQuence  catholique  ni  dans  les 
écoles  ni  dans  la  sodété,  ce  qui  n'est  pas  toujours  le  cas  dans  les 
états  du  sud  (1).  Le  jour  où  H.  de  Beust  touchera  au  concordat,  les 
oltramontains  en  seront  réduits  à  se  tourner  vers  la  monarchie  pro- 
testante de  Frédéric  II. 

A  part  les  dissidences  que  nous  venons  d'indiquer,  l'immense 
majorité  dans  le  sud  veut  l'union  avec  le  nord.  M.  Vambuhler,  mi- 
nistre dn  Wurtemberg,  en  soumettant,&  la  chambre  la  convention 
militaire  avec  la  Prusse,  indiquait  récemment  la  rùson  de  cet  entraî- 
nement. La  fédération  du  sud,  disait-il,  nul  n'y  songe,  personne  ne 
la  croyant  pos^le.  Les  états  méridionaux  ne  peuvent  cependant 
rester  isolés.  Sur  qui  donc  s'appuyer?  Sur  l'Autriche?  Qui  oserûtle 
proposer  sérieusement?  Reste  donc  la  confédération  du  nord,  dont  il 
faut  accepter  l'alliance,  si  l'on  ne  veut  pas  trahir  la  patrie  allemande. 
Ce  sentiment  est  si  puissant  que  la  chambre  badoise  vient  de  voter 
A  l'oDanimité  moins  une  voix  le  service  militaire  obligatoire  pour 
tons,  cet  impdt  du  sang  le  plus  dur  de  tous.  Rien  ne  fait  mieux 

il)  L'értqoe  de  H&yence,  U.  von  Ketteler,  rient  de  Taire  pkntire  un  litre  iolitnlé: 
YMUmagit»  après  la  guarre  dt  1S66  (DnUichiand  naeh  dam  Kriage  «n»  1866),  qoi  a 
produit  une  graode  aenutioD  d*ns  le  monde  utliolique  en  Allemagne,  et  qoi  déve- 
loppe CCI  i(Mea.  La  «ittution  d'un  prélat  ulmunontaiD  défendant  dans  cet  écrit  même 
Il  doctrine  da  Syllalmt,  et  d'aatra  part  réclamant  Tanion  immédiate  STec  la  Prosae, 
est  uaorément  Tort  étrange  au  premier  aboad.  Elle  e«t  pourtant  logique  au  Tond.  Les 
diiDM  du  parti  féodal  pruaùen  n'aTalent-ellet  pas  TOlé  un  txiuclier  d'argent  k  la  reine 
de  NapleaT  Toute  la  colère  du  vénérable  évAque  en  dirigée  contre  l'empereur  des  Fran- 
faii,  parce  qu'il  s  déchaîné,  dit-il,  ta  réTolution  contre  Rome  en  Italie  et  contre  l'Ao- 
iriclie  en  Allanugoe.  Lni  moI  eu  canw  des  «iccis  de  la  Hnine  et  de  la  Journée  d* 


[),oti.odOyGoO<^lc 


hi  BEVUE  DES   DEUX   MONDES. 

comprendre  l'intensité  du  sentiment  national.  —  Les  hommes  d'aS- 
faires  et  les  industriels  désirent  l'union  économique  avec  le  nord, 
parce  que  les  débouchés  du  Zollverein  leur  sont  indispensables, 
et  qu'ils  espèrent  prendre  part  au  remarquable  développement  de 
l'industrie  en  Prusse  pendant  ces  dernières  années  (1).  Tout  fait 
donc  croire  que  tdt  ou  tard  les  deux  tronçons  se  réuniront  en  une 
seule  confédération,  comme  cela  a  été  depuis  mille  ans.  Les  Alle- 
mands soutiennent  que  le  traité  de  Prague  n'y  fût  pas  obstacle.  Le 
but  de  ce  traité,  disent-ils,  est  de  garanUr  aux  états  du  sud  une 
existence  nationale  et  de  leur  permettre  de  constituer  une  fédéra- 
tion indépendante;  mais  s'ils  n'en  veulent  point  et  s'ils  désirent  pro- 
fiter de  leur  indépendance  pour  s'unir  librement  à  leurs  frères  du 
nord,  qui  peut  le  leur  interdire?  On  a  voulu  brider  les  convoidses 
prussiennes,  non  priver  le  sud  de  sa  liberté  d'action  (2), 

Quel  e«t  l'intérêt  de  la  France  dans  cette  question?  M.  Forcade  l'a 
parfûtement  défini  quand  il  a  dit  :  n  L'unité  allemande  avec  le  des- 
potisme pourrait  être  un  danger;  sous  un  gouvernement  libre,  elle 
n'a  rien  qui  doive  alarmer,  n  Or  il  est  presque  certain  que  la  fu^n 
du  nord  et  du  sud  aurût  pour  eflet  d'assurer  le  triomphe  définitif 
de  la  liberté.  Aujourd'hui  malheureusement  l'Allemagne  n'a  qu'une 
pensée,  coucentrer  ses  forces  pour  défendre  son  territoire.  Inquiète, 
elle  regarde  sans  cesse  k  l'horizon  pour  voir  si  les  «  pantalons 
rouges  1)  n'ont  pas  franchi  te  Rhin.  La  France,  se  dit-elle,  est  un 
pays  mCkr  pour  la  liberté  e^  avide  de  la  posséder.  Le  seul  moyen  de 

(1)  A  l'eipiMiiioD  uoiTeraelle  de  cette  innée,  U-Ptuim  irait  eu  l'idée  ingénieuH  de 
ynoDtrer  d'une  niiniére  «eaiible  les  progréi  de  qaelques-unes  de  set  iaduatries.  Des 
cubes  superproés  ea  cuivre  doré  représentaient  la  quantité  d'or  par  que  valaient  les 
produit»  des  mines  de  métioi  &  dinéreuies  époques.  Le  progrès  est  remarquable.  La  va- 
leur annuelle  moyenne  était  de  35,900,000  tr.  dans  la  période  décennale  ISÏS-ISU,  de 
46,700,000  dans  celle  de  I815-IS55,  de  l!3,6O0,O0O  dans  celle  de  1855-lSSt,  enBn  de 
180,7t>0,000  dans  l'année  1S65.  Pour  les  osines  traïdllaut  lea  mêtiui,  li'  progressioa 
est  aussi  très  Trappaute.  La  valeur  de  leurs  produits  montait  en  1S39  h  4S  millions,  en 
iSâl  elle  atteint  100  millions,  et  en  1805  300  millions.  L'iccroissement  est  constant: 
il  est  d'abord  de  15  millions,  pais  do  30  millions  par  an. 

;ï)  Voj'ei  entre  autres  les  écrits  suivons  des  auteurs  les  plus  considérables  ;  Die  Neu- 
geU<Utuag  mm  DtulscUand  (1807),  par  H.  Bluntchli,  conseiller  eu  H'urtembergi  Par 
AascUuit  Suddeulschland  an  den  norddruttchen  Bund  (IS67];  Die  Verfasturtg  dei  nord- 
deut^clun  Bund  und  die  tourtembergiiche  Freiheit  (1S67),  par  R.  ROmer,  repréaentaot. 
Voici  d'ailleurs  le  teite  de  l'article  iv  du  traité  de  Prague  :  «  Sa  majesté  l'empereur  d'Au- 
triciie  reconnaît  la  dissolution  de  l'ancienne  confédération. germanique  et  donne  son 
assontiment  à  une  nouvelle  organisation  de  l'Allemagne  sana  la  participation  de  l'état 
impérial  autrichien.  Sa  majesté  promet  également  de  reconnaître  les  rapports  étroits  d« 
fédération  que  sa  majesté  le  roi  de  Prusse  établira  au  nord  de  la  ligne  du  Hein,  et  de 
consentir  k  ce  que  les  états  allemands  situés  au  sud  de  cette  ligne  forment  uoe  union 
dont  le  tien  national  avec  la  confédération  du  nord  demeure  réservé  i.  une  entente  nl- 
téricuri',  cl  ccitc  union  aiira  urc  cvlslcncc  intcruiLi anale  indt'penilonte.  • 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


l'allbhagne  defdis  la  guebrb.  â5 

la  lui  refuser  plus  loogtempa  est  de  l'eniTrer  de  gloire  militaire. 
Les  Allemwds  soot  dODc  poursuivis  de  la  crainte,  combattue  si  à 
propos  par  l'empereur  Napoléon  dans  un  de  ses  récens  discours, 
que  le  gouTernement  français  ne  soit  obligé  «  de  chercher  à  l'exté- 
rieur une  diversion  aux  embarras  intérieurs.  »  C'est  pourquoi  ils  ne 
refusent  rien  à  leur  chancelier  fédéral,  et  se  précipitent  sous  l'hégé- 
mooie  prussienne  avec  une  impatience  fébrile  que  M.  de  Bismarck 
peut  à  peine  réprimer;  mais  le  jour  où  la  France  aurait  reconquis  le 
régime  dont  elle  est  digne,  la  situation  changerait  complètement  en 
AUemagns.  C'en  serait  fait  des  chimères  du  droit  divin  borussia- 
niste.  Devant  les  élémens  libéraux  que  le  sud  enverrait  au  parle- 
meot,  le  gouvernement  personnel  devrait  céder,  ou  il  périrait.  Il 
périndt,  parce  que,  du  moment  qu'il  serait  démontré  que  la  monar- 
chie allemande  est  incompatible  avec  la  liberté,  les  idées  républi- 
caines, qui  ont  de,  fortes  racines  dans  le  génie  individualiste  de  la 
nation,  y  feraient  de  nombreux  prosélytes.  Comme  le  fait  remar- 
quer l'évéque  de  Mayence  dans  l'ouvrage  que  nous  citions  tantôt, 
le  roi  de  Prusse,  en  détrônant  des  souverûns  comme  on  renvoie  des 
préfets,  a  fortement  ébranlé  le  principe  monarchique.  Quand  un 
prince  s'annexe  brusquement  de  nouveaux  états,  U  ne  peut  s'y  sou- 
tenir que  par  la  popularité,  tes  appuis  naturels  que  créent  d' anti- 
ques relations  avec  le  peuple  lui  faisant  défaut.  Les  Hobenzollem 
ODt  chez  eux  une  assiette  solide  :  ils  ont  créé  la  Prusse,  ils  l'ont 
presque  constamment  bien  gouvernée,  ils  sont  identifiés  avec  ses 
jours  de  gloire  et  de  revers;  les  souvenirs  historiques  relient  inti- 
mement le  peuple  et  la  dynastie.  II  n'en  est  pas  de  même  dans  les 
pays  annexés  ou  confédérés  :  ils  n'y  apparaîtront  longtemps  encore 
que  comme  une  nécessité  qu'on  subit  ou  comme  une  sauve-garde 
qu'on  invoque.  Quand  l'Allemagne  se  sera  unifiée  tout  entière,  ils 
ne  se  maintiendront  à  sa  tête  qu'en  gouvernant  conformément  au 
vœu  national.  L'adjonction  du  sud  serait  donc  très  probablement 
une  garantie  pour  la  liberté  et  une  sûre  barrière  contre  le  retour 
du  despotisme. 

Qu'on  le  remarque  bien,  ce  n'est  point  par  la  guerre  qu'on  par- 
Tiendrait  à  s'opposer  à  l'achèvement  de  l'unité  allemande.  Jadis  on 
pouvait  arrêter  les  armes  à  la  main  un  souverain  qui  prétendait 
agrandir  ses  états  par  la  conquête.  Vaincu,  il  se  lassait,  et  son  fila 
tournait  ailleurs  ses  visées;  à  un  ministre  intelligent  succédait  un 
ministre  incapable.  C'est  wnsi  que  s'est  conservé  jusqu'à  notre  épo- 
que l'équilibre  européen.  Depuis  que  le  sentiment  national  s'est 
éveillé,  la  situation  est  toute  différente  :  nulle  force  humaine  ne  peut 
en  venir  à  bout.  II  s'enflamme  par  les  défaites  et  s'irrite  par  les  ob- 
stacles. 11  passe  des  pères  aux  enfaus,  et  pourl'étoufler  il  faut  anéantir 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


a6  BEVUE   DES   DECX  MONDES. 

la  race  elle-mâme  qui  l'entretient  dans  son  cœur.  Voyez  l'Italie  et  la 
Pologne,  l'Italie  qui  renaît  après  mille  ans  de  servage  et  la  Pologne 
que  rien  n'apûse  et  que  rien  ne  lasse.  Après  vingt  victoires,  vous 
iriez  dicter  la  pabt  à  Kœoigsberg,  vous  occuperiez  pendant  dix  ans 
l'Allemague  morcelée  et  saignée  à  blanc;  c'est  dans  ce  dernier 
degré  d'humiliation  et  de  misère  que,  comme  en  1811,  le  patrio- 
tisme se  retremperait  pour  se  redresser  un  jour  contre  le  tout- 
puissant  vainqueur.  La  faute  du  gouvernement  français  a  été 
d'inquiéter  le  sentiment  national  allemand  par  des  ingérences  ma- 
ladroites, des  revendications  intempestives  de  territoires  et  des  vi- 
sites impériales  destinées,  dit-on,  à  raffermir  la  pfdx,  mais  qui  ont 
eu  le  tort  de  faire  craindre  la  guerre.  C'est  ainsi  qu'on  accélère  le 
mouvement  unitaire,  qu'on  jette  le  sud  dans  les  bras  de  la  Prusse, 
malgré  elle  peut-être,  et  qu'on  décourage  l'oppo^tion  libérale,  qui 
ne  peut  rien  refuser  au  pouvoir  sans  s'entendre  reprocher  qu'elle 
trahit  la  patrie. 

Un  autre  inconvénient  de  cette  politique  à  la  fois  hésitante  et 
sourdement  agressive,  c'est  qu'elle,  rejette  l'Allemagne  vers  la 
Russie,  et  qu'elle  mine  l'Autriche ,  à  qui  on  veut  du  bien,  en  faisant 
naître  les  conditions  qui  favorisent  les  progrès  du  panslavisme.  On 
a  prétendu  qu'à  Salzbonrg  on  avait  exhibé  la  copie  du  traité  secret 
conclu  entre  la  Prusse  et  la  Russie.  C'est  probablement  une  fable, 
car  point  n'est  besoin  ici  d'un  de  ces  traités  que  chacun  interprète 
ou  viole  au  gré  de  ses  convenances.  En  notre  siècle,  ces  chiffons  de 
papier  n'ont  nulle  importance.  Les  fortes  alliances  résultent  non  de 
combinaisons  arbitrùres  tramées  dans  le  mystère  des  cabinets  par 
des  ministres  ou  des  princes,  mais  de  l'identité  des  intérêts.  Tant 
que  la  Prusse  se  sentira  menacée  du  c6té  de  l'ouest,  elle  se  tour- 
nera vers  l'est;  inquiétée  par  la  France  et  par  l'Autriche,  elle  de- 
mandera secours  à  la  Russie  et  soutiendra  l'agitation  slave.  Sup- 
posez au  contraire  la  France  libre  tendant  à  l'Allemagne  une  main 
sympathique,  ta  situation  change  à  l'instant.  Le  mouvement  libéral 
prend  le  pas  sur  le  mouvement  unitaire.  La  frontière  n'étant  plus 
en  péril,  les  Allemands,  au  lieu  de  dire  :  L'unité  d'abord,  la  liberté 
ensuite,  diront  :  La  liberté  avant  tout,  l'unité  plus  tard.  L'absolu- 
tisme militaire  perdrût  toute  raison  d'être  du  moment  qu'au  bout 
de  chaque  argument  il  ne  pourrait  plus  fûre  luire  une  baïonnette 
ennemie.  La  première  préoccupation  de  l'Allemagne  serait  alors 
d'arrêter  les  envahissemens  du  panslavisme*.  Les  intérêts  de  la 
Prusse  et  de  l'Autriche  redeviendraient  identiques,  et  elles  s'en- 
tendraient sous  les  auspices  de  la  France,  car  elles  ont  besoin  l'une 
de  l'autre.  La  situation  changée,  les  alliances  se  modifierfdent.  Le 
panslavisme  n'est  pour  la  France  qu'un  cauchemar  lointûn,  car  ja- 


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L  ALLEMAGNE  DEPUIS  LA   GDBRBE.  A? 

mus  U  ne  loi  réclamera  ud  pouce  de  terre.  Pour  l'Allemagne,  c'est 
on  grave  péril,  car  les  Slaves  s'avancent  jusqu'au  cœur  de  ses  pro- 
vinces, et  Trieste  est  ^tué  en  pays  slave.  On  croit  sauver  l'Autriche 
en  menaçant  la  Prusse,  et  on  fait  surgir  itl'intérieur  de  l'empire  son 
jAm  dangereux  ennemi. 

L'Alleniagoe,  même  unie,  si  elle  est  libre,  et  elle  le  sera  inévita- 
blement, ne  peut  être  un  danger  pour  la  France,  car  les  deux  pays 
ont  les  mêmes  intérêts,  les  mêmes  besoins,  les  mêmes  aspirations. 
L'unité  allemande  n'est-elle  pas  d'ailleurs  l'œuvre  de  la  France? 
Frédéric  II,  élevé  par  des  réfugiés  de  l'édit  de  Nantes  et  formé  par 
V(Jtaire,  n'a  été  qu'un  FrançMS  sur  le  trône  de  Prusse.  La  révo- 
lution française,  en  substituant  le  droit  des  peuples  au  droit  des 
dynasties,  a  donné  naissance  au  sentiment  national  allemand,  les 
guerres  de  l'empire  en  ont  amené  l'explosion,  les  révolutions  de 
1S30  et  de  18t8  lui  ont  imprimé  un  élan  nouveau  et  décî^,  et 
enfin,  sous  nos  yeux,  la  proclamation  du  principe  des  nationalités, 
l'affrancbissement  de  l'Italie,  la  neutralité  bienveillante  du  goa- 
vemement  françûs,  ont  h&té  .l'accomplissement  de  ce  qui  étut  in- 
évitable. Faut-il  le  regretter,  et  la  France  doit-elle  saper  l'édifice 
qu'elle  a  contribué  à  élever?  Il  est  probablement  trop  tard  pour  le 
tenter  :  contre  les  faits  naturels,  résultant  de  la  logique  de  l'iiis- 
tMre,  il  est  difficile  de  lutter,  D'ailleurs  le  danger  n'est  pas  dans  une 
Allemagne  fondée  sur  le  droit  national  et  sur  la  liberté;  il  réù- 
dùtdans  la  constitution  possible  du  grand  empire  germanico-slave 
avec  ses  70  miUions  de  sujets,  les  encbalnant  malgré  eux  sous  un 
même  joog,  opprimant  les  différentes  races  les  unes  par  les  autres, 
les  Hongrois  par  les  Allemands  et  les  Slaves  par  les  Hongrois,  s'ap- 
puyant  sur  l'ultramontanisme  par  des  concordats,  —  nécessairement 
despotique,  parce  que  le  despotisme  seul  peut  mùntenir  ensemble 
des  peuples  que  la  liberté  rendrait  h.  leurs  aspirations  nationales, 
fatalement  boslile  à  l'Italie,  à  la  France  surtout,  non  à  ses  intérêts 
passagers-  de  dynastie  ou  d'ambition,  mais  à  ses  institutions,  à  ses 
principes,  à  son  génie  même,  parce  qu'elle  est  malgré  tout,  elle 
qui  a  fait  la  révolution  de  1789,  le  représentant  des  idées  d'affran- 
chissement et  de  justice.  Yoilà  le  péril  historique,  traditionnel,  que 
l'ancienne  monarchie  a  toujours  combattu,  que  le  gouvernement 
actuel  a  conjuré  en  1851,  en  lS5d,  en  1863,  et  qui  ne  s'est  défini- 
tivement  éviunoni  qu'à  la  journée  de  Kœnigsgrstz. 

Emile  db  Latblbte. 


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CADIO 


HUITIÈME  PARTIE. 

JUILLET    I79S. 

(Aa  bourg  deCarnac,  dans  une  auberge  rustique.  — Une  benre  du  maliD.) 
SCÈNE  PREMIÈRE. 

HEBEC,  JAVOTTE,  diu  ou  ••n>  itnl  me  porte  donne  iur  Ié  eolilse.  l-eotre  idt  ans  chtulat    ■ 
JATOTTE. 

Ah  I  VOUS  voilà,  ça  n'est  pas  malheureux  ! 

BEBEC. 

Mauvaise  nuit,  Javotte!  un  temps  mirifique,  un  clair  de  lune 
désespéranti  Tu  ne  t'es  donc  pas  couchée? 

JAVOTTE. 

Non,  j'ai  sommeillé  là  sur  une  chaise.  J'ét^a  inquiète  de  vous. 
Vous  vous  ferez  prendre  avec  vos  manigances  ! 

HEBEC. 

Ab  dame  I  il  faut  se  bâter;  il  faut  être  en  mesure  de  plier  bagage 
encore  une  fois.  Il  ne  se  passera  peut-être  pas  trois  jours  avant  que 
le  pays  ne  sût  à  feu  et  à  sang. 

JITOTTE. 

Moi,  je  trouve  qu'il  y  est  déjàl  Toutes  ces  bandes  de  chouans  qui 
battent  la  campagne  font  des  horreurs,  et  il  en  arrive  des  quatre 
Coins  du  ciel.  Et  tous  ces  émigrés  qui  arpentent  la  plage  comme  deà 
cormorans!  Et  ces  vùsseaux  anglais  dans  la  radet  si  ça  ne  fait  pas 
mal  au  cœur  de  voir  des  choses  pareilles!  Pas  possible  que  les  ré- 
publicains, qui  sont  partis  sans  rien  dire,  ne  leviennent  pas  un  de 
ces  matins  nous  délivrer  I 


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GUERBB  D£   VENDÉE.  AO 

Tûs-toî,  Javotte,  tais-toi  !  ne  te  mêle  pas  de  politique,  ma  HUe  ! 
Uen  de  plus  pernicieux  que  d'avoir  une  opinion  I 

JAVOTTB. 

Ohl  ma  foi,  tant  pisi  Je  suis  patriote,  moi,  et  vous  ne  me  blan- 
chirei  point. 

De  la  prudence,  te  dis-je,  de  la  prudence!  Songe  donc  que  je 
t'ù  tirée  jusqu'à  présent  des  plus  grands  dangers  I  Ahl  certes  on 
voudrait  bien  pouvoir  dilater  son  âme  dans  le  sentiment  du  plus 
pnrpatrioUsme;  mais  quand  il  y  va  de  notre  existence  et  de  notre 
argent,  il  faut  avoir  le  courage  de  se  taire  et  l'héroïsme  de  se  ca- 
cher. Ah  ^1  dis-moi,  est-il  venu  du  monde,  ce  soir,  pendant  ma 
tournée? 

JIVOTTE. 

Quelques  paysans  royalistes  des  environs  sont  encore  venus  de- 
mander des  baiiits  et  des  armes. 

HEBEC. 

Tu  n'as  rioa  délivré,  j'espëreî 

JAVOTTE. 

Non,  ils  n'avfùent  point  de  bons  pour  toucher.  J'ai  dit  que  nous 
n'avions  plus  rien. 

EtEBEC. 

Ta  n'as  gnëre  menti.  La  nuit  procbùne  j'emporterai  ce  qui  nous 
reste,  et  quand  on  se  battra,  nous  pourrons  l&cber  l'^iuberge. 

JATOITE. 

Et»  on  y  met  le  feu  7 

BEBEC. 

He  crtHS-ttt  assez  béte  pour  l'avoir  payée? 

JAVOTTE, 

Étes-vons  sûr  que  votre  dépôt  ne  sera  pas  déniché  T 

HEBEG. 

Parle  plus  bas.  J'ai  avisé  à  tout.  11  ne  faut  pas  mettre  tous  les 
œn&dansle  même  panier!  J'ai  des  cartouches  et  des  souliers  dans 
on  souterrain,  un  ancien  tombeau  sous  la  colline  Saint-Michel,  & 
deni  pas  d'ici...  l'ai  des  balles  et  de  l' eau-de-vie  dans  trois  vil- 
lages de  la  côte,  l'ai  du  riz  et  des  gibernes  dans  les  ruines  du  cou- 
ytaul'ai... 

JAVOITB. 

Et  si  les  bleus  trouvent  tout  ça,  ils  vous  fumeront  comme  acca- 
pareur ou  comme  vendu  aux  Anglaisl 

REBBC. 

Lusse-moi  donc  tranquille I  je  suis  plus  fin  qu'eux!  Je  les  con- 
duirai moi-même  à  une  de  mes  caches,  ça  me  mettra  à  l'abri  du 
soupçon  pour  les  autres. 

ton  Lxui,  —  IbOI.  4 


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60  RETDE  DES   DEUX  MONDES. 

JATOTTE. 

En  attendant,  c'est  un  vol  que  vous  faites  aux  royalistes  ! 

BEBBC. 

Ohl  ma  mie  Javotte,  dans  des  temps  comme  ceux-ci,  il  y  a  des 
mots  qui  ne  signifient  plus  rien.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  arme- 
mens  et  ces  approvisionnemens  que  les  Anglais  et  les  inaurgésdis- 
tribuent  aux  rebelles?  Des  instmmens  de  guerre  civile,  n'est-ce  pas? 
Tout  boD  citoyen  a  le  droit  de  s'en  emparer  pour  les  livrer  à  la 
nation;  mais  tout  service  mérite  sa  récompense,  et  rien  de  plus  lé- 
gjtlaie  qu'une  modeste  spéculation  après  les  dangera  que  j'ai  cou- 
rus pour  me  procurer  ce  butin  incendiaire  et  prévaricateur!  Ai-je 
sollidté  la  confiance  des  chefs  insurgés?  Ne  m'ont-ils  pas  requis, 
moi,  mon  cheval  et  ma  charrette,  pour  travailler  à  leurs  convois  et 
à  leurs  distributions? 

JAïOTTE. 

Vous  n'avez  point  été  forcé,  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  fout  conter 
des  histoires!  Vous  n'êtes  venu  dans  ce  vilain  pays  fidre  semblant  de 
vous  établir  que  parce  que  vous  avez  eu  vent  de  l'expédidon  et 
de  ce  qui  s'ensuivrût. 

RBBEC. 

Javotte,  tu  faiblis!  tu  ne  comprends  pas,...  tu  n'es  pasà  la  hau- 
teur de  ma  mission. 

JAVOTTE. 

Votre  mission?  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 
hbbec- 

G'est  le  devoir  de  traverser  les  discordes  civUes  en  faisant  fleurir 
les  transactions  commerciales  au  milieu  de  tous  les  périls  et  à  la 
faveur  de  tous  les  désordres.  Je  me  flatte  d'être  sous  ce  rapport  ud 
homme  peu  ordinaire  et  d'arriver  bientôt  à  une  position  de  fortune 
qui  m'assurera  le  bien-être  et  la  considération...  Hais  écoute,...  on 
marche  dans  la  rue,  on  vient  sur  la  place,...  on  monte  l'escalier  de 
pierre,...  on  frappe...  Qui  va  là? 

VOIX  DEHORS. 

Dn  voyageur,  ouvrez  1 

REBEC,  ^  D  ngtné  pir  1*  gsletaM,  oarr*  en  djtut  : 

Entrez! 

SCÈNE  II. 
Les  MËites,  RABOISSON. 

RABOISSON. 

Bonjour,  RebecI 

RBBEC. 

Ah  !  citoyen  baron  !  plus  bas,  je  vous  en  supplie,  Je  ne  m'appelle 
plus  comme  ça. 


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GUERRE    DE   T£NDEE.  51 

RABOlSSOn,  riui. 

C'est  vrai,  c'est  vrai!  Lycurgue,  je  crois? 

&h1  miséricorde  I  encore  moios!  Ici,  je  suis  Nonuand  et  je  m'ap- 
pelle Idtoupe. 

RABOISSOM. 

Ta  pour  Latoupe;  ça  m'est  égall  Je  sus  que  tu  es  de  nos  amis, 
puisque  je  t'ai  vu  travûller  pour  nous  sur  le  rivage. 

KEBEC. 

Et  moi,  je  voua  avùs  bien  reconnu  bier  sur  un  canot  de  l'es- 
cadre anglaise;  mus  je  n'ai  pas  osé  vous  parler.  Et,  sans  être  trop 
curieux,  vous... 

RABOISSOH. 

Pas  de  questions  sur  la  politique,  mon  cherl  Ha  confiance  ne 
pourrait  qae  te  compromettre,  et  je  siûs  que,  par  état  comme  par 
tempérament,  tu  dois  ménager  tout  le  monde.  .Dis-moi  seulement 
s  quelqu'un  est  venu  me  demander  ici  cette  nuit. 

REBEC. 

hrsoiine,  monsieur  le  baron. 

n&BOISSOH. 

Alors  j'attendrai  chez  toi.  Sers-moi  quelque  chose,  ce  que  tu 
voudras. 

REBEC. 

Je  Tiûs  TOUS  chercher  du  jambon  délicieux.  Javotte,  descends  à 
la  cave  et  monte  du  meilleur,  (n  lart,  juatia  latuit.) 

HABOISSOH  muslu  une  Impailenn  M  tb  nfudK  par  l«  fnltliM. 

Ah!  le  voilai  il  est  exact  au  rendez-vous!  (u  auna,  saût-oiuiui  «au*. 

tli  H  Kneol  U  nuin  en  lilcnca.  RabDiiian  tetetma  1a  poils  au  TaiTOn.  ) 

SCÈNE  m. 

SAIOT-GUELTAS,  HABOISSON. 

SAIHT'GDELTAS. 

Est-ce  que  nous  pouvons  parler  ici? 

RABOISSOn. 

Oui,  l'aubei^te  est  des  nôtres. 

Sàint-COEtTAS. 

Eh  bien  !  parle,  c'est  à  toi  de  m'instruire,  puisque  j'arrive  &  ton 
appel. 

RABOISSON. 

Oîablel  Tu  me  vois  embarrassé... 

s  AINT-G  DELTAS. 

D  suffit,  je  comprends;  on  reruse  mes  services? 

HABOISSOH. 

On  ni  refuse  iamm  des  services  comme  les  tiens;  mais... 


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l2  BETUE   DES   DEUX   HOKDES, 

SAlHT-CDBLIiS. 

Hùs  on  veut  les  recevoir  gratis? 


Les  seuls  bons  services  sont  ceui  qui  ne  se  marchandent  pas.  <a 

Ksbec,  qui  ouvia  ]■  porte  de  la  caliiaa  et  qui  apparie  le  déjeuner.)  Ud  peU  pluS 
tard,  laisse-nous,  (ll  nreime  1>  porte  de  U  cDiiine  et  renent  Tan  Selnl-aaaltu, 
qui  [rappedu  pied   eiec  fureur.)  £b  bletti  VOyOnSl  As-tU  »  peU  de  pbilO- 

sopbie,  si  peu  de  dévouement? 

SAIHT-G DELTAS,  Inilé. 

Ah  I  je  t'admire,  toi  qui  me  prêches  le  desintéressement  après 
avoir  excité  mon  ambition  quand  la  tienne  y  trouvùt  son  compte  ! 
J'échoue,  tu  m'abandonnes,  c'est  dans  l'ordre;  mus  tu  pourrais 
t'épargner  la  peine  de  me  railler, 

RABOISSOH. 

Je  ne  t'abandonne  pas,  puisque  je  t'ai  fait  venir;  mais  te  soutenir 
ouvertement  est  devenu  impossible.  Ton  compétiteur  l'emporte,  et 
ma  foi,  il  y  a  de  ta  faute,  mon  cherl  Tu  es  d'une  imprudence,  d'une 
témérité...  excellentes  sur  les  champs  de  bataille,  mais  funestes 
dans  la  vie  privée. 


De  quoi  m'accuse-t-on? 

RABOISSOH. 

De  bigamie,  rien  que  ça  ! 

SAINT-GUELTAS. 

Qui  m'accuse?  l'abbé  Sapience? 

RABOISSON. 

Oui,  l'abbé  prétend  que  ta  première  femme  était  vivante  et 
jouissait  de  toute  sa  rûson  quand  tu  as  épousé  Louise.  £h  bien? 
qu'est-ce  que  tuas? 

SAIKT-GCELTAS,  qui  brUt  eu  dieUl. 

Il  en  a  menU  1  elle  était  complètement  folle,  incurable,  et  elle 
est  morte  I 

RABOlSSOn. 

En  as-tu  la  preuve? 

SAINT-GUELTAS. 

Mieux  que  ça;  j'en  ai  la  certitude. 


Comment?  Voyons  I  explique-toi. 

SAIKT-GCELTAS. 

Je  ne  veux  pas  m' expliquer,  je  n'ai  de  comptes  à  rendre  à  per- 
sonne, 

nABOISSON. 

Tant  pisi  c'est  donner  gain  de  cause  à  la  calomnie.  11  circule  sur 
ton  compte  des  histoires  ef&oyables  que  je  n'ose  te  répéter. 

SAIHI-CPELTAS. 

Dis-les,  je  veux  tout  savoir. 


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GDERBE   DE  TBMDÉB.  63 


Puisque  tu  le  veux...  On  a  fait  courir  le  bruit  autour  des  princes 
que  ta  ftrais  assassiné  ta  première  femme  la  nuit  de  ton  mariage 
arec  la  seconde.  Ton  malheureux  fils  aurait  partagé  son  sort...  Tu 
pAlisI  il  y  a  donc  quelque  chose  de  vrai!... 

Si  inT-C  DELTAS. 

II  y  a  une  chose  vrde  :  l'enfant  était  vivant,^!  c'est  vivre  que 
d'£tre  un  avorton  privé  de  sens;  il  s'est  noyé  durant  cette  nuit  fa- 
tale, j'ai  retrouvé  son  corps  sur  la  grève. 

RABOISSOH. 

Détait  donc  chez  toi?  Gomment?  pourquoi?  avec  qui? 

SUEIT-fiDELTAS. 

Est-ce  pour  me  trahir  que  tu  m'infliges  cet  interrogatoire? 

R&BOISSOH. 

Non,  c'est  pour  te  justifier,  si  cela  est  possible,  pour  te  défendre 
dans  tous  les  cas. 


Eb  bien!  je  ne  sais  pas  fùndre,  voici  la  vérité...  Cette  femme 
n'avait  tronapé,  tu  le  sais.-  J'ai  tué  son  amant  dans  ses  bras;  elle 
est  devenue  folle.  Lon^emps  eufermée  dans  mou  cb&teau  de  Ma- 
rande  avec  un  enfant  infirme  de  corps  et  d'esprit  que  j'avais  sujet 
de  De  pas  croire  légitime,  mais  auquel  j'étais  forcé  par  la  toi  de 
laisser  porter  mon  nom,  elle  avait  disparu  eu  02  avec  son  fils  quand 
ce  utaiioir  a  été  pris  et  incendié  par  les  républicains.  On  a  cru  et 
i'ù  dû  croire  que  ces  deux  misérables  créatures  avaient  été  égor- 
ge ou  brûlées;  mus  elles  s'étaient  échappées,  et  elles  s'étaient 
traînées  jusque  chez  moi  la  veille  du  jour  où  j'ai  épousé  Louise, 
dont  tu  connaissais  la  situation  délicate.  Pouvais-je  et  devais-je 
sacriSer  son  honneur  et  mon  avenir  à  ce  fantôme  d'épouse  légi- 
tifne,  objet  d'horreur  et  de  dégoût,  dont  le  malheur  ue  méritait 
même  pas  le  respect?  La  loi  qui  rend  de  tels  liens  indissolubles  est 
atroce.  Elle  violente  la  plus  inaliénable  des  libertés  humaines,  celle 
de  disposer  de  soi.  Ma  femme  était  coupable,  elle  ne  m'était  plus 
rien;  eDe  était  folle,  elle  n'était  plus  rien  pour  personne.  Je  me 
suis  cru  le  droit  de  la  considérer  comme  morte,  et  j'allîùs  l'éloigner 
pour  jamùs;...  mus  à  quoi  bon  te  dire  le  reste?  Ce  qui  s'est  fait, 
je  oe  l'û  ni  soubidté  ni  ordonné;  j'aurûs  dû  le  châtier  peut-être... 
Mus  si  nous  punissions  tous  les  excès  de  dévouement  dont  nous 
sommes  forcés  de  profiter,  nous  n'aurions  plus  guère  de  soldats  et 
de  serviteurs  à  offrir  &  notre  cause. 

RABOISSOH. 

M'ùnporte...  dis  tout.  Ils  ont  été  assassinés? 

SAIHT-GUELTAS. 

Non,  un  mot  les  a  tués!  Quelqu'un  leur  a  montré  te  ch&teau  où 


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bi  REVUE  DES   DEUX  UONDES. 

ils  s'obstinûent  à  péoétrer  en  leur  disaot  :  Voilà  le  cbemin;  c'était 
le  pied  de  la  falaise,  et  la  marée  montait  ! 

HABOISSON. 

C'est  le  fidèle  'nrefeuille  qui  a  fait  cette  chose  atroce? 

SAIHT-GUELTAS. 

NoD,  je  De  dirai  pas...  Je  ne  peux  pas  le  dire. 

*  RABOlSSOn. 

Tu  me  jures  que  cela  s'est  fmt  malgré  toi?. 

SAIKT-CDELTIS. 

Je  te  le  jure. 

RABOISSOK. 

Eh  bien  I  j'essaierai  de  ramener  les  esprits.  Puisay e  est  tout  i 
Gharette;  mais  d'Hervilly  commande  l'eipédition ,  et  ai  tu  veux 
amener  ici  tes  Poiteyins... 


Imposable.  La  trêve  les  a  énervés.  Les  paysans  nous  trahissent 
et  nous  abandonnent.  Le  petit  corps  d'aventuriers  qui  me  reste  est 
à  peine  suffisant  pour  mettre  mon  château  à  l'abri  d'un  coup  de 
main. 

HABOISSON. 

Ainsi,  en  offrant  toute  une  provioce  soulevée  pour  recevoir,  ac- 
cueillir et  défendre  au  besoin  les  princes,  tu  me  trompais? 

SAINT- G  DELTAS. 

Je  me  faisais  illusion;  mais  je  sais  où  trouver  de  nombreux  chefs 
de  chouans  dont  les  bandes  éparses  ne  demandent  qu'un  nom  pres- 
tigieux pour  se  réunir  à  moi.  Ici,  je  n'ai  qu'un  mot  à  dire,  et  je 
suis  encore  le  chef  le  plus  populaire  et  ie  plus  redoutable  de  l'in- 
surrection. 

RABOIESOH. 

Rien  n'est  perdu  alors.  Rassemble  cette  armée,  et  sois  sûr  que, 
quand  elle  paraîtra,  les  mandataires  des  princes  feront  bon  marché 
-du  blâme  qui  pèse  sur  ta  vie  domestique. 

SAINT-GDELIAS. 

Les  mandataires  des  princes  sont  des  intrigans  ou  des  imbécilesl 
Pourquoi  les  princes  ne  viennent-ils  p^s  eux-mêmes  assister  à  la 
lutte  qui  va  décider  de  leur  sort  et  se  faire  juges  des  coups?  Faut- 
il  donner  son  sang  et  sa  fortune  à  des  ingrats  ou  &  des  poltrons?]e 
suis  las  de  ce  métier  de  dupel  On  s'est  mal  conduit  envers  moi. 
Des  subsides  insuffisans,  des  éloges  contraints,  des  remerctmens 
froids,  tandis  qu'on  a  comblé  Charette  de  louanges,  d'argent  et  de 
promesses!  J'ai  pourtant  agi  plus  que  lui,  j'ai  plus  souffert,  j'ai 
suivi  la  Vendée  jusqu'à  son  dernier  soupir.  J'ai  fait  plus  de  satri- 
fiées...  Les  princes  sont  pauvres...  soitl  Je  veux  bien  manger  jus- 
^'à  mon  dernier  écu  et  ne  pas  compter  avec  le  futur  roi  de  France; 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GOEBBE  DE    VENDÉE.  bi 

mais,  en  fait  d'orgueil,  je  ne  me  pique  pas  de  dé^téreasemeot  che- 
Talerësque.  Je  veux  un  éclat  proportioDDé  k  la  grandeur  de  mes 
actions,  je  veux  un  titre  au  moins  égal  à  celui  de  Charette,  je  veux 
an  poDToir  qui  contre-balance  le  sien.  A  l'œuvre  on  verra  qui  de 
naos  deux  est  le  plus  habile,  le  plus  brave  et  le  plus  influent.  Quant 
aui  vices  et  aox  crimes  dont  on  m'accuse,  il  me  semble  qu'il  n'est 
pas  pins  blanc  que  moil 


Rassemble  vingt  mille  chouans,  et  tu  pourras  faire  tes  condi- 
tions. Combien  en  as-tu  autour  d'ici? 

SAlIfT-GDBLTlS. 

Cinq  OD  àx  cents  déjà. 

HABOtSSON. 

Ce  n'est  guère  I 


Je  snis  en  Bretagne  depuis  vingt-quatre  heures,  et  tu  trouves 
qne  le  résultat  est  mince? 

RiBOISSOH. 

Mors  reprends  tes  courses,  et  reviens  vite  avec  tes  recrues. 

SilNT-GUELTAS. 

h  miendrai  quand  vous  serez  battus. 

BtBOISSOK. 

Grand  merci! 

SAlHT-CnELTAS. 

n  faudra  bien  alors  que  vous  preniez  mes  ordres!  Une  bonne  vic- 
ItHre  des  républicains  fera  tomber  les  préventions  de  mes  amis  et 
rabatbalesprétentionsde  mes  ennemis.  Au  revoir,  mon  cher,  j'û  le 
temps  de  penser  à  mes  affaires  domestiques,  comme  tu  dis,  et  de 
làire  reotrer  ma  seconde  femme  dans  le  devoir. 
haboisson. 

Louise?  Que  dis-tu?  qu'a-t-elle  fût?  où  est-elle? 

lAIHI-CUELTAS. 

Où  elle  est,  je  n'en  sais  rien.  Elle  s'est  enfiùe  de  chez  moi  pen- 
dant que  je  me  rendais  iù.  On  vient  de  me  l'apprendre.  Je  sais 
qn'sUe  erre  dans  les  environs,  guettant  le  moment  de  s'emlmrquer 
ou  de  fùre  pis. 

HA  Boisson. 

Conunentl  Louise  te  quitte?  Elle  te  trompait?  C'est  imposùblel 

SAIHT-GnHLTiB. 

Lonise  me  trompût  en  ce  sens  qu'elle  cherchait  depuis  longtemps 
i s'assurer  une  autre  protection  que  la  mienne;  elle  me  menaçùt 
sans  cesse  de  me  quitter.  Elle  est  injuste,  impérieuse,  .dévorée  de 
jaloDsie,  ùgrie  par  te  chagrin;  notre  enfant  n'a  pas  vécu.  Enfin  elle 
adû  ooaer  à  mon  insu  des  intelligences  avec  nos  eimemis,...  peut- 
fitre  avec  son  couùn  Sauviëres,  qui  est  maintenant,  je  le  sais,  au- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


&6  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

près  de  M.  Hoche.  Je  ne  l'accuse  pas  encore  d'iDfîdélité,  mus  je  vois 
qu'elle  est  liche,  et  je  n'entends  pas  qu'elle  aussi  déshonore  le  nom 
que  tu  m'as  forcé  de  lui  donner. 

HABOlSSOH. 

J'ai  fïùt  pour  elle  tout  ce  que  je  devais,  tout  ce  que  je  pouvais. 
Elle  a  voulu  être  ta  femme,  c'est  à  elle  d'en  accepter  les  consé- 
quences. Le  jour  va  paraître,  je  te  quitte.  Tu  m'as  dit  ton  dernier 
mot?  Tu  ne  veux  pas  te  joindre  à  nous? 


Pas  encore. 

RABOISSOir. 

Ce  n'est  ni  patriotique  ni  fraternel.  Tu  te  proposes  de  venir  ra- 
masser nos  morts  sur  le  champ  de  bataille?  J'en  serai  peut-être, 
reçois  donc  mes  adieux. 


Sois  tranquille,  je  vous  vengerai. 

BBBBC,  tnppui  i  1*  paru  da  U  enlil». 

Ouvrez!  ouvrez! 

RABOISSOH,  •Uulooirii. 

Qu'est-ce  qu'il  y  aî 

REBEC. 

Les  bleus!  les  bleus!  Ils  envahissent  le  village... 

SAINT-CDELTIS. 

Us  attaquent?...  Je  n'entends  aucun  bruit! 

REBEC. 

Non,  personne  ne  leur  dit  rien.  Ils  s'installent,  et  probablement. . . 
Tenez,  oui,  on  vient  chez  moi.  Sortez  par  la  cuisine  et  par  ta 
rueUe. 


Si  tu  as  cinq  cents  hommes  sous  lamùn,  ce  serùt  l'occasion  de 
faire  un  coup  d'éclat. 

SAIMI-GOELTAS,  taiH  *l  mm^iu. 

Non,  messieurs,  vous  êtes  encorf  iutacts,  à  vous  l'honneur!  (n» 

sorlsDt.  On  fra|jpe  i  l>  porls  de  la  me.   Rebcc  va  ouvrir.  Motui  entre.} 

SCÈNE  IV. 
REBEC,  MOTUS,  p»i.  JAVOTTE. 

REBEC. 

Salut  et  fraternité  I 

JAVOTtE,   aueunnl. 

Vivent  les  bleus! 

MOTDS. 

Senùble  à  vos  politesses!  Où  diable,  sans  vous  offenser,  ai-je  vu 


îdoyGoo<^lc 


GUEBRE   DE   TENDEE.  57 

TDS  estimables  frimousses?  Ça  De  fait  rien.  J'eD  ai  tantvul  Ayez  la 
chose  de  préparer  le  vivre  et  le  couvert  pour  mon  capitaine. 

Ah!  le  capitaioe  Ravaud,  n'est-ce  pas? 

MOTUS,  iTH  on  |T«  uuplr.  ponant  li  miln  t  ud  fniit  (lalnt  mUitaln.) 

Le  c^itùne  Ravaud,  mort  colonel  au  champ  d'honneur  à  l'armée 
daRhin. 

REBBC ,  qui  hr  ■ne  JiTolle  le  dtjaiua  préparé  pour  BaboluDn  <l  Sabit^naltai. 

Vous  en  venez? 

HOTDS. 

Non  pas  moi,  Di  mon'  détachement.  On  a  toujours  tenu  la  cam- 
pagne depuis  un  an  contre  la  satanée  chouannerie  I  (n  cuche  p«  urre 

™  pTDniiii;anl  le  mol  de  chanannerje.  JâTOlta  fait  comma  lai  par  sjmp»tliio  paliio- 
uqnr.  ) 

Alors  H.  Henri,...  je  veux  dire  le  citoyen  Sauviëres,  où  est-i), 
IdïT 

UOTDS. 

Colonel  à  l'armée  du  Rhin  en  remplacement  du  colonel  Ravaud. 
u  jiTotu,  qui  l'eiamine.)  Allous,  vlvement,  la  jolie  fille  I  Où  diahle  vous 
û-je  vue?  des  beautés  de  votre  calibre,  ça  ne  s'oublie  pas! 

JAÏOTTE. 

Pardiue  1  au  château  de  Sauvières  en  93 1  Je  vous  reconnais  bien, 
moil 

Flatté  de  la  circonstance. 

HEBBC. 

Et  votre  capit^ûne  actuel,  comment  s'appelle-t-U? 

KOTUS. 

Citoyen  aubergiste,  tu  le  lui  demanderas  à  lui-même,  et  il  te  ré- 
pondra si  la  chose  lui  parait  nécess^ùre  et  conforme  au  règlement  de 
la  civilité.  Au  reste,  le  voilà. 

SCÈNE  V. 
Les  Mêmes,  LB  CAPITAINE. 

LE  CAPIT&IKB,  parlanl  inr  la  Kuil  t  ne  UaDleum  accompagné  '<  <|ut"  bommei. 

Posez  les  sentinelles  et  fîtites  faire  bonne  garde.  Ne  souffrez  pas 
de' rixe  avec  les  b^bitans,  pas  de  provocation  inutile.  Vous  rencon- 
trerez des  figures  suspectes,  n'arrêtez  personne  sans  une  absolue 
nécessité,  tels  sont  les  ordres  supérieurs.  N'engageons  pas  d'aCTùre 
avant  l'arrivée  des  grenadiers.  Dans  deux  heures,  j'irai  faire  avec 

TOUS  une  reconnaissance,  ai  entra  aenl  dana  raoberge.) 


[),oti.odOyGoO<^lc 


W  KEVnE   DES  DEUX  MONDES. 

IAT0TT8,  bu  i  Mue. 

Un  joli  garçon,  tout  blond,  tout  jeune;  il  ne  doit  pas  être  bien 
méchant,  celui-là7 

Pas  méchant?  Il  a  des  yeux  qui  font  peur! 

JAVOTTE. 

Eh  1  non  I  de  beaux  yeux  verts  qui  brillent  comme  des  étoiles. 

RBBEC. 

Allume  donc  une  autre  chandelle,  on  ne  se  voit  pas  idi  (au  capî- 
uino  penduit  que  JiTotta  ■ii>m<.)  Tu  dois  être  fatigué,  cîtoyen  officier, 

après  cette  étape  de  nuit?  (La  capiluns  aluoibd  no  fait  pm  «tteuliou  i  lui.)  Au 

reste,  dans  le  fort  de  l'été,  comme  ça,  il  vaut  mieux  marcher  à  la 
Catcheur!  (siUace  da  capiuLoe.)  Et  puis,  pour  dérouter  l'ennemi,  n'est- 
ce  pas?  (A  jaTotte.)  Je  vois  ce  que  c'esti  II  est  sourd  comme  un  potl 

(An  capiUine,  d'nns  Toii  élerts  ti  loi  monlruit  la  Uhl«  Mnie.)  Ce  déjCUner  t^at- 

tendait,  capitainel  Si  tu  veux  t'asseoir... 

LE  CAPITAINE. 

Merci,  je  n'û  pas  faim. 

RBBEC. 
Ni  soif?  (Le  capitaine  dit  non  axec  la  Uta.  A  Jaiotts.)  AlOTS  nOUS  maOge- 

roDs  le  déjeuner.  C'est  ne  pas  avoir  de  chance  :  les  blancs  n'ont 
pas  le  temps,  les  bleus  n'ont  pas  d'appétit...  (au  capiuiDe,  criant.) 

Veux-tu  te  reposer?  (L*  capitaine  a  on  liget  mon<ramant  d'impatiancs  et  parte  la* 

naiDi  i  ui  oiaiiiat.)  G'est  ça,  il  est  sourd!  J'ai  beau  crier  I 

lATOTTE. 

Eh  I  non  I  II  vous  dit  que  vous  lui  cassez  la  tête  I 

HCBEC. 

Ou  bien  il  ne  veut  pas  être  tutoyé.  Le  fait  est  que  ça  commence 
à  passer  de  mode,  (ad  capitaina.)  Monsieur  le  capitaine  souhute-t-il 
quelque  chose? 

L8  CAPITAIHE. 

Rien,  merci.  J'ai  besoin  d'une  heure  de  sommeil. 

RSBBC. 

La  chambre  à  cAté  est  prête.  Il  y  a  un  excellent  lit. 

LE  CAPITAINE. 
Très  bien,   (n  paiw  dan>  la  chambre  TOinna.) 

RBBEC,  cnliau  iai  km  ■«  u  polMa»,  aiao  uapétHlIan. 

Javottel  voil&  une  chose  étonnante,  .surprenante,  étourdissante  1 

lAVOTTB.  * 

Quoi  donc? 

BEBBC. 

Tu  ne  te  doutes  de  rien,  toi? 

JAVOTTE. 

Nonl  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


guerie  de  tendes.  59 

urbec. 
Attends  I  Je  tus  voir  sa  figure  pendant  qu'il  fite  son  fcolbak.  {n 
T*tai4<  p»  u  trats  de  1*  porte.)  Il  ne  l'ôtc  pas.  Il  ue  se  couche  pas.  Le 
VQÏUi  asàs;  il  va  donnir  les  coudes  sur  la  table  et  le  sabre  au 
Saiic...  on  vrai  militaire!  Il  craint  quelque  surprise,  —  il  n'a  pas 
tort!  —  Le  voilà  qui  éteint  la  chaoddle,  je  ne  vois  plus  rien.  (Ren> 
uiL)  Cest  égal,  j'en  siùs  sûr,  à  présent,  c'est  lui  I 

JAVOTTE. 

Qui,  luiî 

REBEC. 

Càdiol 

JATOTTE. 

Quel  Cadio  7  IjB  sonneur  de  biniou  qui  venait  à  la  ferme  du  Hys- 

lëiel 

RBBEC. 

Loinnéme. 

JAVOTTE. 

Vous  rêvez  ça  I  c'est  pas  possible  t 

EEBEC. 

C'est  comme  je  te  le  dis. 

•  JATOTTE. 

D  nous  aurùt  reconnus  I 

REBBC. 

Ta  sais  lùen  qu'il  était  &  moitié  Tou.  11  l'est  tout  à  fut  &  présenti 

JAVOTTE. 

S'il  était  fou,  il  ne  serait  pas  devenu  ce  qu'il  est. 

REBBC 

Bah!  il  sarut  lire  et  écrire,  et  il  y  a  une  telle  disette  d'ofSclersI 
Les  cbotuos  en  ont  tant  tué  1  ça  fût  de  la  place.  £t  puis  on  aura  su 
qu'il  avait  tué  H&cheballe.  11  fallût  bien  le  récompenser. 

JAVOTTE. 

Attendez  I  on  frappe  k  la  petite  porte,  (sue  ion  pu  u  cmnat.) 

RBBBC. 

Drôle  de  cbose  que  l'existencel  Ce  Cadio  avec  son  biniou...  offi- 
cier i  présent,  l'ûr  lier,...  le  parler  sec,...  la  tenue  imposante,  ma 
foif  Eh  bien!  alors...  pourquoi  pas?  Ses  intérêts  sont  les  miens,..  . 
je  lui  dirai  tout  1 

SCÈNE   VI. 
HEHBI,  HOTCS,  REBEC. 

RBBEC. 

Bon!  autre  sufprisel  M.  Henri  &  présenti  On  vous  eroyût  sur  le 
Bhin. 

HEHBI. 

J'en  arrive  I  Où  est  l'ami  Cadio? 


îdoyGoo<^lc 


60  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

REBEC. 

11  dort  là,  en  ttiû  patriote,  avec  armes  et  bagages  I 

HERHI. 

Ça  veut  dire  que  les  minutes  de  repos  lui  sont  comptées;  ne  le 
dérangeons  pas.  (a  RebH.)  Lusse  ici  ce  déjeuner,  et  ajoutes~y  ce 
que  tu  pourras.  J'attends  un  convive.  Va-l'en  fricasser  n'importe 
quoi;  vitel  (lobac  >ott.  —  a  umiu.)  Tu  dis  qu'il  est  capitaine?  Peste! 
c'est  bien,  çal  au  bout  d'un  an  de  service  1 

■OTDS. 

Depuis  un  mois  ennron,  mon  colonel.  Nommé  à  l'unanimité  pour 
acUon  d'éclat.  —  Beau  militaire  sous  tous  les  nq)ports,  adoré  du 
soldat,  encore  qu'il  soit  un  peu  cbien. 
heuri. 

Chien? 

VOTOS. 

Pardon  de  l'expression,  mon  colonel.  Je  veux  dire  qu'il  est  porté 
sur  la  discipline  et  ne  passe  rien  aux  freluquets  et  autres  déUn- 
quans;  mais  il  est  juste  et  maternel  pour  ses  hommes,  voilà  pour- 
quoi on  lui  pardonne  des  choses... 

Quelles  choses,  voyons? 

HOTDS. 

Le  capitùne  Cadio,  ton  ami  —  et  le  mien  dans  le  temps  qu'il 
était  soldat  comme  moi  —  est  à  présent...  un  tîgrel 

HENRI. 

Ah?  un  chien,  un  tigre...  Va  toujoursl 

HOTDS. 

Si  la  licence  de  mon  discours  t' offense,  mon  colonel,  tu  n'as  qu'à 
me  le  dire,  et  ma  parole  rentrera  dans  les  rangs. 

HEDRI. 

NonI  puisque  c'est  moi  qui  t'interroge. 

MOTUS. 

Eh  bien  voilai  le  capitaine  est  tigre  dans  la  bataille;  il  n'y  en  a 
.  jamais  assez  pour  lui,  toujours  le  premier  au  feu,  jamïûs  de  quar- 
tier, point  de  prisonniers;  toutes  nos  lattes  se  sont  ébréchées  en 
manière  de  scie  sur  les  crânes  des  chouans,  et  on  a  marché  dans  le 
sang  jusqu'aux  aisselles.  Du  temps  du  capitaine  Bavaud,  qui  était 
certainement  un  brave  soigné,  on  avait  tous  te  cœur  un  peu  sen- 
sible pour  les  vaincus,  et  moi-même;...  mus  il  a  fallu  emboîter  le 
pas  dans  la  férocité,  et,  à  présent  que  la  clémence  est  à  l'ordre  du 
jour,  on  ne  sait  point  ce  que  fera  le  capitaine,  qtù  n'est  pas  certes 
un  homme  pareil  aux  autres  humains. 

BEHHI. 

Quel  homme  est-ce  selon  toi?  voyons  ! 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GDEBBB   DE   TENDÉE.  61 

HOTDS. 

Votli,  mon  colonel,  où  la  défiDÎtion  dépasse  les  facultés  dont  je 
sois  sosceptible  pour  l'expliquer  la  cbose  ! 

BBHHI. 

Essaie  toujours. 

Eb  bien  !  sans  lui  faire  de  tort,  je  crois,  mon  colonel,  qu'il  a  une 
pointe  de  religion  dans  la  t€te,  comme  qui  dirùt  une  dévoUon  à 
l'être  suprême,  qui  le  précipite  dans  des  extases  et  autres  travers 
gnpérienrs  de  l'esprit,  où  il  voit  les  choses  qui  doivent  arriver,  et 
même  les  évënemens  qui  se  passent  à  la  distance  que  les  autres 
hommes  ne  peuvent  s'en  apercevoir.  Toutes  les  batailles  que  nous 
nons  perdues  ou  gagnées,  il  les  a  connues  la  veille ,  et  même  U  a 
en  comiûssaiice  de  ceux  de  nous  qui  deviûent  y  passer  l'anne  à 
gaoche. 

HENRI. 

Allons  donc!  est-ce  qu'il  vous  a  fût  quelquefois  des  prédicUons 
de  ce  genreT     . 

MOTDS. 

TioD,  mon  colonel.  En  dehors  du  service,  il  ne  parle  pas;  mais,  à 
sa  muùÈre  d'agir,  on  voit  qu'il  connaît  ce  qui  arrivera,  et,  &  sa 
manière  de  regarder  le  troupier,  on  voit  qu'il  lit  sur  son  visage  le 
conpte  de  ses  heures. 

HENRI. 

Allons,  allons  I  mon  brave  Motus,  je  vois  que  tu  n'es  pas  aussi 
espiit  fort  que  je  le  croyais,  et  qu'il  y  a  toujours  des  superstitions 
dûis  nos  uoupes  de  l'ouest.  C'est  le  pays  qui  le  veut;  vous  avez 
pris  ce  mal-là  du  paysan... 

tnic ,  rmtrut  aite  OM  ola  iAUb.  JanlM  potu  4*u  baaltOlM  it  ><ii. 

CiiojeD  colonel,  U  y  »  là  un  paysan  qui  demande  à  vous  parier; 
il  dit  que  Toiu  l'attendez. 

BBIfRI. 

Ooi,  (ais-le  entrer,  (a  houu.)  Va  boire  un  coup  &  ma  santé. 


SCÈNE  VII. 


HENBl,  LE  PAYSAN. 

HENRI. 


n  I  l'ami ,  c'est  vous. . 

LE  PiTSAH   BRETON, 


Koi...  qoîT 

lJi!)tizedO¥GoO<^lc 


42  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

'       HENRI. 

GhristiD  Tremeur,  de  Pornic? 

LE  BUE TON. 

C'est  bien  moi.  Et  vous? 

BB5RI. 

Henri  de  Sauvières. 

LE  BRBTOIf. 

Colonel  des  hussards  de  la  république? 

HE  KHI. 

Et  TOUS*  chef  de  contre-chouans  en  disponibilité? 

LE    BKETOn. 

C'est  ça.  Nous  allons  souper...  ou  déjeuner,  car  je  n'ai  rien  pris 
depuis  vingt-quatre  heures,  et  on  a  beau  être  durci  à  la  fatigue  et 
ji  la  misère,  il  iaut  se  substanter  quand  l'occasion  se  trouve. 

HEHRt. 

Votre  couvert  étwt  mis,  vous  voyez?  (ii.  i'™oi.nt.) 

LE  BRETON ,  d«ooapsDl  l'ota  Ml  UnlMBni. 

Doux  Jésus!  voUà  une  belle  pièce  par  le  temps  qui  court,  pas 
vrai? 

Ooi,  pour  un  pays  où  règne  la  disette... 

LB    BRETON. 

Oh  [  depuis  que  les  chiens  d'AngUus  lui  ont  débarqué  des  vivres, 
on  D'y  manque  de  rien  ;  mats  ça  ne  durera  pas  longtemps,  allez  I  Les 
distributions  sont  mal  faites,  et  chacun  tire  à  soi  la  part  des  autres, 
sans  compter  ceux  qui  en  trafiquent.  C'est  pas  un  gaspillage,  mon 
bon  Dieu,  c'est  un  vrû  pillage!  Ça  ne  fait  rien,  profitous-en. 
Tenez,  Vlà  du  fameux  vinl  A  votre  santé  I 

A  la  vôtre. 

LE    BRETON. 

Gomment  que  vous  le  baptisez,  ce  vin-U? 

HBNRI. 

C'est  du  bordeaux  de  bonne  qualité. 
LB  bubtOn. 

Voyez-vous  ces  damnés  Anglais  qui  régalent  comme  ça  leux  offi- 
ciers, tandis  que  vous  autres  vous  buvez  de  la  piquette  de  pommest 
C'est  comme  ça,  hein? 

.      BBNRI. 

Si  nous  parlions  d'aflaires  plus  sérieuses,  maître  Tremeur?  Vous 
me  panûssez  un  bon  vivant,  et  votre  lettre  que  j'û  reçue  A  Auray 
m'a  donné  confiance;  mais  le  temps  est  précieux... 

LB   BRBTON. 

Patience,  patiencel  C(HnmeD(ons  par  le  coDuneocement.  Vous 
conntùssez  bien  S^nt-Gaeltae? 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GDEKKE  DE  TENDEE.  63 

HEKKI. 

P^^onnellement,  non, 

LE  BRETOn. 

Voos  VOUS  êtes  pourtant  serrés  de  prfes  dans  la  campagne  d'outre- 
Uiiref 

HBnni, 

Je  le  pense,  mais  rien  ne  le  distingimt  de  ses  soldats,  et  ai  j'ai 
m  sa  figiue,  elle  ne  m'a  rien  appris. 

LE  BRETOH. 

Tant  pis,  tant  pis  1 

HE  KHI. 

Poorquoi? 

LE  BRETOH. 

Parce  que  je  comptas  vous  le  livrer;  mais  comment  saurez-vous 
que  je  ne  vous  vole  pas  votre  argent,  ai  vous  ne  pouvez  pas  vous 
direjcomme  ça  en  le  voyant  :  C'est  pal  un  méchant  renû^  qu'on 
m'amène;  c'est  ben  le  vrai  sanglier  des  bois  ga'oa  me  donne  à 
icorcber? 

HEHBI. 

Vous  voulez  me  le  livrer?  C'est  là  le  bat  de  l'entrevue  que  vous 
m'avez  demandée  ? 

LE  BRBTOH. 

CaX  ça  et  pas  autre  chose  :  ça  vous  va,  je  pense  î 

BBifHI. 

Eh  bienl  non,  vous  vous  êtes  trompé,  mon  cher;  ça  ne  me  va  pas 

da  tout  (Il  ■■  Itrt  de  Ubte.) 
LB  BUTOB,  Unal  d*  h  eeialan  m  pifloltt  qu'a  poH  •»  U  (*bl<,  t  tiU  da  Mb  oMMia. 

Ah  ben,  par  exemple,  v'ià  qu'est  drdle  ! 

HEBBt,  uu  la  nfuder. 

Hais  non,  c'est  très  sérieux  au  contraire. 

LE  BBBTOH,  poMit  Hn '■□(!<  pLtiolH  da  l'iiiaa  otU  da  lan  aiiiaiw. 

Tons  VOUS  méfiez  peut-être  ? 

HBHRI,   H  msaniiiL 

Cest  VOUS  qm  vous  méfiez.  Qu'est-ce  que  vous  faites  donc  là? 

LB  BRETOH. 

Excosez-moî,  ça  me  gène  pour  manger,  et  j'ai  encore  fum. 

HEHBI,  M  rawayant  ai  boa  da  lui. 
A  votre  aise  I  lu  tli»  da  *•  >ane  dani  piitolati  qu'il  pDia  en  mSme  Hapa  1  n 

imunin  BRocba  vu i> ubie.)  Où  il  y  a  de  la  gène,  il  n'y  a  pas  de 
pluar. 

LB  BRBTOH. 

Bien  ditt  Ainâ  vous  refusez  d'écorcber  la  mauvaise  béteî 

HBHU. 

Je  ne  sais  pas  écorcfaer,  ça  n'entre  pas  dans  mes  habitudes. 

LE  BRETOH. 

Mais  l'enroyer  à  vos  juges,  ça  ne  vous  conrient  pas  I 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


d&  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

BBKHI. 

Ce  sont  affaires  de  police  qui  ne  font  point  partie  de  mes  attri- 
butions. Si  je  le  prends  les  armes  à  la  main,  ce  sera  différent;  mais 
Dégoder  une  trahison  ne  me  convient  pas,  comme  vous  dites. 

LB  BRETOn. 

Vous  êtes  beu  délicat  !  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  ici,  en  habit 
bourgeois,  pour  faire  de  l'espionnage,  comme  c'est  permis  à  la 
guerre  î 

HENRI. 

Pousser  en  pays  ennemi  une  reconnaissance  périlleuse  est  le 
moyen  qu'on  cherche  pour  épargner  la  vie  des  hommes,  en  termi- 
naot  le  plus  vite  et  le  plus  sûrement  possible  l'échange  de  meurtres 
et  de  malheurs  qu'on  appelle  la  guerre.  11  faut  bien  faire  la  part 
du  sang;  mais  le  devoir  lïun  bon  soldat  et  d'un  honnête  homme 
est  de  la  faire  aussi  petite  que  possible  en  s' assurant  de  la  position 
et  des  ressources  de  l'ennemi,  et  en  diminuant  les  chances  du  ha- 
sard aveugle.  Jusqu'ici  l'on  s'est  égorgé  dans  les  ténèbres,  et  bien 
souvent  sans  autre  espoir  que  celui  de  vendre  chèrement  sa  vie. 
Ce  n'est  plus  là  le  but  de  la  guerre  que  nous  fusons.  Nous  comp- 
tons épargner  les  paysans  quand  nous  les  aurons  mis  dans  l'impos- 
siblité  de  se  soulever,  et  quant  aux  meneurs  et  aux  chefs,  nous 
voulons  tenter  de  les  rallier  à  ta  patrie.  M.  Saint-Gueltas,  mis  en 
demeure  de  se  prononcer  librement,  agira  selon  sa  conscience; 
mais,  pris  dans  un  piège,  il  voudra  mourir  bravement,  et  je  ne  me 
charge  pas  de  l'assassiner. 

LE  BRETON,  fOQtilltnl. 

Vous  êtes  un  homme  d'honneur,  je  le  vois,  monsieur  de  Sao- 

Vières  !...  (Rspnnant  lOD  acceal  st  >a  phpianamia  de  lu^un.)  HfÙS  C'eSt  dODC 

que  vous  espérez  l'acheter,  ce  gueux-là  ? 

HEHRI. 

L'acheter?  Je  n'ai  pas  ouï  dire  que  la  chose  fût  posâble,  et  je 
n'y  crois  pas. 

LE  BtlETOn. 

Vous  n'avez  pas  ouï  dire  qu'il  était  ruiné,  réduit  aux  expédïens, 
capable  de  tout  &  c't'heure? 

BEKRI. 

J'ai  oui  dire  qu'il  s'étùt  ruiné  en  débauches;  j'ai  ouï  dire  aussi 
qu'il  avait  sacrilié  sa  fortune  à  sa  cause.  Je  crois  que  les  deux  ver- 
sions sont  vraies  et  qu'il  a  pu  mener  de  front  les  plaisirs  et  le  dé- 
vouement. Quel  que  soit  son  véritable  caractère,  j'ai  des  rasons 
personnelles  pour  souhûter  qu'il  survive  à  la  guerre  en  acceptant 

la  paix.   {U  H    lèie  de  oouTun  sn    liiiMDt   Ht  pUtoleta   (ot   1>   Uble.  La  piTim 
fait  aDMitAt  la  Dtaie  chou,  el  l'appiotha  d<  lai  aTac  conflanca.) 


v.Gooi^le 


GUbRIlE  DE  VENDÉE.  66 

LE  BIIBTOH. 

Peat-on  vods  demander  quelles  sont  vos  nûsons? 

HENRI. 

Il  les  coDDalt,  lui,  c'est  tout  ce  qu'il  faut  '. 

LE  BRETON. 

Hsis  si  je  les  savûa  aussi  ? 

HENRI. 

Voyons! 

LE  BRETON. 

11  s'est  fait  aimer  d'une  femme  que  vous  aimiez,  et  vous  souhù- 
leriez  vous  battre  en  duel  avec  lui  :  idée  de  gentilhomme  I 

HBHRt. 

la.  femme  que  j'aimais  comme  ma  sœur  et  qui  m'aimait  comme 
soQ  Trëre  est  devenue  sa  femme  légitime.  Je  suis  à  la  veille  d'épou- 
ser une  personne  que  j'aime,  et,  à  moins  que  M.  Saint-Gueltas,  qui 
passe  pour  être  peu  fidèle  en  amour,  ne  maltraite  et  n'avilisse  ma 
parente...  Uais  je  ne  suppose  pas  cela,  et  vous? 

LE  BRETOK,  l'oublUat 

Saint-Gueltas  n'a  jamais  avili  ni  maltrùté  les  femmes  qui  se  res- 
pectent. 

BENR1. 

Alors,  comnae  ma  couâne  est  de  celles-là,  je  n'ai  probablement 
aucune  réparation  &  vous  demander. 

LE  BRETON. 

A  me  demander? 

HENRI. 

Oui,  monsieur  le  marquis,  je  vous  reconnais  maintenant,  non 
par  suite  d'un  souvenir  bien  marqué,  mais  à  cause  de  votre  air  et 
de  vos  paroles.  Vous  êtes  Saint-Gueltas  en  personne,  et  vous  avez 
voulu  vous  moquer  de  moi.  Je  vous  le  pardonne,  à  la  condition  que 
vous  me  donnerez  de  cette  tentative  une  raison  aussi  loyale  que 
ma  réponse. 

SAinr-CdELTAS. 

MouKeur  le  comte  de  Sauvières  veut-il  accepter  mes  excuses? 

HENRI. 

Certes,  monsieur;  mais  je  serais  plus  touché  d'un  aveu  sincère 
que  d'une  courtoisie  évasive.  Pourquoi  m'avez-vous  tendu  ce 
piège? 

SllNT-CDELTiS,  (oariiiil. 

Voos  tenez  à  le  savoir?  Eh  bien!  je  vais  vous  le  dire  :  je  voulais 
vous  tuer! 

HENRI. 

Comme  ennemi  politique? 

SAINTHÎDELTAS. 

Comme  ennemi  personnel. 
nmz  Lxiii.  —  1861.  5 


jyGoot^lc 


tib  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

DENRI. 

Vous  pensiez  devoir  vous  débarrasser  d'un  enoemi  de  votre  bon- 
heur? 


D'un  eDDemi  de  mon  honneur. 
Qui  s  pu  vous  faire  penser?... 

SAIKT-CnELTiS. 

L'a  hasard,  une  coïncidence...  L'amour  a  ses  faiblesses,  la  ja- 
lousie ses  aberrations.  Vous  n'exigez  pas  que  je  me  confesse  davan- 
tage? J'ai  été  désarmé  par  votre  franchise,  soyez-le  par  la  mienne! 

(Il  lai  tend  U  main.) 

n  suffit.  Et  maintenant,  monsieur,  nous  séparerons- nous  sans 
que  vous  me  cliargiez  pour  le  général  en  chef  de  quelque  parole 
d'estime?  Il  est  de  ceux  dont  tousjes  partis  respectent  le  caractère, 
et  vous  l'avez  connu  à  Nantes  lorsque  vous  y  avez  signé  l'an  der- 
nier un  traité  de  paii... 

SAIKT-C  DELTAS. 

Qui  n'a  été  tenu  de  part  ni  d'autre. 
11  me  semblait... 

'      SIINT-SDELT&S. 

Pardon  si  je  vous  interromps!  11  vous  semblait  qu'en  dépit  de. 
nos  promesses  nous  avions  continué  la  guerre  d'escarmouches  qui 
épuise  vos  troupes  et  empoche  la  république  de  dormir  tranquille? 
Songez,  monsieur,  que  nous  n'avons  jamais  eu  comme  vous  des 
soldats  enrôlés  par  (orce,  et  que  les  nôtres  se  licencient  eux-mêmes 
quand  il  leur  plaît,  ou  reprennent  les  armes  pour  leur  propre  compte 
comme  ils  l'entendent.  On  avait  exaspéra  nos  paysans.  Ils  se  ven- 
gent sans  nous  et  souvent  à  notre  insu,  quand  l'occasion  s'en  pré- 
sente. Ils  rendent  le  mal  qu'on  leur  a  fait.  Est-ce  notre  faute,  et 
pouvons-nous  les  désavouer?  Vous  avez  dit  sous  la  terreur  :  Vive 
îa  république  malgré  tout!  Permettez  qu'en  face  de  la  chouannerie 
nous  disions  :  Vive  le  roi  quand  même  1  Ces  gens-là  n'ont  pas  signé 
le  traité  de  la  Slabilaye,  et  nous  n'avons  pu  répondre  que  de  nous- 
mêmes.  Sous  prétexte  de  les  contenir  et  de  les  châtier,  vous  nous 
avez  entourés  de  troupes  qui  nous  font  une  existence  impossible, 
contre  laquelle  il  nous  est  difficile  de  ne  pas  protester. 

Et  c'est  parce  que  nous  avons  sévi  contre  les  bandits  qui  conti- 
nuent à  exercer  le  vol  et  l'assassinat  sur  toutes  les  routes  que  vous 
avez  appelé  l'étranger  ici? 

SAINT-GDBLTAS. 

Permettez!  ceci  est  une  autre  question.  Vos  généraux,  Canclaux 


[),oti.odOyGoO<^lc 


GDERBE   DE   VENDEE.  67 

entre  autres,  nous  avaient  donné  des  espérances  qui  ne  se  sont  pas 
réalisées. 

BEHRI. 

Désespérances? 

saiht-gheltas. 
Us  ne  trahiss^ent  pas  leur  mandat  en  cherchant  à  f£Ûre  cesser  à 
toot  prix  la  guerre  civile.  Ils  avaient  horreur  des  cruautés  exercées 
contre  nous,  ils  les  désavouaient,  ils  voulaient  imprimer  à  la  tj- 
raonie  républicaine  un  mouvement  de  recul  qui  permettrait  à  l'opi- 
nioD  de  se  manifester,  et  nous,  qui  croyons  savoir  que  la  France 
est  royaUste,  nous  comptions  sur  le  pacifique  triomphe  de  nos  idées 
en  vous  voyant  désavouer  vos  proconsuls  renversés  et  défendre  que 
nous  fassions  traités  de  brigands.  L'événement  a  déjoué  leurs  espé- 
rances et  les  nAtres;  la  convention  règne  encore,  nos  amis  et  nos 
parens  sont  toujours  proscrits  ou  remplissent  encore  vos  prisons. 
Tons  vous  tenez  toujours  en  armes  autour  de  nous,  enfin  votre 
déesse  Liberté  est  toujours  montée  sur  son  rouge  piédestal,  l'écha- 
iàud.  Dans  cet  état  de  choses,  le  cri  du  peuple  est  étouFTé.  La  guerre 
qae  vous  font  les  chouans  est  une  protestation  outrée,  mais  sincère, 
contre  le  despotisme,  qui  leur  est  odieux.  Nous  avons  vu  clairement 
que  vous  n'étiez  pas  les  plus  forts  dans  le  conseil,  et  que  la  queue 
de  Robespierre  prolongerait  indéfiniment  notre  agonie  et  celle  de 
.  la  France.  Nous  nous  croyons  libres  de  protester  à  notre  tour  et  de 
TOUS  appeler  eu  bataille  rangée...  Voici  le  jour!  d'ici  vous  pouvez 
voir,  dans  la  plus  belle  rade  de  l'Europe,  quatorze  vaisseaux  de 
guerre  qui  viennent  de  battre  les  vôtres  en  passant.  Ils  ont  apporté 
de  quoi  armer  quatre-vingt  mille  hommes  et  de  quoi  en  habiller 
soixante  mille... 

Où  sont  les  hommes? 

SAIMT-GDELTAS. 

Grûgnez  de  les  voir  sortir  de  terre  et  d'avoir  à  les  compter, 
monsieur!  Nous  sommes  maîtres  d'une  presqu'île  qui  contient  qua- 
torze villages  et  que  ferme  une  chaussée  facile  à  défendre  avec  une 
poignée  de  soldats  et  le  feu  de  quelques  barques.  Les  émigrés  sont 
peu  nombreux,  j'en  conviens.  Que  nous  importe,  k  nous  qui  com- 
mandons ici  et  doDt  les  forces  occupent  le  pays  sur  quarante  lieues 
de  profondeur  ?  Et  vous  autres,  vous  êtes  à  peine  quinze  mille,  dis- 
séminés par  petits  détachemens  de  quelques  centaines  d'individus. 
Dans  ce  village,  vous  êtes  deux  cents,  pas  un  de  plus!  11  ne  tien- 
drait qu'à  moi  de  vous  écraser  jusqu'au  dernier  avant  deux  heures 
d'ici! 

HENRI. 

Pourquoi  ne  l'essayez-vous  pas?  Vous  vous  tïdsez,  monsieur  le 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


68  REVIJE   DES   DEUX    MONDES. 

marquis?  Ha  question  est  indiscrète,  mais  votre  silence  est  élo- 
quent! Vous  avez  vos  raisons  pour  nous  épargner,  et  je  les  con- 
nais. Vous  n'êtes  pas  d'accord  avec  l'expédition  qui  menace  nos 
côles,  soit  que  vous  soyez  bon  juge  des  fautes  qu'elle  commet  chaque 
jour,  soit,  comme  j'aime  encore  mieux  le  supposer,  que  votre  pa- 
triotisme répugne  à  compter  sur  l'étranger  pour  faire  triompher 
votre  cause  I 

SAI7IT-CUELTA3,  Miiblf. 

11  y  a  du  vrai  dans  ce  que  vous  dites  :  on  n'accepte  pas  ce  se- 
cours-là sans  souffrir!...  Hais  croyez  que  je  souffrirais  encore  plus 
d'avoir  à  vous  exterminer  ici  à  coup  sûr,  vous  qui  venez  de  me  té- 
moigner une  loyauté  chevaleresque.  Failes-moi  l'honneur  de  pen- 
ser que  ceci  passe  avant  tout  pour  moi! 

Puisque  nous  sommes  en  si  bons  termes,  monsieur,  permettez- 
moi  de  vous  dire  à  mon  tour  ce  que-je  pense  de  votre  appréciation 
de  notre  force  matérielle  et  morale.  Fussions-nous  encore  moins 
nombreux  qu'il  ne  vous  plaît  de  le  supposer,  ce  n'est  pas  sur  qua- 
rante, c'est  sur  deux  cents  lieues  de  profondeur  que  nous  occupons 
la  France.  Nous  ne  sommes  pas  une  province,  ni  une  année,  nous 
sommes  une  nation,  et  si  la  liberté  de  rétablir  la  royauté  ne  vous 
est  pas  accordée,  c'est  parce  que  la  France  nous  défendrait  de  vous 
l'accorder,  quand  même  nous  en  serions  tentés.  La  liberté  ne  règne 
pas,  j'en  conviens  :  le  sentiment  que  nous  en  avons  est  trop  nou- 
veau pour  ne  pas  être  passionné,  jaloux  et  ombrageux;  mais  cette 
crainte  que  nous  avons  de  la  perdre,  et  qui  a  enfanté  et  supporté 
chez  nous  le  système  de  la  terreur,  devrait  vous  prouver  de  reste 
que  la  France  n'est  pas  royaliste.  Vous  caressez  une  erreur  fatale 
qui  vous  met  en  guerre  contre  vous-mêmes;  elle  vous  égare  dans 
vos  notions  de  patriotisme  et  de  loyauté.  On  nous  a  défendu  de 
vous  traiter  de  brigands...  On  a  bien  fait  sans  doute,  et  je  suis  loin 
de  rire  du  titre  sentimental  de  frires  égarés  qu'on  vous  a  officiel- 
lement donné.  Vous  le  méritiez,  vous  le  méritez  encore.  Hélasl 
vous  ne  savez  ce  que  vous  faites!  Vous  déchirez  le  sein  qui  vous  a 
portés,  vous  gaspillez  le  trésor  d'une  bravoure  héroïque,  vous  ap- 
pelez tous  les  maux  sur  la  mère  commune...  Ses  bras  meurtris  et 
sanglans  se  referment  sur  vous  et  vous  étouffent! 

SAINT-CCELTAS,    émn.  te  raldltunl. 

Nous  jouons  notre  dernière  partie,  je  le  sais;  maïs  elle  est  belle, 
avouez-le  ! 

Elle  est  perdue,  fussiez-vous  vainqueurs  à  Quiberon  I  Nos  légions 
sont  impérissables;  c'est  la  tête  de  l'hydre  que  vous  couperez  en 
vain  et  qui  repoussera  avec  une  rapidité  effrayante! 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


6IIEHBE    DE  VENDEE.  69 

S  AlflT-G  DELTAS. 

Qaelles  sont  donc  tes  olTres  que  nous  ferait  le  général  Hocbe?  Je 
saîa  que  vous  âtes  dans  son  intimité  maintenant;  vous  devez  con- 
naître sa  pensée? 

HENRI. 

La  tolérance  religieuse  la  plus  absolue,  le  pardon  et  l'oubli  des 
fuites  passées. 


Voilà  tout?  C'est  une  seconde  édition  du  traité  de  la  Jaunaye; 
nous  l'avons  décbiré.  Dites  à  H.  Hocbe  qu'il  nous  a  trompés!  trom- 
pés en  galant  bomme  qu'il  est,  c'est-à-dire  en  se  trompant  tout  le 
premier.  11  s'est  attribué  une  toute-puissance  qu'il  n'a  pas,  puisque 
la  cooTentioD  fonctionne  toujours  et  garde,  derrière  la  parole  saa-ée 
da  général,  une  porte  ouverte  à  la  trahison.  Veut-il  combattre  ce 
poavoir  inique?  Qu'il  le  dise,  et  nous  nous  joignons  à  lui  pour  mar- 
cher sur  Paris  :  qu'il  abjure,  lui,  aussi,  ses  erreurs  passées,  et  c'est 
nous  qui  pardonnerons  à  nos  frères  égarésl  Autrement  nous  vous 
combattrons  jusqu'à  la  mort  ;  voilà  mon  dernier  mot. 

HENRI. 

le  te  regrette^  mais  voici  le  mien  :  nous  repoussons  la  royauté 
aiec  horreur! 

SAINT-C  DELTAS. 

Vous  avez  bien  tort!  Un  de  vos  généraux  plus  bardi  ou  plus  am- 
bilieDi  qne  les  autres  nous  la  rendra,  —  à  moins  qu'il  ne  la  garde 
pour  lui-même,  auquel  cas  vous  n'aurez  fait  que  changer  de  maître  ! 

Adieal  (Htaii     lo    ncondnit.    Quand    il    revient  leni,  Cadio  <M  lorti  de  U  chambn 
toiiui  II  n  jeiu  d*ai  mi  bns,  ) 

SCÈNE  Vlll. 
HENRI,  CADiO,  poi.  MOTUS,  JAVOTTE,  BEBEC. 

GADIO. 

J'entendais  ta  voix.  Je  croyais  rêver. 

HEHKI. 

Tu  ne  m'attendûs  pas?  Tu  n'avais  pas  reçu  ma  lettre  d'AUe- 


Non.  Où  m'aarait-elle  rejoint?  Depuis  trois  mois,  je  n'ai  fut  que 
parcourir  l'ouest  et  le  nord  de  la  Bretagne  sans  m' arrêter  nulle  part. 
A  la  léte  d'une  compagnie  d'élite,  j'étais  chargé  de  débusquer  les 
chouans  de  leurs  repûres...  Hùs  toi,  comment  donc  es-tu  ici? 

HENRI. 

Je  suis  en  congé.  Hoche  m'a  écrit  de  venir  le  rejoindre.  Marie 
est  à  Vannes,  où  je  l'ai  vue  un  instant...  Ah  I  je  suis  heureux,  mon 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


70  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ami!  Elle  avût  parlé  de  moi  au  géDéral;  il  s'intéresse  à  notre 
amour;  il  m'a  attaché  pour  le  moment  h  sa  personne  en  me  per- 
mettant de  faire  avec  lui  cette  campagne  contre  les  Anglais.  Il  m'ac- 
corde Ba  confiance,  et  j'épouse  Marie  aussitôt  que  nous  aurons  repris 
Quiberon  à  ces  messieurs;  c'est  pour  connaître  t'état  de  leurs  forces 
et  l'usage  qu'ils  en  comptent  faire  que  je  suis  venu  sur  ces  eûtes 
en  observateur,  chargé  de  voir,  de  comprendre,  de  deviner  au  be- 
soin, et  de  rendre  compte,  le  tout  vivement,  comme  tu  penses! 
Sais-tu  quelque  chose,  toi  qui  étais  hier  à  Plouhamel? 

CAD  10. 

L'ennemi  n'a  rien  résolu  encore,  il  est  divisé.  11  discute  et  ja- 
louse. 11  perd  son  temps  et  sa  poudre  en  escarmouches.  Ils  n'ont 
pas  les  reins  assez  forts  pour  engager  une  vraie  lutte,  va!  Que  le 
général  arrive  vite,  qu'il  les  surprenne,  c'est  le  moment. 

HENRI. 

Il  le  sait,  et  il  est  en  marche. 

CADIO. 

Il  devrait  être  arrivé  !  Nos  petits  détachemens,  suCfisans  contre  la 
chouannerie  de  détail  à  travers  bois,  ne  pourraient  tenir  en  pays 
ouvert  contre  un  mouvement  auquel  se  joindrait  la  population  des 
côtes. 

HENRI. 

J'ai  ordre  de  vous  fdre  replier,  si  on  vous  attaque. 

CADIO. 

Dans  ces  aiïaires-là,  on  ne  nous  attaque  pas;  on  nous  cerne,  et  la 
retrùte  est  impossible.  N'importe  après  touti  Cela  est  arrivé  tant 
de  fois  qu'une  de  plus  ou  de  moins  ne  changera  rien  au  destin  de 
la  guerre.  Si  nous  devons  périr  ici  pour  faire  gagner  quelques 
heures  à  la  marche  des  patriotes,  soit!  On  fera  son  devoir,  voilà 
tout.  (Aiiinti  la  tenèira.)  Le  soleil  so  lève ,  il  est  beau  !  Tiens,  regarde! 
C'est  le  pays  oCi  j'ai  passé  mon  enfance;  je  ne  le  revois  pas  sans 
émotion!  11  n'est  pas  gai,  mais  je  l'aime  triste!  Vois-tu  là  bas  les 
grandes  pierres?  C'est  mon  berceau.  C'est  là  que  j'ai  été  trouvé, 
enfant  abandonné.  11  y  a  au-dessus  une  grosse  étoile  blanche  qui 
scintille  encore.  Comme  le  ciel  est  InâifTéreiit  à  nos  petites  ques- 
tions de  vie  et  de  morti  Et  la  terre?  Dirait-on,  à  voir  cette  mer 
pûsible,  cette  plage  encore  muette  et  comme  plongée  dans  les  dé- 
lices du  sommeil,  que  des  masses  d'hommes  se  cherchent  dans 
l'ombre  des  collines,  épiant  l'heure  de  s'égorger?  Bien  ne  bouge,... 
aucun  bruit  n'annonce  les  combats  I  Qui  sait  si,  avant  que  le  soleil 
rouge  n'ait  remplacé  l'étoile  blanche  au  zénith,  il  n'y  aura  pas  des 
membres  épars  et  des  lambeaux  de  chûr  sur  les  buissons  en  fleur? 
On  dit  que  ces  pierres  dressées  marquaient  jadis  les  sépultures  des 
morts  tombés  dans  la  bataille...  Elles  attendent,  mornes  et  sour- 


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GUEBBB    DE    VENDEE.  71 

noises.  U  y  a  longtemps  qa'elles  d'odI  ba;  elles  ont  soif  du  sang 
des  hommes  I 

HEflRI. 

Ahl  moQ  poète  Gadio,  voilà  que  je  te  retrouvel  Sùs-tu  que, 
paraù  tes  soldats,  tu  passes  pour  Uluminé? 

CADIO. 

Je  passe  pour  sorder,  je  le  sais. 

HEHRI. 

N'y  a-t-il  pas  un  peu  de  ta  faute?  tie  crois-tu  pas  un  peu  toi- 
même  à  tes  visions? 

CADIO. 

Je  q'ù  plus  de  visions,  mus  j'ù  te  seatiment  lo^que  et  sûr  de 
ce  qui  doit  avoir  été  et  de  ce  qui  doit  être. 

HEDltl. 

Ta  n'es  pas  modeste,  mon  camarade  I 

CAblO. 

Pourquoi  aurais-je  de  la  honte  ou  de  l'orgueil?  Les  idées  sont 
lOQJoors  entrées  en  moi  sans  la  participation  de  ma  volonté.  Elles 
étaient  dans  l'air  que  j'ù  respiré,  elles  me  sont  venues  sans  être 
appelées;  qui  peut  commander  à  ces  choses? 

BEMRI. 

Toujours  iataliste? 

CADIO. 

Je  ne  s^  pas  ;  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lire  assez  de  livres 
pour  bien  connaître  le  sens  des  noms  qu'on  donne  aux  pensées.  J'ai 
là,  dans  l'âme,  un  monde  encore  obscur,  mus  que  des  lueurs  sou- 
daines traversent.  Quand  la  vérité  veut  y  entrer,  elle  y  est  la  bien- 
venue.  Elle  y  pénétre  comme  un  boulet  dans  un  bataillon,  et  tout 
ce  qui  en  moi  n'étùt  pas  elle  n'est  plus. 

HENRI. 

Ne  crains-tu  pas  de  prendre  tes  instincts  pour  des  vérités,  Cadio? 
Od  dit  que  tu  es  devenu  vindicatif? 

CADIO. 

Je  ne  suis  pas  devenu  vindicatif,  je  suis  resté  inexorable,  ce  n'est 
pas  la  même  chose.  J'ai  été  craintif,  on  m'a  cru  doux,...  je  ne  l'é- 
tais pas.  Je  haïssais  le  mal  au  point  de  haïr  les  hommes  et  de  les 
foir.  Dieu  ne  m'avait  donné  qu'une  joie  dans  la  solitude,  un  verbe 
intérieur  qui  se  traduisait  par  la  musique  inspirée  que  je  croyais 
entendre,  quand  mon  souffle  et  mes  doigts  animaient  un  instrument 
rustique  et  grossier.  J'ai  rêvé,  dans  ce  temps-là,  que  je  me  met- 
tais, par  ce  chant  sauvage,  en  contact  avec  la  Divinité;  j'étais  dans 
l'erreur.  Dieu  ne  l' entendait  pas;  mais  j'élevûs  mon  âme  jusqu'à 
lui,  et  je  faisais  moi-même  le  miracle  de  la  grâce.  A  présent  je 
sais  que  Dieu  est  le  foyer  de  la  justice  éternelle,  et  que  sa  bonté  ne 


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72  BEVUE    DES    DEUX    MO\DE!i. 

peut  pas  ressembler  à  DOtre  faiblesse.  11  est  bon  quand  il  crée  et 
non  moins  grand  quand  il  détruit.  La  mort  est  son  ouvrage  comme 
la  vie...  Peut-être  que  lui-même  vit  et  meurt  comme  la  nature  en- 
tière, à  chaque  instant  de  sa  durée  indestructible.  Qu'est-ce  que  la 
mort?  La  même  chose  pour  les  bons  et  les  mécbans.  Ce  n'est  pas 
UD  mal  que  de  mourir.  Le  malheur,  c'est  de  renaître  méchant  quand 
on  l'a  déjà  été.  C'est  pourquoi  il  faut  faire  de  la  vie  une  expiation, 
et  vaincre  toute  faiblesse  pour  établir  le  règne  austère  de  la  vertu. 
Le  passé  de  la  France  a  été  souillé,  il  faut  le  purifier,  c'est  un  de- 
voir sacré.  Moi,  je  n'ai  qu'un  moyen,  c'est  de  détruire  la  vieille 
idole  à  coups  de  sabre.  J'use  de  ce  moyen  avec  une  volonté  froide, 
comme  le  faucheur  qui  rase  tranquillement  la  prairie  pour  qu'elle 
repousse  plus  épaisse  et  plus  verte! 

BENRI. 

Je  ne  puis  te  suivre  dans  le  monde  d'idées  étranges  que  tu  évo- 
ques. J'ai  une  religion  plus  humble  et  plus  douce.  Je  fais  Dieu  avec 
ce  que  j'ai  de  plus  pur  et  de  plus  idéal  dans  ma  pensée.  Je  ne  puis 
le  concevoir  en  dehors  de  ce  que  je  conçois  moi-même.  —  Tu  sou- 
ris de  pitié?  soitl  Ma  croyance  a  du  moins  de  meilleurs  effets  que 
la  tienne.  Tu  poursuis  la  sauvage  tradition  de  la  vengeance;  moi,  je 
rêve  le  règne  de  la  fraternité,  et  j'y  travaille,  même  en  faisant  la 
guerre,  dans  l'espoir  d'assurer  la  paix. 

CADIO,  B'K  un  lonpir. 

Rentrons  dans  la  réalité  palpable,  si  tu  veux.  Je  pense  bien  que 
tu  apportes  ici  tes  idées  de  clémence  de  tes  généraux.  C'est  un 
malheur,  un  grand  malheur!  Moi,  je  proteste! 

HENItl. 

Briseras-tu  ton  épée  parce  qu'on  te  défendra  de  la  plonger  dans 
la  poitrine  du  vaincu? 

CADIO. 

Non!  je  sais  qu'il  faudra  revenir  &  la  terreur  rouge  ou  perdre  la 
partie  contre  la  terreur  blanche.  Jamws  les  aristocrates  ne  se  ren- 
dront de  bonne  foi,  tu  verras,  Henri!  Ils  relèvent  déjà  la  t£te  bien 

haut!    (Uonlrant  au  loin  l'eacadie    ugUÎU.)    Et  VOllà  le   frult  dCS    traïtés! 

Voilà  le  résultat  du  baiser  de  paix  de  la  Jaunayel  Je  les  ai  vus  à 
Nantes,  ces  partisans  réconciliés!  Ils  crachaient  en  public  sur  la 
cocarde  tricolore,  et  il  fallut  souffrir  cela!  Notre  sang  paiera  la  lâ- 
cheté de  votre  diplomatie,  pacificateurs  avides  de  popularité!  Peu 
vous  importe!  nous  sommes  les  exaltés  farouches  dont  on  n'est  pas 
fâché  de  se  débarrasser...  Quand  vous  nous  aurez  extirpés  du  sol, 
vous  n'aurez  plus  à  attendre  qu'une  chose,  c'est  que  l'on  vous  cra- 
che au  visage  ! 

BEKHI- 

Voyons,  voyons,  calme-toi  1  tu  vois  tout  en  noir.  Tu  as  besoin  de 


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GDEBRE   DE   TENDEE.  73 

me  retrouver,  moi  l'espérance  et  la  foi!  Entre  l'ivresse  sanguinaire 
et  lapaUence  des  dupes,  il  y  a  un  chemin  posùble,  et  jamais  l'hu- 
manité n'a  été  acculée  à  des  situations  morales  sans  issue. 

CADIO. 

Tu  te  trompes,  il  y  en  a!  Tu  crois  à  ta  bénigne  Providence  1  Tu 
ne  connais  pas  la  véritable  action  de  Dieu  sur  les  hommes;  elle  est 
plus  terrible  que  cela  :  elle  a  ses  jours  mystérieux  d'implacable 
destnicUoQ,  comme  le  ciel  visible  a  la  grêle  et  la  foudrel 
HBnni.  '. 

Ces  ravages-là  sont  vite  elTacés,  en  France  surtout.  Le  soleil  y  est 
plus  bienfaisant  que  la  foudre  n'est  cruelle;  il  est  comme  Dieu,  qui 
a  lait  l'un  et  l'autre.  Le  moment  va  venir  où  nous  pourrons  fermer 
les  registres  de  l'homicide,  et  Quiberon  sera  peut-être  la  dernière 
de  DOS  tragédies.  C'est  alors  que  nous  pourrons  aider  le  gouverne- 
ment chancelant  encore  à  entrer  dans  la  bonne  voie.  C'est  à  nous, 
jeunes  gens,  c'est  à  nos  généraux  imberbes,  c'est  à  des  hommes 
comme  toi  et  moi,  fruits  précoces  ou  produits  instantanés  de  la  ré- 
volution, qu'il  appartient  de  replanter  l'arbre  de  la  liberté  tombé 
dans  le  sang.  C'est  la  pensée  de  Hoche.  Tu  dois  l'entrevoir  pour  t'y 
conformer. 'Tu  n'es  encore  qu'un  petit  ofCcier,  Cadio;  mais  tu  as 
voulu  devenir  un  homme,  et  tu  l'es  devenu.  Ta  conviction,  ta  vo- 
loDté  ont  autant  d'importance  que  celles  de  tout  autre,  et  ce  n'est 
pas  QD  temps  de  décadence  et  d'agonie  celui  où  tout  homme  peut 
se  dire  ;  J'ai  reçu  la  lumière  et  je  la  donne;  mon  esprit  peut  se 
fortifier,  mon  influence  peut  s'êlendre.  Je  ne  suis  plus  une  tête  de 
bétail  dans  le  troupeau,  et  je  ne  suis  pas  seulement  un  chîiïre  daos 
les  armées.  J'aurai  dans  la  patrie,  dans  l'état,  dans  la  société,  la. 
place  que  je  saurai  mériter.  Si  les  gouvernemens  se  trompent  et 
s'égarent  encore,  je  pourrai  faire  entendre  ma  voix  pour  les  éclai- 
rer. Renonce  donc  à  ton  fanatisme  sombre!  Le  temps  n'est  plus  où 
cela  pouvût  sembler  nécessaire  au  salut  de  la  république  :  une  ra- 
pide et  cruelle  expérience  a  dû  nous  détromper.  Plus  de  dictateurs 
hébétés  par  la  rage  des  proscriptions  et  des  supplices,  plus  d'hom- 
mes ivres  de  carnage  pour  nous  diriger!  Ayons  une  républi- 
que maternelle.  Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'avoir  tant  souffert  pour 
n'avoir  pas  su  donner  le  repos  et  le  bonheur  à  la  France  ! 

CADIO,  iriwe. 

Henri!  Henri!  vous  avez  les  idées  d'un  chevalier  des  temps 
passés!  vous  ne  voyez  pas  que  nous  sommes  encore  loin  du  but  où 
ïous  croyez  toucher.  Vous  êtes  un  noble,  vous,  et  peu  vous  im- 
porte le  gouvernement  qui  sortira  de  cette  tourmente,  pourvu  que 
votre  caste  soit  amnistiée  et  réconciliée.  Vous  êtes  si  loyal  et  si  pur 
que  vous  croyez  cela  facilel  Moi,  je  vous  dis  que  cela  est  impos- 


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7à  R£VL'E   DES   DEUX    UONDES. 

sible,  et  que,  si  vos  jeunes  généraux  se  laissent  entraînera  la  sym- 
pathie que  leur  ont  déjà  trop  inspirée  la  bravoure  et  l'obstioaUon 
des  Vendéens,  le  règne  de  l'égalité  est  ajourné  de  plusieurs  siècles! 
Voilà  ma  pensée,  mais  je  ne  peux  la  dire  qu'à  toi,  et  toute  la  liberté 
dont  on  me  gratifie  consiste  à  me  faire  tuer  dans  cette  bicoque  que 
je  suis  chargé  de  défendre,  chacun  de  mes  hommes  contre  cent! 

HENRI. 

Je  vois  que  cela  te  préoccupe.  Sache  que  les  chouans  ne  veulept 
pas  nous  attaquer,  aujourd'hui  du  moins! 

y     ciDio. 

Aujourd'hui...  aujourd'hui  il  y  aura  quelque  chose  de  grave, 
Henri!  Je  sens  cela  dans  ma  poitrine,  (n  le  regarde.)  II  ne  t'arrivera 
rien,  à  toi.  Dieu  merci!...  mais...  Parlons  d'autre  chosel  attends 
d'abord!  (n  »  i  u  pone  a  i>  cainne.)  Tu  es  là.  Motus? 

MOTDS,  ipprochant. 

Présent,  mon  capitùne. 

Fais  seller  mon  cheval,  je  vais  faire  une  reconnaissance. 

HENRI - 

J'irai  avec  toi. 

MOTUS. 

Le  poulet  d'Inde...  Pardon!  je  veux  dire  le  cheval  du  colonel 
sera  prêt  aussi  dans  cinq  minutes.  Il  mange  l'avoine,  (n  lott.) 

HEURI. 

Te  voilà  tout  à  coup  très  ému;  qu'est-ce  que  tu  as? 

Rienl  Tu  me  raconteras  tes  campagnes,  n'est-ce  pas?  Ce  doit  être 
bien  beau  de  fùre  la  guerre  à  de  vrais  soldats! 

HENRI. 

Tu  n'as  pas  voulu  me  suivre. 

CADIO. 

Non  !  ma  place  était  ici.  Les  belles  choses  que  tu  as  fûtes  me 
consoleront  de  la  triste  besogne  à  laquelle  je  me  suis  voué. 

HENRI. 

Mon  cher  ami,  je  crois  que  je  ne  pourrai  pas  te  les  raconter.  Je 
les  ai  oubliées  déjà  en  revoyant  la  femme  que  j'aime.  C'est  elle  qui 
a  fût  mes  prodiges  de  bravoure,  sou  influence  me  soutenait  dans 
une  région  d'enthousiasme  où  l'on  peut  accomplir  l'impossible. 

CADIO. 

Alors  tu  as  oublié...  tautre?  Cela  m'étonne;  je  ne  croyais  pas  que 
l'on  pût  aimer  deux  fois. 

UEBBl. 

Aimer  longtemps  qui  vous  dédaigne,  est-ce  possible?  Ce  serait 
de  la  folie  ! 


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GUERRE    DB   VENDEE.  75 

Hais  l'amoar  n'est  que  folie,...  &  ce  qu'on  dit  du  moins! 
A  ce  qu'on  dit?  Ta  n'as  donc  pas  encore  aimé,  toi? 

CADIO. 

J'ai  fait  un  vœu,  Henri. 

HBRni. 

Allons  donc  I 

CADlO. 

Oui,  je  suis  vierge,  moi!  J'ai  juré  de  n'appartenir  à  aucune 
femme  avant  le  jour  où  j'aurai  donné  de  mon  sang  &  la  république. .. 

BBHRI. 

Ne  le  donnes-tu  pas  tous  les  jours? 

CADIO. 

Tous  les  jours  je  l'offre;  mais  les  balles  des  chouans  ne  veulent 
pas  entamer  ma  chair,  et  devant  mon  regard  il  semble  que  leurs 
baïonnettes  s'émoussent.  Cela  est  bien  étrange,  n'est-ce  pas?  J'ai 
traversé  des  boucheries  où  je  suis  quelquefois  resté  le  seul  intact. 
Je  n'ai  pas  eu  l'honneur  de  recevoir  une  égratignure,  et  j'en  suis 
bonteux.  Voilà  pourquoi  je  crois  à  la  destinée.  11  Eaut  qu'elle  me 
réserve  une  beùe  mort,  ou  qu'elle  ait  décidé  que  je  ne  serais  jamais 
digne  d'oETrïr  à  une  femme  la  main  qui  a  tant  tué,  sans  avoir  eu  à 
essuyer  sur  mon  corps  le  baptême  de  mon  sang!  luatm  «nire  *%  un  u 
aiai  muiuin.  )  Lcs  chevaux  sout  prêts? 

MOTCS. 

Oui,  mon  capitaine. 

CADIO,  tne  on  inobli  latiuaoriMtl*. 

C'est  bien,  mon  ami!  (n  v>n  mk  houii.) 

MOTDS. 

Fichtre I...  mon  ami I..,  lui  qui  ne  dit  jamais  ce  mot-là  au  trou- 
pierl) —  et  ce  regard  triste  et  boni...  Ficbtrel...  AllonsI  mon  af- 
faire est  dans  le  sacl  c'est  réglél  c'est  pour  aujourd'hui.  Sacredieal 
j'aurais  pourtant  voulu  flanquer  une  raclée  aux  Anglais  auparavant  I 

JAVOTTE ,  entrant  pnnr  dnwnlr. 

Qu'est-ce  que  tu  as  donc,  citoyen  trompette?  tu  as  l'air  contrarié? 

■OTDS. 

C'est  une  bêtise,  belle  Javotte;  dans  notre  état,  il  faut  être  tou- 
jours prêt  à^répondre  à  l'appel...  Qu'un  bûser  fraternel  de  vos  lè- 
vres de  roses  me  soit  octroyé,  et  je  prendra  la  chose  en  douceur. 

JAVOTTE. 

On  baiser?  Le  voilà  pour  m'avoir  dit  vous!  C'est  gentil,  un  mi- 

Etaire  qui  dit  VOIU  à  une  femmel  (EUa  Ini  aonne  un  lulni  m  1<  front.) 
REBEC,  «iitnnt 

Eb  bien,  Javotte,  eh  bien? 


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76  REVUE   DES   DECX  MONDES. 

MOTOS. 

Laisse-la  faire,  citoyen  fricotier!  c'est  sacré,  ça!  Souriens-toi  ce 
soir  de  ce  que  je  te  dis  ce  matin  :  c'est  sacré. 

REBEC. 

Qu'est-ce  qu'il  veut  dire? 

SCÈNE  IX. 
(HSme  locftt,  intiiie  jour,  midi.) 
HENRI,  JAVOTTE,  tm,  L\  KORIGANE. 

HENRI,  enlnnl. 

OÙ  est  le  capitaine? 

lAVOTTE,   qui  tcMn  de  nngar  al  d«  balsTtr. 

Par  là,  dans  le  jardin  avec  mon  maître,  qui  souhaitait  lui  parler. 
Faut-il  lui  dire... 

BBHnt,  •'■pprochui  »t  !•  Mbla. 

Non,  merci.  Il  y  a  id  de  quoi  écrire? 

JAVOTTE. 

Voilai 

HENRI. 

C'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  UtToite  >ort.)  Chère  Hariel  Je  parie 
qu'elle  est  déjà  inquiète  de  moi!  di  écrit,  au  bant  do  queiqngi  tnium,  i» 

Koiigane  entre  »nt  brait  at  le  ragaida.  Hsnri  is  rotouniant,)  QuC  demandeS-tUi 

petite? 

LA  KORIGAKB. 

Petite  je  suis,  c'est  vrai;  mus  j'ai  la  volonté  grande,  et  je  tiens 
devant  Dieu  autant  de  place  que  toi,  Henri  de  Sauviferest 

HBHRI. 

Oui-dal  voilà  qui  est  bien  parlé,  mafiëreBretonnel...  Hûs...  at- 
tends donc;  je  te  connais,  toi  !  tu  es  la  Korig&ne  de  Saint-Gueltas? 

LA  SORIGANB. 

Tu  m'as  donc  vue  au  feu,  en  Vendée?  car  tu  étais  à  l'armée  du 
Nord  quand  j'ai  été  serrante  dans  ton  cbftteau. 

BBNRI. 

C'est  au  feu  en  effet  que  je  t'ai  vue...  intrépide...  et  atroce!... 
Que  me  veui-tu,  méchante  créature? 

LA  KORIGANE. 

Je  veux  te  parler. 

BBHRI. 

Tu  viens  de  la  part  de  ton  maître  7 

LA  KORIGANE. 

Non.  Je  viens  sans  qu'il  le  sache,  au  risque  de  le  f&cher  beau- 
coup! 


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GDEBRE  DE   TENDES. 


LA  KORIGANE. 

Je  le  quitte  «je  le  hais!...  Mais,  réponds-moi  vite,  aimes-tu  en- 
core ta  cousine  Louise? 

HENRI. 

l'oe  question  en  vaut  une  autre.  Qu'est-ce  que  cela  te  fut? 

LA  KORtGAnE. 

Tu  te  méQes  de  moi  :  c'est  malheureux  pour  ellel 

HEHRI. 

Court-elle  quelque  danger? 

LA  EOIUGAHE. 

Toi  seul  peux  la  sauver  du  plus  grand  qu'elle  puisse  courir.  Elle 
s'est  enfuie  de  chez  son  mari  avec  sa  tante;  elle  voulût  aller  à 
Tannes  rejoindre  M"*  Hoche,  qui  l'attend.  Elle  a  profité  de  l'ab- 
sence du  maître,  qui  avait  dit  comme  ça  :  Avant  d'aller  à  Quiberon, 
j'irai  aux  Sables-d'Olonne  rassembler  des  amis.  Nous  avons  pris 
one  barque  et  nous  sommes  venues  à  Locmariaker,  k  l'entrée  du 
M(»-bihan;  maïs  à  peine  entrions-nous  dans  la  ville,  nous  avons  ap- 
pris que  le  marquis  était  Iji  avec  une  bande  de  chouans.  Nous  nous 
sommes  vite  rembarquées  sur  un  méchant  bachot,  le  seul  qui  ait 
TonJu  nous  conduire  du  cAté  des  Anglais,  et  qui  nous  a  posées  par 
ici,  sur  la  grève.  Je  connais  le  pays,  j'en  suis!  J'ù  amené  Louise 
dans  ce  bourg;  je  l'ai  cachée  dans  la  maison  d'une  femme  que  j'ai 
autrefois  servie,  mais  je  ne  suis  pas  tranquille.  Saint-Gueltas  doit 
être  sur  nos  traces.  A  Locmariaker,  j'ai  vu  la  figure  de  Tirefeuille 
SDF  le  port,  et  il  doit  nous  avoir  reconnues.  Lonise  tombait  de  fa- 
ttgne  quand  nous  nous  sommes  réfugiées  ici  à  l'aube  du  jour.  Elle 
adormi;  moi,  j'ai  veillé  dans  une  chambre  en  bas,  où  tout  à  l'heure 
deux  soldats  bleus  sont  entrés  pour  demander  à  boire.  Je  les  ù 
servis,  et  ils  disaient  :  Le  colonel  de  Sauviëres  est  arrivé,  il  est  à 
l'auberge.  —  J'y  suis  venue  vite  sans  avertir  Louise.  J'ïû  reconnu 
céans  Javotte,  que  j'avais  vue  dans  le  temps  à  Puy-la-Gaerche,  et 
me  voilà  pour  te  dire  :  Veux-tu  sauver  ta  cousine  ?  Sans  toi,  elle 
est  perdue. 

HEHRI. 

Conduis-moi  auprès  d'elle. 

LÀ  KOntflAHB. 

Non ,  on  te  verrùt,  et  Saint-Gueltas  n'est  peut-être  pas  loin.  II 
TOUS  surprendrait  et  il  vous  tuerût  tous  les  deux.  Louise  peut  venir 
ici  où  tu  as  des  soldats  pour  la  défendre.  Je  vais  la  chercher. 

BENRI. 

Oui,  cours!  Non,  attends!  Ceci  est  un  piège  de  talàçonl  Son 
mari  a  été  jaloux  de  moi;  toi,  tu  es  sa  maîtresse  ou  tu  l'as  été  :  tu 


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78  RtTtlE   DES  DEUX   MONDES. 

Tûmes  passionnémeot,  on  le  sût.  Tu  dois  haïr  Louise  et  la  trahir. 
C'est  pour  ta  mieux  perdre  que  tu  veux  l'attirer  chez  moi. 

LÀ    KOHIGANB. 

Je  ne  suis  plus  jalouse  de  la  pauvre  Louise;  le  maître  ne  Yaime 
plusl 

HERBI. 

Tu  mens  I  II  la  poursuit ,  il  la  soupçonne,  il  veut  la  ramener  chez 
lui;...  donc  il  l'aime. 

LA    KORIGine. 

Il  veut  l'empêcher  de  trahir  sa  conduite,  voilà  ce  qu'il  Veut! 
M"*  de  Roseray,  sou  ancienne  maîtresse,  la  belle  des  belles,  la 
maudite  des  maudites...  ohl  c'est  celle-là  que  je  hais  et  que  je 
voudrais  voir  morte  I  Elle  l'a  repris  dans  ses  grifTes  ;  elle  règne  chez 
lui,  elle  le  rend  foui  Elle  m'a  fût  chasser,  moi...  moi,  à  qui  le 
maître  devait  tout  I 

HENM. 

Tu  as  du  dépit...  un  dépit  tout  personnel...  Tu  dois  mentir! 

LA  KORICINS,  nvpput  da  plid. 

Tu  ne  me  crois  pas?  Misère  et  malheur!  Voilà  ce  que  c'est!... 
Ah  !  je  le  sus  bien  que  pour  Saint-Gueltas  je  peux  fûre  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  mal  ;  mais  quand  je  veux  faire  le  bien,  une  fois  dans 
ma  vie,  on  me  dit  :  Tu  meus!...  Allons  I  qu'il  la  trouve  où  elle  esti 
Sachant  où  vous  êtes,  il  ne  l'accusera  pas  moins  d'être  venue  ici 
pour  vous.  C'est  tant  pis  pour  toi,  pauvre  Louise!  Dieu  sait  pour- 
tant que  je  te  pliùgnais,  toi  si  malheureuse,  et  que,  si  j'avais  pu 
finir  par  aimer  quelqu'un,  c'est  toi  que  j'aurais  ùméel 

BEKBI,  lnpp«  d*  U  rolr  plnrar. 

Explique-toi  tout  à  fût  ;  dis  toute  la  vérité  I  Pourquoi  quitte-t-elle 
son  mari?  L'a-t-il  menacée,  maltraitée? 

LA    KQRIGAHB. 

Il  a  fait  pis,  il  l'a  avilie!  L'autre  est  venue  demeurer  chez  lui; 
elle  a  trûté  Louise  comme  une  vrûe  servante.  Elle  a  su  que  par  moi 
elle  envoyait  des  lettres  en  secret  :  c'étaient  des  lettres  à  M"'  Ho- 
che; elle  a  fait  croire  au  maître  que  c'éuûent  des  lettres  pour  vous. 

HBHKI. 

n  ne  le  croit  plus;  tout  peut  être  éclairci.  Va  chercher  Louise  et 
sa  tante. 

LA  KOKIGAHB. 

J'y  cours. 

HBHRt. 

Et  puis  tu  tâcheras  de  trouver  Sûnt-Gaeltas  ;  tu  lui  diras  que  je 
l'attends  et  que  sa  femme  est  chez  moi. 

LA  EOBICARB. 

Tu  veux  te  battre  avec  lui? 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUERRE   DE  VENDÉE.  79 

HBnni. 
Je  veux  qu'il  me  rende  compte  de  sa  conduite  envers  elle. 

LA  KOHIGANB. 

Benri  de  Sanviëres,  ne  fais  pas  cela  I  on  ne  tue  pas  Saint-Gueltas, 
c'est  lui  qui  tue  les  autres. 

HENRI. 

C'est-à-dire  que  tu  ne  Teus  pas  qu'il  s'expose  à  être  tué  par  moi  ? 

LA  KORIGANB,  qai  m  nr  la  snll  de  U  ne. 

Je  ne  cnùns  pas  ça!  Saint-Gueltas  ue  mourra  que  quand  il  sera 
las  de  vivre.  D'iûIIeurs  il  a  plus  d'hommes  que  toi,  ne  lui  cherche 
pas  querelle,  f^  sauver  Louise  bien  vite  et  ne  dis  rien...  Mais... 
qui  rient  là7  Louise  elle-même?  Allonst  c'est  sa  destinéel  fais  ce 
que  tn  voudras;  moi,  je  vus  guetter  pour  dérouter  Saiat-Gueltas, 
s'il  vient  par  ici. 

HEIIRI. 

Au  contraire  dis-lui  que  je  l'attends  de  pied  ferme!  (Lt  Kongine 

nn  pu  l>  CDiiine,  Hsnri  Ta  aniiii  U    parti  de   l'eualiai;  entrant  Loniie  et  w  Uote 
UfDi)«*>  en  Bietaïuie*.) 

SCÈNE  X. 
HENRI,  LOUISE,  ROXANE,  p.i<  SAINT-GUELTAS. 

HENRI. 
&ltrez,  et   ne  Cr^gnez  rien.  (Looiie,  plle  «t  tremblante,  tul   tend  u  rniiD 
""tiendirt.) 

ROXAHE. 

Nous  ne  crûgnons  rien  de  toi,  puisque  nous  venons  te  trouver. 
Noos  voilà  comme  Goriolan  chez  les...  Je  ne  me  souviens  plus,  ça 
ae  fait  rien  ! 

LOUISE. 

Maa  venons  d'apprendre  que  vous  étiez  ici,  nous  n'avons  pas 
réfléchi,  nous  sommes  accourues. 


ROXARE,  i  LodIh. 

Je  te  le  disùs  bien  que  ce  vaurien-là  serait  content  de  nous  voir. 
&h  çà,  misérable  jacobin,  tu  ce  m'embrasses  donc  pas? 

HENRI,  l'embruMBl. 

Ahl  de  tout  mon  cœur,  chère  tante;  mais  parlons  vite,  il  le  faut. 
EstH:e  vrai,  tout  ce  que  m'a  dit  la  Korigane  ? 

KOXAHB. 

La  Kor^aoe?  tu  l'as  vue? 

BEHRl. 

Elle  sort  d'id. 


iBtizedOyGoOt^lc 


oU  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

BOXAKE. 

Je  pensais  qu'elle  dous  avait  abandonnées  ou  trahies.  Que  t'a- 
t--«lle  dit? 

HEKRI. 

J'ose  à  peine  le  répéter  devant  Louise. 

LODISE. 

Si  elle  A  accusé  M.  de  La  Bochebrùlée,  elle  a  eu  tort.  Je  quitte 
sa  maison  parce  que,  le  voyant  lancé  dans  une  expédition  périlleuse 
et  décisive,  que  du  reste  je  n'approuve  pas,  je  serMs  pour  lui  une 
préoccupation  et  un  danger  de  plus.  Quand  les  chefs  d'insurrection 
quittent  leurs  demeures,  on  les  brûle,  et  les  femmes  deviennent  ce 
qu'elles  peuvent.  J'ai  demandé  asile  à  Marie  pour  quelques  jours. 
De  là  je  compte,  avec  sa  protection,  gagner  l'Angleterre,  où  M.  de 
La  Rochebrûlée  viendra  me  rejoindre,  si,  comme  je  le  crois,  l'ex- 
pédiUon  échoue  par  la  trahison  des  Anglais. 

HENRI. 

Ainsi  c'est  avec  l'agrément  de  Saint- Gueltas  que  vous  venez 
toutes  seules  vous  jeter  dans  un  pays  occupé  par  nous  sur  le  pied 
de  guerre,  au  risque  de  n'y  pas  rencontrer  un  ami  pour  vous  pré- 
server? Votre  explication  manque  de  vraisemblance,  ma  chère  Louise, 
d'autant  plus  que  vous  n'êtes  pas  femme  à  abandonner  l'homme 
dont  vous  portez  le  nom  à  la  veille  de  si  grands  événemens,  dans  la 
seule  crainte  d'en  partager  les  malheurs  et  les  dangers.  Vous  avez 
une  autre  nûson;  quelqu'un  vous  chasse  de  chez  vous,  et  votre  mari 
repousse  votre  dévouement. 

LODISE. 

Ne  croyez  pas... 

nOXAKE. 

Louise,  c'est  trop  de  considération  pour  un  scélérat.  Je  dîr^  la 
vérité,  moi!...  Je  veux  la  dire!... 

LODISE. 

Ma  tante,  vous  m'aviez  juré... 

HOXAXE. 

Tant  pisi  j'aime  mieux  me  parjurer,  j'aime  mieux  mourir  que 
de  rentrer  dans  cet  affreux  donjon  où  nous  avons  souffert  tout  ce 
que  l'on  peut  souffrir.  Henri,  tu  as  deviné  juste,  ou  si  c'est  là  ce 
que  t'a  dit  la  Korigane,  elle  t'a  dit  la  pure  vérité;  cette  fille  nous 
est  dévouée,  et  elle  n'est  pas  menteuse.  On  nous  a  humiliées,  oppri- 
mées, Saint-Gueltas  l'a  souffert  sous  prétexte  d'une  jalousie  feinte; 
il  nous  a  laissées  sous  la  garde  de  M""'  de  Roseray  et  de  quelques 
bandits  prêts  à  tout  pour  lui  plaire.  Notre  vie,  notre  honneur  même, 
étaient  menacés.  Si  la  Korigane  te  l'a  caché,  elle  n'a  pas  tout  dit. 
Donne-nous  un  sauf-conduit,  une  escorte,  un  moyen  quelconque 
de  gagner  Vannes  ou  l'Angleterre.  Nous  ne  pouvons  pas  nous  réfu- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUERRE   DE   VENDÉE.  81 

gier  à  QuiberoD,  le  marquis  nous  y  reprendrait.  Louise  ne  veut 
pas  demander  au  commandant  de  l'escadre  angltûse  les  moyens  de 
fuir.  Ce  serait  accuser  ouvertement  soq  mari  et  le  dépouiller  des 
honneurs  qu'il  ambitionne.  La  république  seule  peut  nous  sauver, 
nous  nous  jetons  dans  ses  bras,  Si  c'est  une  honte  pour  nous,  que 
le  péché  retombe  sur  la  tête  de  l'indigne  qui  nous  y  force  I 

S1I1IT-«DBLTAS,  iDrunI  d-on  lii  br^un  enhccé  dann  la  bolurle  comme  un  Urolt  «I  ternie 

Merd,  mademoiselle  de  Sauyiëres  I  Voilà  qui  est  bien  parlé  !  Votre 
douce  voix  m'a  réveillé  d'un  profond  sommeil  que  la  peine  de  cou- 
lir  après  vous  m'avait  rendu  fort  nécessaire.  Je  demande  pardon  au 
colonel  de  m' être  ainsi  introduit  dans  son  logement  pour  m'y  re- 
poser en  sûreté  comme  chez  un  ami;  j'ai  eu  la  meilleure  idée  du 
inonde,  puisque  je  m'y  trouve  à  point  pour  répondre  à  votre  élo- 

l]Uent  plaidoyer  contre  moi.  (Koiaae  et  Laaii«  u  «mt  millacliTtmcol  r«ru- 
fiiu  dsnière    B«nii.    Sijat-Qaellai   âcUla    de    rire.)    Eu    Vérité,    mOUSieur   lo 

comte,  ces  dames  vous  font  jouer,  bien  malgré  vous,  je  le  sais,  un 
râle  très  comique  !  Vous  voili  constitué  vengeur  de  l'innocence  à 
bien  bon  marché  t 

HEKHI. 

Je  ne  sais  qui  joue  ici  un  râle  de  comédie,  monsieur.  Si  vous  avez 
entendu  ce  qui  s'est  dit,  vous  savez  que  M°"  de  La  Rocbebrùlée, 
loin  de  vous  trahir,  vous  défend;  mais  deux  autres  personnes,  dont 
l'une  est  digne  de  mon  respect,  vous  accusent,  et  je  vous  soup- 
çonne sérieusement  d'avoir  manqué  à  vos  devoirs  envers  ma  pa- 
rente. Je  suis  l'unique  appui  qui  lui  reste,  et  qu'elle  l'accepte  ou 
non,  je  jure  qu'elle  l'aura.  Justifiez- vous,  ou  rendez-moi  raison  de 
votre  conduite. 

LOUISE,  t  Salat-GoflIH. 

Ne  répondez  pas,  monsieur,  c'est  à  mol  de  parler.  Je  n'ai  aucun 
reproche  à  vous  faire  ici.  Je  le  déclare  devant  mon  couûn,  et,  tout 
en  le  remerciant  de  l'intérêt  qu'il  m'accorde,  je  le  prie  de  ne  pas 
m'oQhr  une  protection  que  je  dois  recevoir  de  vous  seul. 

SAIHT-GCELTAS. 

En  d'autres  termes,  ma  chère  amie,  vous  l'engagez  à  ne  pas 
s'immiscer  dans  nos  petites  querelles  de  ménage?  Vous  avez  raison. 
Moi,  je  lui  pardonne  de  tout  mon  cœur  ce  mouvement  irréfléchi, 
mais  généreux.  C'est  un  noble  caractère  que  le  sien  !  Nous  nous 
connaissons  depuis  ce  matin,  et  j'aurais  grand  regret  de  l'offenser. 
Kies-lui  donc  qu'après  un  accès  de  jalousie  mal  fondée  vous  recon- 
naissez votre  injustice  et  rentrez  volontairement  sous  le  toit  conjugal. 

LOUISE,  pAle  el  piële  1  dirallUr. 

Oui,  mon  cousin,  je  confirme  ce  que  M.  de  La  Rocbebrùlée  vient 
<ie  vous  dire. 

Toui  Luii.  —  1867.  a 


îdoyGoo<îlc 


82  REVUE   DES   DEliX   MONDES. 

noxANE. 
Alors  j'en  al  menti,  moi!  Ne  la  crois  pas,  Henri  I  (uontmit  saint- 
Gueius  ayoG  effroi.)  Préserve-nyus  de  sa  vengeance;  nous  sommes  per- 
dues, si  noua  retournoas  chez  lui! 

SiiaT-GDELTAS,  miHiutBr. 

Si  telle  est  votre  pensée,  ma  belle  dame,  il  me  semble  que  vous 
voilà  sous  l'égide  de  la  république  et  que  rien  ne  vous  force  à  suivre 
votre  nièce.. .  Quant  à  moi,  je  la  reconduis  chez  elle,  et  je  la  prie  de 
vouloir  bien  accepter  mon  bras. 

HEURI. 

Un  instant,  monsieur!  Je  vois  ma  tante  sérieusement  effrayée  et 
Louise  prête  à  s'évanouir.  Est-ce  bien  chez  elle  que  ma  cousine  va 
rentrer? 

SAIKT-GDELTAS,  tntuUInl. 

Que  voulez-vous  dire,  monsieur? 

HEHRt. 

Je  veux  dire  qu'une  femme  n'est  plus  chez  elle  quand  une  rivale 
y  a  plus  d'autorité  qu'elle-même.  Je  n'ai  pas  le  droit,  je  le  recoa- 
nais,  de  juger  le  plus  ou  moins  d'affection  sincère  que  vous  portez 
à  votre  compagne;  mais  j'ai  le  droit  de  juger  un  fait  extérieur  et 
frappant.  Si  une  étrangère  règne  dans  sa  maison,  elle  n'a  plus  de 
maison.  La  loi  juge  ainsi  cette  situation  et  donne  gain  de  cause  à 
l'épouse  dépouillée  de  sa  légitime  dignité.  Vous  vous  placez,  par 
la  guerre  que  vous  faites  à  votre  pays,  en  dehors  de  la  loi,  et 
Louise  ne  pourrait  l'invoquer.  C'est  à  moi  de  la  remplacer  auprès 
d'elle,  et  je  vous  somme  de  me  dire  si  vous  comptez  faire  sortir  de 
chez  vous  madame... 

SAINT-GCELTAS. 

Ne  nommez  personne,  monsieur,  car  celle  que  l'on  calomnie  est 
aussi  votre  parente.  Elle  ne  sortira  pas  de  diez  moi,  elle  en  est 
sortie.  En  apprenant  la  fuite  de  ces  dames,  pour  ne  pas  voir  re- 
commencer pareille  folie,  j'ai  envoyé  un  esprîs  à  la  Rochebrûlée. 
(A  Louiie.)  Vous  ne  l'y  retrouverez  pas,  je  vous  en  donne  ma  parole 
d'honneur...  que  vous  seule  avez  le  droit  de  me  demanderl  Êtes- 
vous  satisfaite? 

LOUISE. 

Oui,  monsieur,  partons! 

BENRl. 

Louise,  vous  me  jurez,  à  moi,  que  vous  ne  doutez  pas  de  la  pa- 
role qui  TOUS  est  donnée? 

s  A  IN  T-e  DEL  TAS. 

Diable!  vous  êtes  obstiné,  monsieur  de  Sauvièresl  Vous  abusez 
de  la  reconnûssance  que  je  dois  à  vos  bons  procédés. 

LOOISS,  TiTtmgnL 

J'ai  confiance,  Henri,  je  vous  le  jure  !  (a  eoiub.)  Adieu,  ma  tante  ! 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUERHE   DE   VENDÉE.  83 

nOXANE. 

Tu  crois  que  je  vus  te  laisser  seule  avec  ce  perfide?  Non,  je 
monnai  avec  toi! 

SilNT-GUELTAS,  rliDL 

Très  bien!  dévouement  sublime  1  Adieu,  monsieur  le  comte,  sans 
ranconel 

Adieu,  Henri  I 

SCÈN^  XI. 

Les  UEmES,  CADIO,  «m  pmli  «  monNit  oii  SaMt-eull»  onin  U  pHU, 

poli  RfiBEC. 

CADIO,  l<  ub»  k  u  ulB. 

PardoDl  TOUS  êtes  prisonnier,  monsieur! 

SIIHIWXIKLTAS,  mfpriHBI. 

Allons doncl  quelle  plfdsanteriel 

CADIO. 

M'essayez  pas  de  réùster,  les  précautions  sont  prises.  Rendez- 
vous  t 

BBIfItl,  ■iT«mi  aalBt-Culiu,  qui  •  potU  lu  mila  k  ttt  pljialtu. 

Lusses,  monsieur,  ceci  me  regarde,  (a  oaio  ,<u  u  uan,  dsTut  i«i  mi- 
uuiiB  «ai  accnpcnt  la  cuiiine.)  11  y  a  entre  cc  cbef  et  moi  des  conven- 
tions qui  suspendent  les  hostilités  quant  à  ce  qui  le  concerne  per- 
sonnellenient.  Laissez-le  se  retirer  librement. 

CADIO,  1  g«iai-CMliu  «Te*  an*  ipaBiuflU  At  nbbImIqi  miliult*. 

Passei.  (A  Hoiine.)  Passez  aussi. 

BAI  HT- G  DELTAS,  la  T07UI  antUt  LoalH. 

Hadame  est  ma  femme  I 

CADIO. 

Non. 

SAIHT-GDBLTAS,   npUHBt  li  pciu  qa'U  ■  dijt  ftiuhia. 

Comment,  non?  Est-ce  que  tous  êtes  fou 7 

CADIO. 

Fennez  cette  porte,  je  tûs  tous  répondre. 

SAIHT-GDELTAS,  Mtwnuii  d«rUn  lai. 

.  Voyons  I 

CADIO. 

Cette  femme  n'est  pas  la  TÔtre;  elle  est  la  mienne. 

HBHBI. 

Que  dis-tu  U(  Gadio?  c'est  absurde  I 

SAlHT-GnBLTAS,  Irto  *mfHt. 
CadlO?...  (LouiM  •(  BoioD*  ncDisBt,  itonoéti  <1  IbiuIui.) 
CADIO,  t  SdiMlMliM. 

Oui,  Cadio  que  tous  aTez  liùt  assas^er,  et  qui  est  U,  deTant 


iBtizedOyGoOt^lc 


bà  REVCE  DES  DEUX  UOHDES. 

VOUS,  comme  un  spectre  pour  vous  accuser  et  pour  vous  dire  : 
Vous  D'emmèaerez  pas  cette  femme.  Il  oe  me  plaît  pas  qu'elle 
suive  davantage  sod  amant. 

HE  KHI. 

SoD  amant  7 

Ne  m' outragez  pas,  Cadio  1  Je  vous  croyais  mort  quand  un  prêtre 
a  béni  mon  mariage  avec  monsieur... 

Je  le  SEÙs;  mais  ce  mariage-là  ne  compte  pas  sans  l'antre,  et 
l'autre  n'est  pas  détruit  par  celui-là.  Votre  seul  mari,  c'est  moi, 
Louise  de  Sauviëres,  et  il  ne  me  convient  pas,  je  le  répète,  de  vous 
laisser  vivre  avec  un  amant  I 

SAIST-GUELTAS,  IranlqiM. 

Si  cela  est,  il  est  temps  de  vous  en  aviser,  monMeur  Cadio  ! 

CIDIO. 

Il  n'y  a  pas  de  temps  perdu.  II  n'y  a  pas  une  heure  que  je  sus 
la  validité  de  mon  maiiage  avec  elle,  (n  tout»  i«  pond  et  r>it  dd  «bi». 

Bebac  parait.)  VeUeZ  îci,  VOUS,  avanceZ  1  (Rebec  entra,  un  peu  tnabl»;  Cadio 

tBterma  u  porte.)  Parlez  1  qu'est-ce  que  vous  venez  de  me  dire? 

IIOIIHB. 

Ah  t  c'est  lui?...  Qu'est-ce  qu'il  dit,  qu'est-ce  qu'il  prétend,  ce 
coquin-là  7 

SEBEC,  rcpnniDl  ta  l'atnrsarM. 

J'ù  dit  la  vérité.  Le  mariage  est  légal,  les  actes  sont  en  règle, 
et  les  vrais  noms  des  parties  contractantes  y  sont  inscrits. 

CAKIO. 

Montrez  la  copie. 

HEBEC,  la  nntiuat  t  Henri. 

Ce  n'est  qu'une  copie  sur  papier  libre,  mais  on  peut  la  confron- 
ter avec  la  feuille  du  registre  de  la  commune  dont  j'étais  l'oflicier 
municipal. 

BOSANE. 

Hiùs  cette  feuille  a  été  déchirée  I 

RE BEC. 

Elle  ne  l'a  pas  été. 

roxaub. 
Cest  une  infamie  I  Alors  moi... 

REBEC. 

Vous  aussi,  madame,  vous  êtes  mariée  ;  m^s  l'incompatibilité 
d'humeur  vous  assure  de  ma  part  la  liberté  de  vivre  où  et  comme 
vous  voudrez. 

BOXAnE. 

C'est  fort  heureux!  Tu  ne  prétends  qu'à  ma  fortune,  misérable! 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GDERKE    DE    VENDEE.  85 

BEBEC. 

On  s'arrangera,  calmez-vous  I 

Ged  est  un  toar  de  fripoD,  maître  Rebec  [  Je  ne  te  croyùs  pas 
à  màUn  et  ai  corrompu. 

REBEC. 

PardOD,  monsieur  Henri.  Ma  première  intention  n'était  que  de 
soDStrûre  ces  dames  et  moi-même  k  la  persécntion;  mais,  quand  il 
s'est  agi  de  rédiger  un  faux,  j'ai  reculé  devant  le  déshonneur.  Ces 
dames  pouvaient  lire  ce  qn'elles  ont  signé.  J'ignore  si  elles  en  ont 
plis  la  peine.  On  était  Tort  bouleversé  dans  ce  moment-là...  Elles 
(mt  âgné  leurs  vrais  noms  sur  l'observation  que  je  leur  ai  faite 
que,  reconnues  pour  ce  qu'elles  sont,  elles  ne  seraient  sauvées 
qu'au  prix  d'un  mariage  bien  fût.  Elles  doivent  s'en  souvenir. 

HEUBl. 

Mais  Cadio  lui-même  m'a  juré  qu'on  avùt  lu  de  faux  noms... 

REBEC. 

Ces  dames  ont  été  désignées,  devant  des  témoins  bénévoles  et 
peu  attentifs,  sous  les  noms  d'emprunt  qu'elles  s'étùent  attzibués; 
mais  ces  témoins  sont  morts,  je  m'en  suis  assuré.  La  famine  et 
l'épidémie  ont  passé  par  là.  II  ne  reste  du  mariage  qu'un  acte  au- 
thentique et  régulier. 

ROXAHE. 

Qae  tu  devais  détruire,  lâche  intrigant! 

REBEC. 

Que  je  n'ai  pas  détruit,  madame,  ne  voulant  pas  vous  faire  porter 
le  nom  d'un  homme  condamné  aux  galères. 

ROIAHB. 

Ah!  tu  crois  que  je  le  porterai,  ton  ignoble  nom? 

RBBEG. 

Dans  la  vie  privée,  peu  m'importe;  mus  dans  tout  acte  civil, 
TOUS  serez,  ne  vous  en  déplûse,  la  femme  Rebec,  ou  l'acte  sera  nul. 

SIIHT-CDELTAS,  qui  ■  «eoué  ■*«  uIr»  m  ittaDiJon,  bu  t  Loolie,  itchniint. 

Et  TOUS,  ma  cbère,  vous  serez  tout  ausû  légalement  et  trrévoca- 
Uement  la  femme  ou  la  veuve  Cadio!  Vous  voye2  bien  qu'il  faut  à 
lout  prix  rompre  avec  les  institutions  révolutionnaires  et  annuler 
la  république,  au  lieu  de  se  jeter  dans  ses  bras  ! 

LOUISE,  bu. 

Eaunenez-moi,  monâenr,  veuillez  me  soustraire  &  l'humiliante 
àtuation  ot  je  me  trouve! 

R0IA1*&,  bu  t  Bnri. 

Fais-nous  parUr,  vitel  J'aime  mieux  le  donjon  du  marquis  que 
de  partiUes  (Ûscuasions. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


86  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ces  étranges  difficultés  doivent  être  examinées  plus  tard,  lorsque 
la  loi  pourra  être  invoquée  par  les  deux  parties.  Quant  à  présent, 
comme  cela  est  impossible,  ne  les  soulevons  pas,  et  séparons- 
nous. 

CADIO. 

Mus  moi,  je  ne  suis  pas  hors  la  loi,  je  Tinvoque;  elle  sanctionne 
mon  droit,  la  femme  que  j'ai  épousée  m'appartient,  et  par  là  elle 
recouvre  son  état  civil,  elle  rentre  dans  la  loi  commune. 

SAtnIHÎDBLTAS. 

Alors  TOUS  perâstez,  vous  ï 

CADIO. 

Oui,  et  c'est  mon  dernier  mot. 

SAINT-GDBLTAS. 

Il  est  charmant!  mus  voici  le  mien.  Je  regarde  votre  opposition 
comme  nulle  et  je  passe  outre,  car  j'emmène  ma  femme,  —  ou  ma 
maîtresse,  n'importe!  Je  tiens  pour  légitime  celle  qui  s'est  librement 
confiée  et  donnée  à  moi,  et  qui  n'a  jamais  eu  l'intention  d'apparte- 
tenir  à  an  autre. 

LQOISB. 

Cet  homme  le  sait  bien.  Je  croyais  à  son  dévouement,  à  sa  pro- 
bité. Nous  nous  étions  expliqués  d'avance ,  il  connaissait  la  pro- 
messe qui  me  liait  à  vous.  U  regardait  comme  nul,  et  arraché  par 
la  violence  de  la  situation  qui  m'étùt  faite,  l'engagement  que  nous 
allions  simuler,  et  dont  les  traces  écrites  devaient  être  anéanties. 
U  était  simple  et  bon  alors,  cet  homme  qui  me  menace  aujourd'hui. 
Le  voilà  parvenu,  ambitieux  peut-étrel...  Non,  ce  n'est  pas  pos- 
»ble!  Tenez,  Cadio,  voilà  votre  anneau  d'argent  que  j'avais  con- 
servé par  estime  et  par  amitié  pour  vous.  Voulez-vous  que  je  rou- 
gisse de  le  porter  î 

CADIO,  *mu. 

Gardez-le,  je  mérite  toujours  l'estime  pour  cela... 

SAIHT-GDELTAS,  lliUrronrHil  at  KVMot  1*  ktu  i*  LonlH. 

Bien!  assez!  je  pardonne  à  votre  folie.  Votre  serviteur,  monsieur 
de  Sauviëresl  ucidi»  qai  ,oit  pucé  <i«ut  u  part*.)  Allons,  mordieul 
faites  place! 

C&DIO. 

A  vous  que  couvre  la  parole  du  colonel,  U  le  faut  bieni  mais  à 
elle,  non.  J'ai  dit  non,  et  c'est  non  ! 


Vous  voulez  me  forcer  à  vous  casser  la  tête? 

HBHHI. 

Vous  ne  pouvez  rien  ici  contre  personne,  monàeur  le  marquis, 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUERRE   DE   VENDEE.  87 

pnisqa'en  ruson  de  mes  engagemens  personne  ne  peut  rien  contre 
voas.  Je  vous  prie  de  ne  pas  l'oublier  I 

S&inr-G  DELTAS. 

11  p&ratt  que  l'on  peut  retenir  ma  femme  prisonnière  pour  la 
livrera  cet  insensé?  Vous  ne  pensez  pas  que  je  m'y  soumettrai, 
monàeur  de  Sauvières.  Faites-nous  libres  sur  l'heure,  ou  je  donne 
un  signal  qui  vous  livrera  tous  à  la  merci  des  gens  que  je  com- 
mande. Croyez  qu'ils  ne  sont  pas  loin  et  que  l'on  ne  me  fera  pas 
violence  impunément.  Vous  voulez  sans  doute  éviter  d'exposer  nos 
hommes  à  s'égorger  pour  un  motif  qui  nous  est  purement  personnelî 
voas  avez  raison.  Faites  donc  respecter  votre  autorité,  et  mettez 
aux  arrêts  cet  officier  qui  se  révolte. 

UEKRI. 

C'est  inutile,  monsieur,  il  cédera  à  la  raison  et  à  la  justice,  je  le 
connais.  Permettez-moi  de  l'y  rappeler  devant  vous.  Il  faut  que 
nu  coQsine  soit  délivrée  une  fois  pour  toutes  des  craintes  qu'une 
situation  si  bizarre  pourrait  lui  laisser.  Soyez  calme,  mon  devoir 
est  de  vous  protégea  tous  deux;  je  n'y  manquerai  pas,  fallût-il  sé- 
vir rigoureusement  contre  mon  meilleur  ami.  (a  odio.]  Admettons 
que  tu  aies  raison  en  droit,  ce  que  j'ignore,  tu  as  tort  en  fait.  Il  y 
a  là  une  situation  sans  précédent  peut-être.  Un  instant  la  législa- 
tion nouvelle  a  pu  être  méconnue  par  tout  un  parti  résolu  à  ta  dé- 
truire; ma  cousine  appartenait  &  ce  parti.  Elle  a  cru  prononcer 
une  vaine  formule.  Elle  a  eu  tort,  il  ne  faut  pas  se  jouer  de  sa  pa- 
role, et  certes  elle  ne  l'eût  pas  fait  pour  sauver  sa  propre  vie... 

LODISE. 

Non,  jamais  1 

Elle  a  surmonté  reOroi  de  sa  conscience  par  dévouement  pour  les 
latres.  C'est  le  plus  grand  sacrifice  que  puisse  faire  à  la  recoonais- 
saoce  et  à  l'humanité  une  âme  comme  la  sienne.  Tu  l'as  senti,  toi, 
tu  l'as  compris  alors,  car  tu  as  suivi  son  exemple,  et  tous  deux  vous 
avez  commis,  dans  un  religieux  esprit  d'enthousiasme,  ime  sorte  de 
sacritége  ;  vous  avez  oublié  que  les  sermens  au  nom  de  l'honneur  et 
de  la  patrie  sont  fûts  à  Dieu,  avec  ou  sans  autel,  avec  ou  sans 
prêtrel  mais  votre  erreur  a  été  sincère  et  complète.  D'avance  tu 
mis  tenu  M'"  de  Sauvières  quitte  de  tout  engagement  envers 
Un,  ta  me  l'as  dit  toi-même  ;  elle  a  dû  se  croire  libre,  et  en  te 
rétractant  ta  n'es  pas  seulement  insensé,  tu  deviens  coupable  et 
paijure. 

CAD  10. 

Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  elle  n'est  pas  légitimement  ma- 
riée avec  cet  homme-là  I  elle  ne  pouvait  pas  l'être,  elle  ne  le  sera 


[),oti.odOyGoO<^lc 


S8  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jamais,  elle  ne  sera  pas  la  mère  de  ses  eoraos.  Si  elle  les  reconnais- 
sait, ils  seraient  forcés  de  s'appeler  comme  moi. 

HENRI. 

Soit  !  Elle  acceptera  sans  honte  et  sans  crime  la  douleur  de  cette 
situation,  et  vivra  avec  celui  qu'elle  a  voulu  épouser  devant  Dieu, 
ignorant  la  valeur  et  l'indissolubilité  de  l'autre  engagement.  Mon 
rôle  vis-à-vis  d'elle  consiste  à  f^ùre  respecter  sa  liberté  morale,  ne 
me  forcez  pas  à  vous  donner  des  ordres. 

CADIO. 

Je  vous  y  forcerai,  car  vous  ne  m'avez  pas  convûncu.  Je  proteste 
contre  la  liberté  que  vous  voulez  lui  rendre,  et  je  vous  défie  de  me 
donner  sans  remords  un  ordre  qui  m'inflige  le  déshonneur  !  (a  saint- 
ou8iu«.)  Oh!  vous  avez  beau  rire  d'un  air  de  mépris,  vous!  Je  ne 
connais  pas  vos  codes  de  savoir-vivre  et  votre  manière  d'entendre 
les  convenances.  Je  ne  sais  qu'une  chose,  c'est  que  votre  existence 
me  pèse  et  m'avilit.  J'ai  patienté  tant  que  je  me  suis  cru  sans 
droits  sur  cette  femme  et  sans  devoirs  envers  elle.  Je  sais  à  pré- 
sent que,  bon  gré  mal  gré,  je  suis  responsable  de  son  égarement, 
outragé  par  son  infidélité,  empêché  de  me  marier  avec  une  autre 
et  d'avoir  des  enfans  légitimes.  Elle  m'a  pris  ma  liberté,  je  n'en- 
tends pas  qu'elle  use  de  la  sienne.  Elle  devait  prévoir  où  nous  con- 
duirait ce  mariage.  Moi  j'étais  un  simple,  un  ignorant,  un  sauvage; 
j'ai  fait  ce  qu'elle  m'a  dit.  Elle  m'a  traité  comme  un  idiot  dont  il 
était  facile  de  prendre  à  jamais  la  volonté,  sans  lui  rien  donner  en 
échange,  ni  respect,  ni  estime,  ni  ménagement.  One  heure  après 
le  mariage,  elle  se  faisait  enlever  par  un  autre;  ils  ont  cru  se  dé- 
barrasser de  moi,  elle,  en  me  jetant  une  bourse,  lui,  en  me  fusant 
donner  un  coup  de  poigoard.  Voilà  comment  ils  ont  agi  envers 
moi,  et  dès  lors  elle  s'est  regardée  comme  libre  de  devenir  mar- 
quise. Elle  devait  pourtant  savoir  qu'elle  ue  l'était  pas.  Son  parti 
était  écrasé,  ta  république  s'imposait,  la  loi  étMt  consolidée.  Qu'elle 
ne  daignât  pas  porter  le  nom  obscur  du  misérable  qui  le  lui  avait 
donné  pour  la  sauver,  qu'elle  ne  voulût  jamais  revoir  sa  figure 
chétive  et  méprisée,  je  l'aurais  compris  et  Je  n'aurais  jamais  songé 
à  l'inquiéter,  mon  dédain  eût  répondu  au  sien;  mais,  avant  de  se 
livrer  à  l'amour  d'un  autre  et  de  s'y  faire  autoriser  par  un  prêtre, 
elle  eût  dû  au  moins  s'assurer  de  son  droit,  savoir  si  son  premier 
mariage  ne  m'engageùt  à  rien,  moi,  ou  si,  grâce  à  son  amant,  elle 
était  réellement  veuve.  Elle  n'était  pas  à  même  de  s'informer 
peut-être?  Eb  bien!  il  fallait,  dans  le  doute,  agir  en  femme  forte, 
en  femme  de  cœur,  savoir  attendre  le  moment  où  elle  pourrait 
invoquer  l'annulation  de  notre  mariage,  j'y  eusse  consenti,  et  si 
la  chose  eftt  été  impossible,  il  fallait  subir  les  conséquences  et 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUEBRE   DE   VENDÉE.  89 

conserver  le  mérite  d'un  acte  de  dévouement.  U  fallait  faire  vœu 
de  chasteté  comme  moi...  Oui,  comme  moi;  riez  encore,  marquis 
Sidat-Gueltas,  vous  qui  avez  fait  vœu  de  libertinage,  et  qui,  en  ré- 
clamant cette  femme  au  nom  d'une  religion  que  vous  méprisez,  la 
condamoeE  à  subir  l'outrage  de  vos  infidélités  I  La  malheureuse 
vous  fuyait,  je  le  sais,  je  sais  tout!  Elle  veut  à  présent  retourner 
à  sa  chaîne,  elle  ùme  mieux  cela  que  d'accepter  ma  protection; 
mais  mcn,  qui  ne  puis  me  dispenser  sans  lâcheté  d'exercer  cette  pro- 
tection, je  ne  veux  pas  qu'elle  traîne  plus  longtemps  ma  honte  et 
la  sienne  à  vos  pieds.  Voyez,  monsieur  de  Sauvières,  si  vous  con- 
sentez à  y  voir  traîner  le  nom  que  vous  portez.  Quant  à  moi,  je  peux 
lui  pardonner  l'erreur  où  elle  a  vécu  jusqu'à  ce  jour  :  elle  a  pu  croire 
DOS  tiens  illusoires;  en  apprenant  qu'ils  ne  le  sont  pas,  si  elle  ne 
quitte  son  amant  k  l'instant  même,  elle  devient  coupable  de  parti- 
pris  et  autorise  ma  vengeance. 

SAINT-CDeLTiS,   loiijoDn  [ronlquB. 

Répondez,  monsieur  de  Sauvières  I  Ma  parole  d'honneur,  le  débat 
devient  très  curieux,  et  vous  voyez  avec  quelle  attention  je  l'écoute. 

HEKRI. 

Est-ce  sérieusement,  monâeur,  que  vous  me  prenez  pour  arbitre  ? 

SAIKT-GDELTAS. 

Pour  arbitre,  mais  non;  je  désire  avoir  votre  opinion. 

REHRI. 

£t  vous,  Louise  7 

LODISE,   abillu. 

Je  le  désire  aussi,  dites-la  sans  méaagement.  Je  reconnais 
d'avance  qu'il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  les  reproches  qui  me  sont 
adrets,  et  que  j'ai  eu,  en  tout  ceci,  les  plus  grands  torts.  Je  les 
ignorais,  je  viens  de  les  comprendre. 

SAlnT-GDELTA3,  bu  à  LouUs. 

On  ne  vous  en  demande  pas  tant  !  ne  soyez  pas  si  pressée  de 
ïons  repentir. 

LOUISE,  l'ilalliiaiit  io  lui. 

Parlez,  Henri  l 

HENRI. 

Louise,  vous  devez  vivre,  à  partir  de  ce  jour,  éloignée  des  deux 
hommes  qm  croient  avoir  des  droits  sur  vous.  Une  amie  sérieuse  et 
digne  vous  offre  un  asile,  acceptez-le,  ouvrez  les  yeux.  Nous  tou- 
chons au  triomphe  définitif  de  la  république  et  à  une  ère  de  paix 
durable  où  vous  pourrez  demander  ouvertement  la  rupture  de  celui 
de  vos  deux  mariages  que  vous  n'avez  pas  librement  consenti. 
Jusque-là  les  droits  du  premier  époux  sont  douteux  et  ceux  du  se- 
cond sont  nuls.  S'il  vous  est  prescrit  de  le  quitter,  n'attendez  pas 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


90  «EVCE  DES   DEUX  MONDES. 

qu'un  tel  arrêt  vous  surprenne  dans  une  situation  condamnable. 
Voilà  moD  avis.  J'engage  M.  Sûnt-Gueltas  &  l'adopter  sans  appel. 

LODISB,  ininUaBU.  uif  réioliie. 

Je  l'accepte,  moi;  oui,  je  déclare  que  je  l'accepte  ! 

SAIN  T-GDBL  TAS. 

11  est  très  bon  k  coup  sûr,  mais  j'en  ouvre  an  autre  que  je  crois 
meilleur,  monsieur  de  Sauvières  I  Vous  me  voyez  très  calme  dans 
une  râtuatiou  qui  serut  odieuse  et  absurde,  m  je  n'éiais  bomme  de 
résolution,  rompu  aux  partis  extrêmes  et  aux  décisions  soudaines. 
Je  .viens  d'écouter  H.  Gadio  avec  surprise,  avec  intérêt  même.  Je 
vois  eu  lui  un  bomme  très  supérieur  à  sa  condition  sociale,  et  le 
mépris  que  j'avws  d'abord  pour  son  rôle  vis-à-vis  de  moi  est  de- 
venu un  désir  de  lutte  sérieuse.  J'accepte  donc  l'antagonisme,  et  il 
ne  me  déplaît  pas  d'avoir  devant  moi  un  adversaire  de  cette  va- 
leur. Je  consens  à  reconnaître  qu'aux  termes  de  la  législation  ac- 
tuelle les  droits  de  monsieur  sont  soutenables  et  que  les  miens  ne 
le  sont  pas;  miûs,  comme  je  ne  puis  reconnaître  l'autorité  morale 
d'une  loi  faite  par  nos  ennemis  et  qui  blesse  ma  croyance  politique 
et  sociale,  comme  d'ailleurs  la  femme  qui  a  requis  ma  protectiiHi 
à  quelque  titre  que  ce  soit  ne  peut  plus,  selon  moi,  en  invôqaer 
une  autre,  il  faut  que  le  débat  se  termine  par  la  suppres^on  de 
M.  Cadio  ou  par  la  mienne.  Je  n'ai  pas  de  sots  préjugés,  moi;  un 
duel  à  mort  tranchera  la  question,  et  je  le  lui  propose  sur-le-champ. 
Ma  compagne  restera  près  de  vous,  monsieur  de  Sauvières.  Si  je 
succombe,  je  sais  de  reste  qu'elle  ne  tombera  pas  au  pouvoir  du 
vainqueur.  Je  la  courte  à  votre  honneur,  à  votre  amitié  pour  elle. 

LOUISE. 

Obi  mou  Dieu,  quel  châtiment  pour  moi  qu'un  pareil  combati 

<A  Sainl-aneltM.)  Je  VOUS  SUpplle... 

SAIKT-GDELTAS,  risbiaunt. 

Vous  n'avez  plus  rien  à  dire.  C'est  à  M.  Gadio  de  répondre. 

CADIO. 

Ainsi  TOUS  me  faites  l'honneur  de  vous  battre  en  duel  avec  moi, 
monsieur  le  marquisT  G'est  bien  généreux  de  votre  part  en  vérité! 
Vous  n'avez  donc  plus  personne  sots  la  main  pour  me  faire  tuer 
par  trahison? 

SAINT-GUELTAS ,  Irrilt. 

Vous  refusez? 

Non,  certesl  mais  je  me  demande  lequel  de  nous  fait  honneur  à 
l'autre  en  acceptant  le  défi  I 

N'envenimons  pas  la  querelle  par  des  récriminations,  (bm.)  Mar- 
chons; je  serai  un  de  tes  témoins,  et  pendant  que  monsieur  ira 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUERRE  DE   VEHDÉE.  91 

chercher  les  siens,  ces  dames  resteront  en  sûreté  ici  sous  la.  garde 
de  ton  lientenant.  Viens,  nous  allons  nous  entendre  sur  le  lieu  et 

sur  les  armes.  (Odio  m  Saint-OnellM  tOTMot.  —  A  LsniM,  qui,  mq)  poUTOir  pat- 
in, «ui*  d«  i'ut4UT.l  Soyez  calme,  Louise  I  ayez  la  force  d'&me  que 
commande  une  pareille  situation.  Elle  est  inévitablel  {n  «>n.  - 

LosîM,  atUri*  bd  iotUat,  ■'4Udc«  ren  U  porte,  iniii  Haori  l'i  rattnni»  an  dabon.) 

SCÈNE  XII. 
LOUISE,  ROXANE. 

ROXAKB. 

Alors  nous  voilà  prisonnières? 

Mon,  pas  encore  I  (aiIa  n  la»  u  porta  de  raualiai  at  «nl«d  Babsc,  qui  ail 

■Mti  pu  U,  Maraat  at  ntim  U  c\t;  aile  ravivât  et  le  lalaae  tombac  ini  nne  chaiie.) 

nOXAHE. 

Où  irais-ta  d'ailleurs?  Que  ferais-tu  pour  empêcher  ce  duel?  Les 
bommes  en  pareil  cas  se  soucient  bien  de  nos  frayeurs!  Et  puis 
après?  Quand  le  marquis  serait  tué,  ce  n'est  pas  moi  qui  l'arroserai 
de  mes  larmes. 

LODISE. 

Ahl  ne  parlez  pas,  ne  dites  rienl...  Je  deviens  follet 

nOXANB. 

Tu  es  folle  en  effet,  si  tu  l'aimes...  Et  je  le  vois  bien,  bélasi  tu 
l'aimes  toujoursl 

LODISB. 

Qu'est-ce  que  j'en  sus?  Je  n'en  sais  rient  Tétais  morteUement 
offensée,  il  me  semblait  que  tout  devût  être  rompu  entre  nous,  et 
que  son  infidélité,  son  injustice,  son  ingratitude,  avaient  comblé  la 
mesure.  Il  me  semblait  aussi  qu'il  soubaitût  cette  rupture,  qu'il 
ne  la  repoussait,  l'orgueilleux,  que  pour  m'empècher  d'en  avoir 
l'initiative;  mais  vous  voyez  bien  qu'il  m'aime  encore,  puisqu'il 
éloigne  ma  rivale,  puisqu'il  trouve  l'occasion  de  briser  nos  liens 
et  qu'il  s'y  refuse  au  péril  de  sa  vie  !..  . 

ROIAKE. 

Tout  cela,  c'est  son  indomptable  esprit  de  tyrannie,  sa  fatuité  in- 
satiable, qui  ne  veulent  pas  céder  en  face  des  républicains! 

LODISR. 

Eh  bien!  pour  cette  fierté,  je  l'admire  encore! 

KOtAHE. 

Hélas!  gare  à  nous,  quand  il  va  âtre  débarrassé  de  ce  fou  de 
Cadio! 

LOUISE,  pnalra. 

H  va  le  tuer? 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


92  BEVCE   DES   DEUX   MONDES. 

ROXAHB. 

Tu  penses  bien  qu'un  insensé  comme  Cadîo  a  beau  être  devenu 
milit^re,  il  oe  tieodra  pas  trois  minutes  contre  la  première  lame 
de  France  1  Galme-toi,  puisque  tu  souhaites  le  triomplie  de  ton  des- 
pote et  la  mort... 

LODISE. 

Souhûter  la  mort  de  ce  malheureux  I ...  car  c'est  un  duel  à  mort  1 .. . 
Ils  l'ont  dit t  il  faut  que  cela  soit!...  Obi  funeste  et  misérable  eiis- 
tence  que  la  mienne!  Je  n'avais  qu'une  consolation,  un  espoir,  uoe 
raison  de  lutter  et  de  vivre... 

Ton  pauvre  eoEantl...  Oui,  c'est  un  ange  au  ciel  et  un  malheu- 
reux de  moins  sur  la  terre  I...  Mais...  qu'est-ce  que  j'entends  donc? 
les  bleus  font  l'exercice  à  feu? 

LOUISE,    écontDBl. 

Non,  c'est  autre  chose...  C'est  un  combati  (bus  «Dan  i  i>  untm.) 
Ceux  qui  nous  gardaient  s'éloignent,  ils  courent...  On  sonne  l'alerte. 
Mon  Dieu,  que  se  passe-t-il?  Et  nous  sommes  enfermées  ictl 

SCÈNE  xin. 

Les  Mêmes,  LA  K0RIGAI4E. 

tk  KORlGAnE,  «11*  fui»  ptt  Ls  eubin». 

N'ayez  pas  peur,  c'est  moi.  Le  marquis  n'a  pas  pu  se  battre  en 
duel.  Je  le  suivais,  je  guettads.  J'ai  averti  les  chouans.  lU  l'ont  en- 
levé de  force  au  bout  de  la  rue  :  les  bleus  se  sont  crus  trahis.  Us 
les  poursuivent  jusque  dans  la  campagne  ;  mais  ils  ont  beau  avoir 
des  chevaux,  les  chouans  savent  courir! 

ROKARB. 

Pourquoi  as-tu  fût  cela?  Tu  veux  donc  que  mon  neveu  soit  ex- 
posé pour  nous  avoir  reçues  généreusement? 

LA  EORIGANE. 

Sùnt-Gueltas  aurait  tué  Gadio,  et  je  ne  veux  pas,  moi! 

nOXAHB. 

Tu  l'aimes  donc  toujours,  ce  Cadio? 

LA   KORIGAHE. 

J'ai  aimé  les  anges  comme  on  doit  les  aimer  et  le  diable  comme 
il  veut  qu'on  l'îùme! 

ROXANE. 

Selon  toi,  Cadio  est  un  ange?  Pourquoi? 

LA  KORIGAnB. 

Parce  qu'il  a  toujours  détesté  le  mal,  parce  que  les  nuits  je  le 
vois  en  rêve,  quand  j'ai  le  mal  dans  l'esprit,  et  il  me  fait  des  re- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GUEBRE   DB  TENDEE.  93 

proches,  il  me  menace...  Je  le  croyais  mort.  Je  l'ai  reyu  officier  tout 
i  l'heore,  je  l'ai  tu  tranquille  et  lier...  Je  me  suis  dît  :  Tu  ne 
mourras  pas  par  ma  faute;  cette  fois  j'empêcherai  celai 

LODISB,  atllM. 

Korigane,  dis-moi,  est-ce  vrai  que  le  marquis  l'a  fait  assas^er  à 
la  ferme  du  Mystère? 

Là.  KORIGIKE. 

C'est  Tnù. 

LOUISE,  iSnTt*. 

Avec  quel  sang-froid  il  m'a  dit  que  ce  malbeareux  s'était  noyé 
dans  la  Loire  en  voulant  nous  poursuivre  I 
noxAns. 

Hais,  mon  Dieul  la  fu^Uade  se  rapproche...  Est-ce  que  les  bleus 
recnlentî...  Pauvre  Henril  s'il  lui  arrivîût  malheurt  si  Sîùnt- 
Gaeltas  revenait  nous  prendre  I  Abl  tant  pisi  pour  la  première  fois 
je  fais  des  vœux  pour  les  sans-culottes,  moi  I 

LODISE,  k  UEaHgine. 

Comment  donc  le  marquis  n'empécbe-t-il  pas?..  Il  est  donc  sans 
utorité  sur  les  chouans? 

LA  KORIOAHE. 

Les  chouans  l'ûment  pour  sa  renommée  et  le  veulent  pour  chef; 
■DÛS  ce  n'est  plus  ça  les  Vendéens  !  Le  Breton  obéit  comme  il  veut 
et  quand  il  veutl 

LODISK. 

Usleretienoent  pnsonnier  sans  doute,  et  ils  lui  font  jouer  un 
r6te  odieux!  C'est  impossible!...  J'irai  les  trouver.  Je  leur  diriù... 

LA  KORIGAKG. 

Qu'est-ce  que  vous  leur  direz?  Vous  ne  savez  pas  seulement  leur 
langue!  Est-ce  qu'ib  vous  connussent  d'ailleurs?  est-ce  qu'ils  vous 
laiâeront  approcher? 

LODISE. 

l'essûerai;  on  peut  toujours... 

LA  KOaiGAHE. 

Vous  ne  pouvez  rien  du  tout,  et  moi  je  ne  peux  qu'une  chose, 
TOUS  cacher;  mais  je  veux  que  vous  me  juriez  d'abandonner  Saint* 
Gneltas. 

LODISE. 

Pourquoi  donc  es- tu  si  effrayée  de  me  voir  retourner  avec  lui?  II 
■n'a  juré,  lui,  que  je  ne  retronvenus  pas  sa  maltresse  au  château; 
n  se  repent,  j'en  suis  sûre,  il  m'aime  encore... 

LA  KORIGAHB. 

Vous  croyez  ça?...  Louise  de  Sauviëres,  il  faut  donc  que  je  vous 

dise  (eut?  (Od  «Dteud  aae  fuiUidt  plni  procbs.) 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


OA  REVUE   DES   DEUX   UO>DES. 

ROXANE. 

Abl  grand Dieul  patatrasi  oousy  voilà  encore  une  fois  dans  la 
bagarre!  Fuyons  1 

LA  EORIGAKB. 

Nous  avons  encore  le  temps.  Les  bleus  repoussés  défendent  l'en- 
trée du  village;  mais  moi  je  n'ai  plus  le  temps  de  rien  ménager. 
Louise,  regardez-moi,  et  tremblezl  C'est  moi  qui  ai  tué  la  première 
femme  de  Sùnt-Gueltas  et  son  fds  ! 

LOOtSE,  ncuUBt  d'aBrel. 

Toi? 

ROIinE, 

Abl  quelle  borreur!  Par  l'ordre  de  ton  maître? 


Non,  j'ai  pris  cela  sur  moi;  il  avait  besoin  de  leur  mort,  il  la  dé- 
sirait, je  m'en  suis  chargée.  Il  m'a  maudite  pour  cela;  mais  il  a  pro- 
fité de  mon  crime  pour  vous  épouser,  Louise,  et  pourtant  il  ne 
vous  aimait  déjà  plus.  Il  voulait  plaire  à  son  parti,  à  ceux  qui  tous 
protégeuent;  vous  avez  bien  deviné  cela,  vous  le  lui  avez  dit,  vous 
t'avez  mortellement  offensé.  La  grande  comtesse  est  revenue,  plus 
riche,  plus  babile,  plus  puissante  que  vous.  Il  ne  l'iûme  pas,  mais 
il  a  besoin  d'elle  à  présent,  et  vous  le  gênez...  Eh  bien!  le  jour  où 
cet  bomme-là,  qui  est  le  démon,  me  dira  :  Emmène  Louise,  fais  que 
je  ne  la  revoie  jamais. . .  Je  vous  tuerai ,  moi ,  il  le  faudra  bien ,  ce 
sera  plus  fort  que  moi...  Et  comme  vous  avez  été  bonne  pour  moi, 
comme  vous  m'avez  montré  de  la  confiance  et  qu'après  vous  avoir 
baïe  je  vous  ù  aimée  par  son  ordre,  je  me  tuerai  après  l'avoir  en- 
core une  fois  servi  en  vous  tuant.  Abl  laissez-moi  fuir  avec  vous, 
faites  que  je  ne  le  revoie  jamaisi  Je  peux  encore  me  repentir  et 
sauver  ma  pauvre  àme,  car  je  le  déteste  et  le  maudis;  mais  s'il  me 
parle,  s'il  me  flatte,  s'il  me  commande,...  je  ne  peux  pas  répondre 
de  moi  I  Non,  vrai  I  je  ne  peux  pas  1 

LODISB. 

Ah!...  Tu  étais  donc  sa  maltresse,  toi?  Je  ne  pouvûs  pas  le 
croire! 

LA  KOniGANE,  itm  itpH. 

A  cause  que  Je  suis  laide  ?  Eb  bien  1  j'ai  été  sa  maltresse  comme 
vous,  car  vous  n'êtes  pas  sa  femme! 

LODISE. 

Je  ne  suis  pas... 

LA  KOniGANE. 

Je  n'ai  réussi  qu'à  tuer  l'enfant.  La  femme,  le  fantdme  que  vous 
avez  vu  le  jour  de  votre  mariage,  parée  de  votre  voile  et  de  votre 
couronne,  la  folle  enfin,  que  je  croyais  avoir  noyée,  s'est  réfugiée 
sur  un  rocher  où,  au  point  du  jour,  l'abbé  Sapieoce  l'a  trouvée  ;  il 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


ftUEBHB  DE   VEKDEB.  65 

l'a  emmenée  dans  une  barque,  il  l'a  cachée  et  envoyée  à  Nantes; 
elle  fit,  la  mort  de  son  enfant  tui  a  rendu  la  raison,  à  ce  qu'on  dit. 
On  attend  les  événemena  pour  la  faire  reparaître,  si  Saint-Gueltas 
l'emporte  sur  Charrette.  Voilà  toute  la  vérité,  je  vous  la  dis  aussi 
Uide  que  je  l'aî  faite...  Ue  croirez-vous  à  présent? 

LODISB. 

Va-t'en  ou  tae-moi  tout  de  suite,  si  tu  veuxl  J'ù  horreur  de  la 
vie,  j'ù  horreur  de  toi,  de  Saiat-Gueltas  et  de  moi-même  I  (l.  tu- 

nUida  éclata  plst  piè).) 

nOKANE. 

Les  chouaus  ont  le  dessus,  tout  est  perdu,  Louiset 

LODISB,  éfué*. 

Qu'importe? 


Venez!  je  peux  vous  cacher! 

LODISB. 

Emmenez  ma  tante;  moi,  je  veux  mourir  ici!  (i.  aaxu*.)  Partes! 

LA  KORIGANE. 

Venez,  Louise,  venez  I 

LODISB. 

Non! 

LA  KORICiKE  ,  M  lotanl  i  m  piedi. 

Venez!  maudissez-moi,  crachez-mot  au  visage,  mais  laissez-moi 
TOUS  sauver!  Voyons!  si  vous  aimez  encore  le  maître,  souffrez  tout, 
acceptez  tout,  faites  comme  moi ,  faites  le  mal ,  buvez  la  honte ,  et 
comme  moi  vous  aurez  au  moins  son  amitié,  comme  je  Yai  eue. 

LODISE,  «ultéf. 

Son  amitié  1  elle  souillerait  ma  vie  I  garde-la  pour  toi,  qui  en  es 
digne,  et  qu'il  me  haïsse,  l'infâme!  C'est  assez  que  son  odieux 
aaour  ait  fiétri  mon  passé  et  détruit  mon  avenir.  Dieu  de  justice, 
venge-moi  et  frappe-le!  Protège  les  républicwns,  pardonne  à  l'éga- 
rwnent  de  leur  croyance.  Ils  méritent  de  recevoir  ta  lumière  plus 
que  ceux  qui  prétendent  te  servir  et  qui  se  croient  autorisés  à  com- 
mettre tous  les  crimes  ou  à  en  profiter,  pourvu  qu'ils  ûent  un  em- 
blème sur  la  poitrine  et  une  image  au  chapeau!  Honte  et  malheur  sur 
ces  bandits  qui  se  jouent  des  choses  sacrées,  du  mariage  et  de  l'é- 
gtise,  de  l'amour  et  de  la  vérité  I  Et  toi,  abjecte  complice  de  tous  les 
forfaits  de  ton  maître,  va  lui  dire  ce  que  tu  viens  d'entendre.  Dis- 
loi  que,  s'il  approche  de  cette  mûson,  où  Henri  et  Cadio  se  feront 
tuer  pour  me  défendre,  je  m'y  ferai  tuer  aussi  avec  mon  frère  et 
mon  mari! 

BOX ANE. 

Cadio,  ton  mari?  Ahl  elle  devient  folle! 

LODISB. 

IVon!  je  vois  clair  à  présent!  c'est  lui,  c'est  Cadio  que  j'aurù 


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9fi  BEVUE    DES   DELX   MONDES. 

dû  aimer.  Il  est  l'homme  de  bien,  lui,  l'homme  sincère  et  pur  qui 
donnait  sa  vie  pour  laver  la  honte  que  je  lui  inaigealsl  Orgueil  de 
race,  préjugés  Imbéciles  I  J'aurais  cru  m' avilir  en  portant  le  nom  de 
ce  bohémien  homme  de  cœur,  et  j'ù  voulu  le  nom  souillé  d'un  ban- 
dit de  qualité  I 

ROXANE. 

Calme-toi,  Louise!...  c'est  du  délirei 

Non  !  je  suis  catme,  je  suis  guérie  comme  sont  guéris  les  morts. 
Je  n'aime  plus  rien,  ni  personnel  Ahl  j'ai  été  trop  punie;...  mais 
le  moment  de  l'expiation  est  venu,  et  je  vais  me  réhabiliter...  Écou- 
tez! la  mort  approche,  les  coups  de  fusil  deviennent  plus  rares... 
Les  cris  plus  sourds...  Entendez-vous  ces  vois  qui  murmurent  en- 
core :  Vive  la  nation'..,.  C'est  l'hymne  de  mort  des  malheureux 
patriotes!...  Et  là-bas  ces  hurlemens  féroces,  —  c'est  ta  borde 
sauvage  des  chouans  qui  me  réclame  !  Ils  viennent...  (a  i>  Konsins, 

lai  inachanl  lai  piitoleU  qu'ello  ■   l\iii  de  saa  poches.)  DonUe-moi  teS  armeS, 

Sainl-Gueltas  ne  m'aura  pas  vivante! 

SCÈNE  XIV. 

(Lk  porte  de  la  cuisine  VoiiTre  avec  impétaosHé,  Heari,  Citdio  et  Holus 
s'élancent  dans  la  chambre.) 

Les  HeHES,  HENRI,  CADIO,  MOTUS,  JAVOTTE,  BEBEC  »  >•  ta. 

BBNRI. 

Ici  nous  tiendrons  encore. 

Oui,  oui,  nous  en  tuerons  au  moins  quelques-uns!  Le  malheur 
est  que  nous  n'avons  pas  de  munitions  I 

JAVOTTE,   leaul  d«  U  toillM. 

Si  fait!  là,  dans  ce  trou,  U  y  a  encore  des  cartouches  et  par  là  des 
fusils.  Prenez,  prenez  toati 

Horos. 
Des  clarinettes  anglaises  7  tant  mieux  I  Elles  sont  bonnes. 

CjU>IO,  gn  Knil  d«  la  cdIiIdi. 

Où  est  Rebec? 

JAVOTTE. 

Oh  I  qui  ssût  où  il  s'est  caché  ?  Mais  soyez  tranquilles ,  ils  ne  vien- 
dront pas  par  la  ruelle  ;  c'est  trop  étroit,  vous  auriez  trop  beau  jeu! 
Gardez  le  côté  de  la  pla£e;  mot,  je  veillerai  par  ici. 

HENRI,  «Dlnsl  d»i  li  ulli. 

Alors  vite  ici  une  barricade  1  La  porte  de  l'escalier  est  solide. 
Ajoutons-y  les  meubles!  Femmes,  passez  dans  l'autre  chambre,  vite! 


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GCEHBE   DE  TENDÉE.  97 

LOUISE. 

NodI  nous  vous  aiderons.  Courage,  Heori!  Courage,  Cadiot  (Lai 
dauui  lu  pîitoiata.)  Ticnsl  voUà  dcs  armes  chargées,  défends-moi, 
Tengc-moi  ! 

CADIO,  «pHda. 

TcRis  dites? 

ROIAIIB. 

Oui,  oui!  mort  à  Sûnt-GueltasI  Nous  aïtoDS  vous  aider.  Ah! 
Henri,  mou  pauvre  enfantl  C'est  nous  qui  sommes  cause... 

Minute,  l'espionne!  on  ne  s'en  va  pasi 

CADIO. 

LaKoriganeî  Laisse-la  partir,  nous  serious  forcés  de  la  tuer. 

MOTDS. 

Alors  filez,  brimborion  ! 

LA  KORtGAKB,  rucuUnl. 

non!  Je  ne  ferai  riea  coQtre  Cadiot  Laissez-moi  icil  (Motni  auu- 

■MUt  l«  cootnT«Di,  qai  iDiit  peccjg  d'un  coaut  1  joni  inr  chiqua  bitUat;  Hanrï  st 
cuit  poiuMnt  la  babal  at  la  table  contre  lu  porte  da  l'cicalisr.  tas  temiiiai  ItaTaillaat 
1  maambler  le*  aimai  at  1  lai  ctaaigei.  Lei  bommei  appartanl  dei  laci  de  farina  que 
JiTottc  laai  k  iodiqnia  pour  conaolidei  la  barricade  at  ganiic  le  bu  da  la  leuMia  joi- 
^'1  la  haotear  det  jonn.  I 

XOTUS,  i  Ja'OUe.  qui  pane  on  uc. 

Courage,  la  belle  fille  I  Forte  comme  un  garçon  meunier! 

HEnRI,  t  *■  teau. 

De  gr&ce,  emmenez  Louise ,  allez  dans  l'autre  chambre.  Dès  que 
nous  tirerons,  il  entrera  ici  des  balles.  Si  nous  succombons,  vous 
n'avez  riea  &  cr^udre  des  ass^llans,  vous,  ce  sont  vos  amis... 

ROKANB. 

>Vos  amis,  c'est  toi,  et  c'est  pour  toi  que  noua  allons  prier,  (aua 

paiM  dui  l'iatia  chambre  aTec  Lool»,  qui  rariant  bientôt  et  >e  tient  «nr  le  laDil.  La 
Inigao»,  fombie  et  moToe,  l'eit  aaaiia  dana  un  coin,  ne  as  mAUnt  de  rien  et  comme 
Mnigèra  A  riiénemenl.  Lei  ptépaiatilt  *ont  fioii.  On  icoute.  Un  protond  ailence  ligna 
u  dchoii.) 

RE  RM,  i  Cedle. 

C'est  étrange,  l'ennemi  aurwt-il  quitté  la  partie? 

CADlO,  qal  ntacda  par  1*  ma  do  coDIreTent.  , 

Non,  je  vois  là-bas  tes  vestes  rouges  que  leur  ont  apportées  les  Àn- 
^.  Ils  s'arrêtent,  ils  se  consultent.  Ils  n'osent  pas  s'engager  entre 
ks  feux  de  nos  refuges.  Ils  ne  savent  pas  que  nous  n'en  avons  qu'un 
et  que  nous  y  sommes  seuls  1 

MOTUS. 

Ah!  les  gueux I  nous  tenir  comme  ça  bloqués,  quand  on  aurait 
Cùt  d'ici  une  si  belle  charge  de  cavalerie,  s'ils  n'avùent  pas  coupé  - 
les  jarrets  de  nos  pauvres  bétesl 

ton  uin.  —  1807.  7 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


98  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

CAOIO, 

Maïs  les  cavaliers  encore  montés  dont  nous  nous  sommes  trouvés 
séparés,  comment  ne  se  sont- ils  pas  repliés  par  ici?  L'ordre  était 
donné. . . 

MOTOS. 

Le  lieutenant  est  jeune;  il  aura  perdu  la  tête,  il  aura  mal  entendu. 

HENRI. 

Où  peuvent'ils  être?  Avec  eux,  rien  ne  serait  perdu  encore. 

CADIO. 

AttentionI  Voilà  l'ennemi  qui  se  décide. 

HENRI. 

Saint-Gueltas  est  à  leyr  tête? 

CADlO.' 

Je  ne  le  vois  pas.  Le  lâche  n'ose  pas  se  montrer. 

LA  KOHIGAHE. 

Saint-Gueltas  est  prisonnier  des  chouans.  Ils  ne  veulent  ni  pfûx, 
ni  trêve,  ni  affaires  d'honneur  en  dehors  de  leurs  intérêts. 

CADIO. 

Qui  donc  les  a  avertis? 

LA  KORIGANE. 

C'est  moi. 

C'est  toi  qui  as  fait  massacrer  la  moitié  de  mes  braves  soldats? 
Ahl  maudite,  je  te  reconnais  là. 

LA  KOniGANB. 

Je  ne  croyais  pas  qu'ils  vous  attaqueruent.  Ils  ne  le  vouluent 
pas;  quand  ils  ont  vu  que  vous  étiez  si  peu... 

Un  parlementaire,  attendezl  (n  u  c<>«ch«  m  jou*.)  Parlez  d'où  tous 
êtes,  n'approchez  pas. 

DHE   VOIX  DD   DEHORS. 

Rendez-vonst  Saint-Gueltas  vous  fait  grâce. 

HEiini. 
Saint-Gueltas?  Qu'il  se  montre  d'ahordl 

J.A  VOIX. 

Il  ne  viendra  pas. 

CADlO. 

Il  a  peur? 

LA  VOIX. 

Il  n'est  pas  le  maître. 

HENRI. 

S'il  n'est  pas  le  maître,  il  ne  peut  rien  promettre.  Retirez- vous  I 

LA  VOIX. 

Nous  vous  ferons  grâce,  nous.  Sortez  I 

hburi. 
On  la  connaît,  la  grâce  des  chouans  I  Allez  au  diable  I 


D,at,.odOyGoO<^lc 


GrERBE   DE    VENDEE.  99 

LA  VOIX. 

Moi,  je  réponds  de  tout,  allons! 

cuito. 

NOD. 

LA  VOII. 

Vous  ne  voulez  pas? 

Allez  vous  faire...  (Oo  groupe  d«  cbooaDi  cachet  lang  U  halU  da  U  plic«  dai- 
rièn  dH  plkachea  tira  nr  la  ftntue,  qui  »  laferm*  i  Umpi,  Cidio  li»  aut  la  (au 
faïlaosnUi™.) 

MOTOa. 

C'est  bien,  il  est  salé,  le  traître  ! 

LA   EORrCANB. 

Mort?  Bien,  Cadio!  C'était  Tirefeuilte,  ton  assassin,  j'ai  reconna 

StVOlX.  (Combat.  Lai  chouant  iouiideiil  la  plaça  a(  tinnt  aar  la  mabon.  Hanri, 
C>4»  al  Uotiu,  piotigti  par  lat  laci  da  tirine,  tirant  par  la  contieieiit,  dont  la  )uBl 
■rt  Mental  cribU  par  lei  battM. 

tIQTnS,  t  Hanrl. 

Mon  colonel,  baisse-toi  plus  que  ça.  Voili  le  bois  de  chêne  percé 
en  dentelle. 

BBnRI. 

Us  visent  de  trop  bas,  leurs  balles  vont  au  plafond;  tiens,  le 
plitre  et  les  lattes  dous  tombent  sur  la  tête.  Louise,  ôtez-vous, 
■Dd'Voos-en. 

LOUISE. 

Qui  vous  passera  vos  fusils? 

LA  KQHIGAHB. 

Ho'i.  Défeods-toi,  Cadio. 

CADIO,  ••H  l'^coDtar. 

Ah!  les  voilà  qui  montent  sur  le  toit  de  la  hallel  Us  vont  pouvoir 
ajuster! 

MOTUS. 

Bouchons  la  fenêtre.  Tirons  au  hasard  entre  les  sacs,  puisque  les 
nmnidons  ne  manquent  pas. 

CADIO. 

Le  hasard  ne  sert  pas  les  hommes!  Otez-vous  de  là,  Henri!  Ote- 
toi.  Hotos!  inutile  de  succomber  tous  trois  à  ta  fois.  Chacun  son 
tour,  ça  durera  plus  longtemps  I  Je  commence,  (ii  le  pi«ianie  a  u  ta- 

>*U«,  doal  la  camlraTant  >  toI*  en  idaU,  tIh  tianqaillement  et  lira.)  Eq  VOÎlà  Uu! 

vite  un  autre  fusil,  deux  !  J'en  aurai  abattu  six  avant  qu'ils  EÙent 

rechargé,  (ll  contlnaa,  toaa  —i  coopi  portant,  lai  chonini  hurlent  de  raga.) 
■OTUS. 

Hou  capitaine,  en  voilà  assez.  C'est  à  moi  I 

CADIO,   qui  Ounga  Unjaan  d'uoa  al  qui  Uta  loa]<nn. 

Non!  pas  toi!  Je  ne  veux  pas! 

MOTOS. 

Je  sais  que  je  dois  y  passer  aujourd'hui  t 


[),oti.odOyGoO<^lc 


100  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

CIDIO. 

Tu  es  fou! 

BEItRI. 

Assez,  Gadiol  Laissons-les  user  leurs  munitions.  Il  faudra  bien 
qu'ils  viennent  à  la  portée  de  nos  sabres. 

CADIO. 

Des  munitions  I  ils  n'en  ont  plus.  Voyez,  ils  vont  nous  donner 
l'assaut.  Les  voilà  sur  l'escalier! 

HEKRI. 

Alors,  feu  par  la  fenétrel  tous  les  troisi  (iii  tin»  pendant  qn*  i» 

cbonaDi  battent  la  porte,  qui  rtiiite,  et  atlaqaeDl  la  fenetn  A  conpi  de  piemi.  Motn* 
si  Henri  le  rérngient  detriire  la  banicade.  Cadio  leete  eipoeé  lani  parallie  l'in  ipei- 

LODISE ,  an  fanJl  de  l'autre  cksmbre. 

Cadio I  c'est  trop  dé  courage  !  De  grâce... 

CADIO,    qui  lira  uujiiiin. 

Vous  m'avez  dit  de  vous  défendre  et  de  vous  venger  !  Je  vous 
défends  aujourd'hui,  je  vous  vengerai  demaio. 

LOUISE. 

Vous  périrez  ici,  Atez-vous... 

CADIO. 

KonI  je  suis  invulnérable,  moil  Tenez,  ils  se  lassent! 

HENRI. 

Et  ils  abandonnent  l'assaut  de  la  porte  !  Que  veulent-ils  faire? 

CADIO. 

Ils  reviennent  avec  des  échelles!  Ils  croient  donc  que  nous  n'a- 
vons plus  de  balles? 

HENRI, 

Lussons-les  monter  un  peu. 

HOTDS. 

Oui,  les  voilà  sous  la  fenêtre.  Ils  appliquent  l'échelle...  BendoDs- 
leur  les  pierres  qu'ils  nous  ont  envoyées.  Tenez,  chiens  maudits, 
reprenez  vos  présens  I 

CADIO. 

Dix  sur  l'échellet  Voilà  le  moment.  A  toi,  Motus,  pousse!  moi,  je 

tire  sur  ceux  qui  la  tiennent.  (Heml  el  Uotn>  ponMent  de  cta  l'«challe,  qui 
tombe  aTCc  ceui  qu'ells  porte.  Ualédictiooi  ol  mgiuemeDi  dea  cfaonaoï.)  LeS  VOUà 

qui  se  décident  enfin  à  mettre  le  feu.  Tant  mieux!  les  gens  du  vil- 
lage, qui  se  cachent,  vont  tomber  sur  eux  pour  défendre  leurs  mai- 
sons. 

H0TU9. 

Us  n'oseront  pas,  mon  capitaine!  Sans  te  contredire,  on  pourrait 
bien  nous  enfumer  ici  comme  des  jambons  de  Mayence.  Je  crois, 
sauf  ta  permission,  que  ce  serait  le  moment  de  &ire  une  belle  sor- 
tie et  de  les  sabrer  comme  qui  fauche. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GOEBBE  DE  VENDÉE.  101 

HEIIRI. 

Oui,  à  cause  des  femmes,  il  ne  faut  pas  braver  l'iDcendie.  Sor- 
tons par  la  cuisine;...  ces  dames  auront  le  temps  de  se  faire  recon- 
naître pendant  qu'ils  abattront  la  barricade. 

LOUIS  B. 

Ne  pensez  pas  à  nous,  fuyez  1 

CADIO. 

VotTnoo  pas!  je  vais  fûre  le  tour  de  la  maison  et  les  sabrer  par 
derrière.  Si  tous  mes  hommes  sont  morts,  i!  faut  que  je  meure  icil 

HBnRt. 

Sois  tranquille,  tu  ne  mourras  pas  seul! 

Non,  fichtre  1  j'en  suis  pareillement  à  mes  supérieurs!  du»  lenwit 

Uu  bvii  la  mun  précipitammaiil  <t  loot  i  la  cuiiine.) 

Us  sont  quelques-uns  dans  la  ruelle  :  je  vais  vous  aider! 

LODISE,  t  U  tsdcaiM. 

ie  veux  noourir  avec  eux!  Toi,  lave-toi  de  tes  péchés,  sauve  ma 
tante,  parle  à  ces  furieux. 

LA  KOniGANB. 

Je  vons  sauverai  tous  à  cause  de  vous  et  de  Cadio  !  (a  i>  ranitn. 
HiiiBi  bratoD.i  Les  bleus!  les  cavaliers  bleus!  Là-bas,  voyez,  ils  re- 
nennent!  Gourez-leur  sus,  mes  amis!  Ici,  il  n'y  a  plus  que  des 
femmes  prisonnières!  (Lti  chouioa  ncuiem  hduuni  «t  >giu>.i 

CADIO,  qii  éult  dtjà  H  toiid  <•  la  coiiMt.  r«i«BUI. 

Qu'est-ce  qu'elle  dit?  Nos  cavaliers  reviennent? 

BBnRl,  lalnuDI  bduI. 

Alors  i]  faut  tenir  bon  encore  cinq  minutes  I 

LA  KOniGAHB. 

NoD,  j'ai  menti,  ils  ne  reviennent  pas.  Sauvez-vous  tous;  moi,  je 
reste. 

CAD  10. 

C'est  à  présent  que  tu  mens  I  Ils  reviennent,  je  les  vois  I 

II0TD9,  Mfirdut  mil. 

Les  voilà  !  Ils  sont  encore  au  moins  cent,  mais  dispersés  ! 

LA    KOniGAHB. 

Et  tes  chouans  sont  au  moins  mille.  Vous  êtes  perdus!  fuyez 
àtnc!  vous  avez  le  temps.  Les  chouans  vont  à  leur  rencontre,  ils 
s'éloignent... 

HOTDS. 

Sans  te  commander,  mon  colonel,  si  je  sonnùs  le  ralliement... 
ça  doDueriùt  du  cœur  et  de  l'ensemble  aux  camarades. 

HENRI. 
Oui,    oui,     dëpécbe-toi!    (Uotu  uau  iue  U  feoeica  et  >ODa« 
TinfniUc,  41mdD  pat  t»m,  aapit*  de  la  halle  et  manellemeat  bleu4,  ae  i 


îdoyGoo<^lc 


102  SETUE   DES  DEUX  MONDES. 

ua  (enaiu,  lamaiis  md    fiuil  «t  ajnata  Motui.  C*dia,  qui  l'a  TO,    nponiiB  liatui.    «t. 
■'éluEuit  dnant  lui,  reçois  Bt  tomba.) 

Abt  malheur!  mort  pour  moil 

Non,  blessé  enfin  !  C'est  bon  signe  !  Achève  ta  fanfare,  tu  ne  ris- 
ques plus  rien!   (Loaiie  et  Heoii  ont  cauiu  i  Cadio,    qui  a«  lalèTS  lur  a«i  genoux 

»t  as  trome  aui  pitda  de  Loaise.  Bile  étanche  le  aang  de   son  front  atec  son  mouchoir.) 
LODISE,  épardaa. 

Ah  1  pauvre  Gadiol  Est-ce  qu'il  va  mourir? 

CADIO. 

Je  n'aurai  pas  cette  cbançe-là  de  mourir  où  me  voilà! 

JiVOTTE,  liTanl  la  hlsunre. 

Je  crois  que  ça  n'est  rien;  la  balle  a  ricoché. 


Non,  c'est  le  moment  de  sortir  et  de  sabrer. 

NOTDS,  tnl  a  arhari  9>  fanhn. 

Fais  excuse,  mon  capit^ùne.  Les  chouans  sont  refoulés,...  ils  re- 
viennent sur  la  place...  Ahl  nos  braves  cavaliers,  comme  ils  y  voot! 
Tirons  encore  sur  les  chouans  I 

HBHHI,  qui  >  »1>I  un  loin. 

Ouil  nous  leur  ferons  d'ici  plus  de  mal  que  de  plain-pied.  (La 

aoinbit  recemmeDce,  Lea  caTaliaii,  arriTéi  an  chargeant  aui  la  place,  aabrant  et  écraaent 
Ua  chonana,  qui  raient  en  djaordre  dans  lea  ruea  adjaconlea,  maia  qui  reriennent  biaDtdt 
an  (ojanl  la  petit  nombre   de   lanra  adreraaiies,  Henri.   Cadio  et  Uotna  ont  dérait    la 

pluaieura  tombent.  Lea  chonana  ae  jettent  dani  lea  JarabM  iei  chenu,  las  éranltent  i 
coupa  de  couteau  et  AgDTgent  le)  faommei  ceoTarej)  ou  lea  emportent  aons  la  halle  poor 
lea  mutiler.  Louiie  et  aa  tante,  muattea  d'harieor  et  d'effroi,  aant  à  la  CenStte.  La  Ko- 
rigane  a  diipam.  Jarotte,  irmle  d'un*  hacha,  frappe  ceui  qui  approchent  da  l'eaca- 
lier.  Henri,  Motna  et  Cadio  l'ont  deacandu;  maia,  a<par<a  par  ta  mMia  du  nate  du  dtta- 
chement,  ila  aabrant  aana  pouioir  arancet.  La  petite  troupe  républicaine  diminne  1  Tue 
d'ceil.  On  aa  bat  corpi  i  corpt  avec  furie.  Tout  i  coup  le  canon  retentit  1  quelque  dia'- 
tance.  Le  premier  coup  eat  à  peine  eatoodu  au  milieu  dea  clameurs  de  la  lutte.  ITu 
aeeond  coDp  la  ralentit,  un  traisiime  la  fait  cesser.  Une  seconde  de  profond  silenca.) 
LES  CHOOAnS. 

Victoire!  c'est  les  Anglais  !  Vive  le  roi! 

LES  BLBCS,  HniriaaMIa. 

C'est  le  général  Hoche!  Vive  la  république!  {cne  troupe  de  pajaana 

aani  armea  Bt  reranant  dQ  marché  aTec  de*  femmea,  dea  enfan*  Bt  dai  troupaaoi,  anÎT« 
tpordue  en  criant  :  La  Ututl  ittt  Ui  Mnal  tuiu  (h  odoiu  nu,  nnui  outrai  Laura  bmir* 
et  lenra  charretloi  achiiant  de  mettre  la  conlnaiou  et  d'tcraaer  Ua  blessés  et  te*  ca- 
danai,  Bn  un  iuatant,  la  plaça  aal  jonchée  da   paniers,  de  idUUIos  at  da  fromagea  qae 


•  BlBsdByGoOl^le 


GDEBRE  DE  VENDEE.  103 

iriMt  m  breton  :  Sauvt  ïui  ptult., 
I  M  l»an  cheli  laar  daaaaal  U  cbuie;  Loniie,  Roiane  «t  JiTotlB  loat  aur 
l'wilitrj 

REBBC,  npinluut  lani  qs'on  ueHi  d'Dit  U  ton. 

Victoire  1 

JAVOTTE. 

Cest  pas  tout  ça,  oa  est  vainqueur,  mais  y  a  du  mail  Gourons 
auiUe^ésI 

ROXAHB. 

Oui,  oui,  secooTODs  ces  braves  républicains!  Où  vas-tu,  Louise? 

LODISE. 

Leur  cliirurgien  n'a  pas  été  tué,  je  le  vois  là-bas...  Je  cours  me 
mettre  à  sa  disposition. 

REBBC. 

Non,  ùdez-moi  à  organiser  ici  l'ambulancel  Javotte,  ma  mie... 

JAVOTTE. 

Je  ne  suis  plus  votre  mie,  vous  vous  êtes  caché  quand  je  me  bat- 
tais, TOUS  n'êtes  pas  un  bommel 

SCÈNE    XV. 

(PendâDt  qn'oD  *pporle  et  soigne  les  bleues,  une  chaiw  de  pone  percie  da  balles 
uiin  ftu  galop  (ur  la  place,  avec  uoe  eicorte  de  gendaroMS  voloatalrea  dont 
ipiclqaes-iuui  aoDt  bleuéa.  —  Marie  s'élaoce  aur  l'escalier.  Looiae  se  JeUe  dans 
NabtH.) 

LOUISE,  MABIE,  BENRL. 

LOUISE. 
Ah  1  mon  lUnie,  mon  angel    (bu»  «uglou.  Roians  embruie  Wail*  «n  pI«D- 

HARIE. 

Je  viens  à  vous  au  hasard,  et  la  Providence  m'a  conduite.  Nous 
avons  rencontré  les  chouans,  nous  avons  d'averse  leurs  balles.  Heu- 
reusement ils  n'en  avaient  presque  plus.  Ils  fuient  en  désordre. 
Tonte  la  population  royaliste  se  réfugie  dans  la  presqu'île.  Noos 
v<Hli  pour  aujourd'hui  en  sûreté;  mais,  mon  Dieu,  comme  on  s'est 
battu  ici  !  Où  peut  être  Henri? 

LOUISE,   loi  BHBlrul  H«rl  qui  min  ta  «ilop  itk  Cadlo  it  NsRu. 


Comme  toujours,  vous  êtes  l'envoyée  du  ciel!  Serrez  la  mùn  du 
capitaine  Cadio,  et  remontez  en  voiture  avec  vos  amies.  Regagnes 
inray  avant  ta  noit.  Louise  ne  doit  pas  rester  un  instant  de  plus 
'là.  Ole  vous  dira  pourquoi! 

Geobge  Sand. 


{La  (brntjr«  partU  a»  proeAw»  • 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


PEUPLE   JUIF 

JUDAÏSME  AU  TEMPS  DE  LA  FORMATION  DU  TALMUD 

d'après  les  historiens  juifs  de  nos  jours. 


Guelile/at  ia  /udrnCAïuni  vtid  iR'ntr  Sektm  {IHitalTt  du  /udainu  d  ik  Ht  lecttt),  pu  U 
I»  J.  U.  JoM,  3  Tol.:  Lfiprig  1B57-1BSS.—  CexïM^K  d«-  Julm  vm  dm  cOfiIfli  Zcitm 
Ml  mi^  du  Gr^tiinian  {HiiMrt  dti  Jalfi  dqnili  la  pliu  aneitiu  limpt  jutqH'd  not  jimrt), 
pu  la  Di  Oiuti.  £•  édilioa,  7  ml.  pmu,  ISS3-I86S. 


La  ruine  de  la  oatioa  juive  écrasée  par  les  armes  victorieuses  de 
Vespasien  et  de  Titus,  ta  destruction  mâine  du  temple  de  Jérusa- 
lem, en  supprimant  les  conditions  d'existence  de  la  théocratie  Is- 
raélite, ne  firent  pas  disparaître  le  judaïsme  comme  religion ,  mais 
en  changèrent  profondément  la  nature.  Le  judaïsme  depuis  lors 
fut  une  sodété  religieuse,  une  église,  et  non  plus  un  état.  Des 
croyances  et  des  observances  spéciales  plutôt  que  des  institutions 
publiques  lui  servirent  dès  lors  de  remparts,  et  lui  procurëreat 
les  moyens  de  se  perpétuer  jusqu'à  nos  jours  à  travers  d'innom- 
brables vicissitudes  et  les  plus  terribles  persécutions.  A  la  place  du 
temple  et  du  sacerdoce  lévitique,  une  tradition  lentement  déposée 
dans  un  livre,  le  Talœud,  lui  tint  lieu  de  centre  visible,  et,  pour  se 
faire  une  idée  juste  de  la  religion  juive  pendant  tout  le  moyen  âge 
et  les  temps  modernes,  c'est  bien  moins  l'Ancien  Testament  et 


[),oti.odOyGoO<^lc 


LE   FBDPLE  JUIF.  105 

l'hiâtoire  du  jadalâme  antérieur  au  christianisme  qu'il  faut  étudier 
de  près  que  cette  évolution  intérieure,  déterminée  par  la  force  ir- 
ré^tible  des  événemens,  qui  substitua  déricitivement  le  rabbin  au 
prêtre  et  l'étude  de  la  loi  à  k  célébration  des  sacrifices. 

Ce  changement,  qui  nous  parait  si  impérieusement  commandé,  ne 
s'opéra  toutefois  qu'avec  une  extrême  lenteur.  11  avait  été  préparé 
pendant  toute  la  période  qui  va  de  l'insurrecUon  nationale  contre 
les  Syriens  à  la  prise  du  temple  par  Titus.  Si  l'on  veut  bien  se  re- 
porter à  l'esquisse  que  nous  avons  tracée  de  cette  période  si  essen- 
tielle à  connaître  pour  se  faire  une  idée  clûre  des  origines  du  chris- 
tianisme (1),  on  se  rappellera  que,  bien  avimt  la  cessation  forcée  du 
colle  sacerdotal,  le  scribe,  le  docteur,  le  copiste-commentateur  de 
la  loi  l'emporte  déjà  en  popularité  et  en  autorité  réelle  sur  le  lévite 
et  le  sacrificateur.  Et  pourtant ,  lorsque  la  destruction  du  temple 
eut  fait  rentrer  le  sacerdoce  dans  la  catégorie  des  hautes  inutili- 
tés (2),  il  fallut  du  temps  pour  que  la  conscience  religieuse  de  l'Is- 
raélite s'faabitu&t  à  s'en  passer  tout  i  fait.  Pendant  bien  des  années, 
elle  vécut  soit  dans  le  passé,  soit  dans  un  avenir  idéal  de  restaura- 
tion, ne  voulant  voir  dans  le  présent  qu'une  épreuve  douloureuse, 
mais  passagère.  L'idée  théocratique  ne  recula  que  pas  à  pas  devant 
la  prépondérance  des  réalités,  et  même  elle  fut  encore  assez  puis- 
sante pour  susciter  en  Palestine  des  mouvemens  insurrectionnels 
iatennittens,  dont  la  série  se  prolonge  jusqu'au  commencement  dé 
notre  moyen  âge,  mais  qui  vont  toutefois  en  diminuant  toujours 
d'Importance  et  d'intérêt. 

C'est  l'histoire  de  ces  temps  qui  virent  s'accomplir  la  transfor- 
matioD  irrévocable  du  vieui  jud^sme  sacerdotal  en  religion  simple- 
ment dogmatique  et  rituelle  que  nous  désirerions  retracer.  Cette 
époque  si  peu  connue  va  de  la  destruction  du  temple  par  Titus,  l'an 
70  de  notre  ère,  à  la  clôture  défmitive  du  Talmud,  vers  l'an  500. 
Pour  cette  période  dite  taîmudique,  les  connùssances  spéciales  et 
snrtout  l'érudition  rabbinique  des  estimables  auteurs  juifs  que  nous 
avons  cités  cette  fois  encore  sont  d'un  secours  que  nous  ne  saurions 
trop  apprécier. 

1. 

L'issue  désastreuse  de  la  guerre  contre  les  Romûns  glaça  d'épou- 
vante les  Juifs  répandus  dans  le  monde  entier.  Us  ne  croyaient  pas 
que  Dien  pût  à  ce  point  abandonner  son  peuple.  Les  Juifs  de  Palea- 

(Ij  VoT«i  U  Kemtt  du  15  septembre  dernier. 

H)  Oo  uit  qae  d'après  la  loi  mnaaiqne  le  Mcriflce  e«i  t  chaque  intUnt  obligaMire 
n  qu'iiD  ««criflce  n'eat  Intime  que  s'il  est  edlÉbrj  &u  temple  de  JéruMdem  pu  les 
•Kmbre»  d«  la  caste  laccrdouie. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


106  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

Une,  par  centaÏDea  de  milliers,  avaient  péri  pai  l'épée,  la  famine 
ou  la  peste;  beaucoup  d'autres,  pour  le  moins  aussi  nombreux, 
étaient  réduits  à  l'esclavage,  envoyés  dans  les  mines,  jetés  dans 
d'infîïnies  lupanars  ou  livrés  dans  les  cirques  aux  bétes  fauves  pour 
le  divertissement  d'une  plèbe  plus  cruelle  que  les  bétes.  Pour  com- 
ble de  découragement,  les  signes  de  dissolution  qui  à  la  fin  du  rè- 
gne de  Néron  semblaient  menacer  l'empire  avaient  fait  place  à  des 
indices  tout  dilTérens.  La  main  vigoureuse  de  Vespasien  avait  ras- 
semblé les  rênes  éparses  de  l'attelage  des  nations,  et  le  cbar  impé- 
rial marchait  de  nouveau  avec  la  régularité  et  la  sécurité  des  pre- 
miers jours.  Jamais  les  Juifs  ne  purent  s'imaginer  que  Titus  edt  été 
uD  seul  instant  les  délicet  du  genre  humain.  Ils  savfûent  trop  bien 
à  quoi  s'en  tenir  sur  la  clémence  de  cet  imperator,  à  qui  peut-être 
le  temps  seul  a  manqué  pour  devenir  un  second  Néron.  Us  ne  l'ap- 
pelèrent habituellement  que  Titus  rascha,  Titus  le  scélérat,  et  une 
très  vieille  légende  juive  prétend  qu'en  punition  de  ses  forfaits  il 
fut  tourmenté  par  une  mouche  qui  pénétra  dans  son  cerveau,  s'y 
logea,  grandit,  et  ne  lui  laissa  de  repos  ni  jour  ni  nuit  jusqu'à  ce 
qu'elle  eût  causé  sa  mort. 

Il  est  vrai  que ,  pour  les  Juifs ,  les  Flaviens  eurent  la  main  très 
lourde.  Ils  avaient  pu  mesurer  l'incroyable  force  de  résistance  de 
ce  peuple.  Les  dernières  convulsions  de  la  nationalité  vaincue  fu- 
rent comprimées  en  Judée  par  d'affreux  massacres.  Il  en  fut  de 
même  en  Egypte,  où  le  temple  d'Onias,  construit  au  temps  de  l'op- 
pression syrienne  comme  une  succursale  de  celui  de  Jérusalem,  fut 
détruit  par  ordre  impérial,  et  dans  la  Cyrénaîque,  où  les  débris  des 
zélotes  levèrent  encore  une  fois  l'étendard  du  judaïsme  belliqueux. 
En  même  temps  Vespasien,  qui  aimait  l'argent,  trouva  spirituel  de 
prélever  au  profit  de  Jupiter  Capitolin  la  taxe  personnelle  du  dl- 
drachme  (environ  1  franc  75)  que  tout  Juif  fidèle  était  tenu  d'en- 
voyer chaque  année  au  temple  de  Jéhovah.  C'était,  de  bonne  guerre: 
le  dieu  vainqueur  s'appropriait  les  revenus  du  dieu  vaincu.  Seule- 
ment ce  dernier,  du  moins  hors  de  Palestine,  ne  les  faisait  pas  ren- 
trer par  la  force,  tandis  que  le  ftscm  judaicus  (ain^  s'appela  cet 
impôt  spécial)  fut  très  rigoureusement  exigé.  Il  s'y  joignit  une  hu- 
miliation d'un  genre  particulier.  Les  Juifs  dispersés  dans  l'empire 
tâchùent  d'échapper  autant  qu'ils  pouvaient  à  cet  impôt,  qui  était 
à  leurs  yeux  non-seulement  une  exaction,  mais  un  sacrilège.  Beau- 
coup dissimulèrent  leur  origine.  Pour  déjouer  les  fausses  déclara- 
tions, le  fisc  romain  imagina  des  perquisitions  individuelles  d'une 
révoltante  indécence.  Ce  fut  surtout  Domilien  qui  prit  plaisir  à  cette 
vexation.  Suétone  se  rappelait  avoir  vu  dans  sa  première  enfance 
tm.  pauvre  vieux  Juif  soumis  publiquement  à  cette  ignoble  inves- 
tigation. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE  PEUPLE  JDIF.  107 

Pourtant  la  politique  flavienoe  ne  songea  pas  à  molester  les  Juifs 
sons  le  rapport  reli^eux  proprement  dît.  Du  moins  les  entraves 
mises  à  leur  culte  ne  dépassèrent  pas  la  mesure  conseillée  par  l'in- 
térêt de  l'état,  et,  s'il  fut  interdit  de  relever  le  temple  détruit,  la  sy- 
nagogue resta  libre.  Il  est  à  croire  que  les  Flaviens  ne  se  doutaient 
pas  de  l'immense  concession  qu'ils  faisaient  aux  vaincus  en  leur  lais- 
sant cette  liberté.  Comme  tous  les  anciens  et  beaucoup  de  modernes, 
ils  ne  pouvaient  se  représenter  l'existence  prolongée  d'une  religion 
dépourvue  de  sacerdoce.  D'ailleurs,  le  judaïsme  politique  une  fois 
réduit  à  l'impuissance,  ils  n'entendirent  pas  annexer  à  l'empire  un 
pays  désert.  Ils  s'attachèrent  à  discerner  et  à  protéger  parmi-  les 
vûncus  les  élèmens  moins  revéches  que  les  autres,  les  Juifs  qui 
dès  le  premier  jour  avaient  déconseillé  la  guerre  ou  bien  qui  eussent 
été  d'avis  de  se  soumettre  après  les  premiers  échecs.  C'est  comme 
s'ils  eussent  relevé  l'école  de  Hillel  et  rendu  la  prépondérance  au 
rabbïnisme  scolastique,  mais  pacifique.  11  y  eut  en  particulier  un 
certain  rabbi  Jochanan,  de  tendance  hiltéltte,  membre  de  l'ex-sanhé- 
diin,  qui  le  lendemain  môme  de  la  catastrophe  jeta  les  fondemens 
du  judaïsme  de  l'avenir.  Ce  rabbi  Jochanan  était  à  Jérusalem  au 
moment  du  siège.  Il  aurait  voulu  qu'on  se  rendit.  Voyant  ses  con- 
suls méconnus,  il  prit  le  parti  de  se  retirer  du  côté  de  Titus.  C'était 
difficile.  Le  parti  zélote  surveillait  de  très  près  ceux  qui  faisûent 
mine  de  déserter.  Aidé  par  deux  disciples  dévoués,  il  se  fit  enfermer 
dans  un  cercueil  et  transporter  hors  des  murs  comme  un  cadavre. 
Pour  mieux  déjouer  les  soupçons  des  gardes,  les  pnidens  disciples 
avùent  mis  dans  le  coffre  un  lambeau  de  viande  corrompue  dont 
le  parfum  fit  l'office  de  laisser -passer.  Titus  reçut  gracieusement  le 
vieox  rabbin,  et  lui  permit  d'ériger  une  école  à  Jamnia,  sur  la  Médi- 
terranée. Après  la  chute  de  la  ville,  Jochanan  put  se  servir,  dans 
l'intérêt  de  ses  malheureux  compatriotes,  de  la  confiance  qu'il  in- 
^inùt  aux  autorités  romaines.  Plus  d'une  mesure  fut  adoucie,  plus 
d'une  famille  sauvée  par  son  intercession.  Il  réunit  autour  de  lui 
les  débris  du  rabhinisme,-  et  ne  tarda  pas  à  constituer  un  sanhédrin 
(rffineux  dont  l'autorité  fut  volontiers  reconnue  par  l'ensemble  des 
cmnmunautés  juives.  Le  sanhédrin  et  l'école  présidés  par  Jochanan 
renouèrent  la  chaîne  des  traditions,  décidèrent  sur  les  questions 
reli^euses  et  sur  une  foule  de  cas  litigieux  d'après  tes  règles  de  la 
jurisprudence  rabbinique,  et  pour  cela  ils  durent  réviser  cette  ju- 
risprudence compliquée  pour  l'adapter  aux  circonstances  nouvelles. 
Le  naai  ou  prince,  c'est-à-dire  celui  qui  présidait  l'assemblée  et 
que  les  Romains  plus  tard  appelèrent  le  patriarche,  devint  ainsi 
le  chef  vénéré  de  tous  les  enfans  de  Juda. 

C'est  de  cette  manière  qu'en  reconstitaant  une  ombre  d'iosUtution 


iBtizedOyGoOt^lc 


108  RErOE  DES  DEUX  UONDES. 

nationale  R.  Jocbanan  (1)  fonda  un  centre  reli^eus  dont  l'impor- 
tance alla  toujours  en  croissant.  En  particulier,  le  sanhédrin  de 
Jamnia  élabora  la  loi  du  sikarikon,  destinée  i  régler  les  titres  de 
propriété  des  terres  enlevées  par  la  violence  pendant  les  troubles 
récens  et  réclamées  par  leurs  anciens  possesseurs.  Son  but  secret 
était  d'empêcher  les  colons  d'origine  étrangère  d'acheter  des  terres 
en  Judée,  et  peut-être  faut-il  voir  dans  ce  détail  peu  connu  l'une 
des  causes  principales  qui  expliquent  l'étonnante  prolongation  des 
résistances  du  peuple  juif.  Ce  peuple  se  refit  donc  tout  doucement, 
non  pas  qu'il  pût  redevenir  ce  qu'il  avait  été  sous  le  rapport  du 
nombre  et  de  la  prospérité;  mais  ce  retour  d'un  ordre  légal  au  sein 
d'une  situation  forcément  pacifique  produisit  son  eOet  ordbaire  sur 
une  population  prolifique,  laborieuse  et  douée  d'une  prodigieuse 
élasticité. 

Sous  Nerva  (96-98),  la  politique  impériale  fut  décidément  indul- 
gente aux  Juifs.  Le  fucus  judatau  s'exerça  avec  moins  de  rigueur. 
Il  fut  permis  d'embrasser  le  judaïsme.  Il  est  à  croire  que  l'inquié- 
tude causée  par  l'attitude  menaçante  des  Partfaes  fut  pour  qu^qne 
chose  dans  ces  adoucissemens.  Une  population  juive  nombreuse  et 
riche,  encore  renforcée  par  les  réfugiés  de  Palestine,  était  fixée  en 
Mésopotamie  et  dans  l'ancienne  Chaldée,  précisément  sur  la  fron- 
tière des  deux  empires,  et  il  n'était  null6i.:ent  indilTérent  de  l'avoir 
pour  ennemie  dans  la  guerre  qui  ne  pouvait  manquer  d'éclater.  Ce 
calcul  toutefois  se  trouva  faux.  Quelques  mesures  indulgentes  ne 
pouvaient  cicatriser  des  plaies  si  profondes,  si  vives  encore,  et  Tra- 
jan,  qui,  de  l'an  \\h  &  l'an  117,  porta  la  guerre  dans  ces  contrées 
lointaines,  s'en  aperçut  à  ses  dépens.  Les  Juifs  des  bords  de  l'Eu- 
phrate  combattirent  avec  fureur  l'armée  des  oppresseurs  de  leurs 
frères,  et  les  succès  chèrement  achetés  de  l'empereur  romain,  suc-  ■ 
ces  dont  il  se  glorifia  trop  vite  dans  ses  rapports  au  sénat,  ne  l'em- 
pêchèrent pas  d'être  finalement  réduit  à  l'obligation  de  se  retirer 
eu  abandonnant  ses  conquêtes  d'un  jour.  En  même  temps  la  nou- 
velle de  la  prise  d'armes  des  Juifs  de  Babylone  avait  retenti  au  Ioîa> 
Beaucoup  de  Juifs  crurent  que  les  temps  messianiques  étwent  arri- 
vés. 11  y  avait  des  oracles  disant  que  le  messie  ferait  son  apparition 
derrière  l'Euphrate.  Les  Juifs  d'Egypte,  de  Gyrène,  de  Libye  et  de 
Chypre  se  mirent  en  révolte  ouverte.  La  fermentation  gagnait  la 
Judée  elle-même.  Les  premières  troupes  envoyées  contre  les  révol- 
tés furent  battues.  Les  prisonniers  grecs  et  romains  furent  livrés 

(1)  Nou»  rappelons  uoe  fois  pour  loute»  que  la  lettre  R,  po»âe  «T»nt  ud  oomjo" 
indique  le  ilire  de  ra66i  du  penonatge  nominé,  comme  en  françAis  R.  P.  dennt  k 
nom  d'un  moine  ou  le  D.  dorant  celui  d'un  béaMIctio  H  traduiMnt  pu  rMrmd  pif* 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE   PEUPLE   JD(F.  109 

aux  bétes  daos  les  arëDes  en  représailles  des  affreux  supplices  aux- 
queb  tant  de  Juifs  avaient  succombé.  Ce  ne  fut  qu'au  prix  d'é- 
normes sacrifices  que  Martius  Turbo  vint  à  bout  de  cette  révolte. 
A  peine  était-elle  comprimée,  que  Trajan,  malade  de  fatigue  et  de 
d^it,  mourut  en  Gilicie  au  retour  de  son  expédiUon  aussi  stérile 
que  sanglante. 

Son  successeur  Adrien  (117-138)  était  moins  avide  de  gloire  mi- 
litaire, et  sa  grande  préoccupation  fut  partout  d'acheter  la  paix  par 
des  concessions  de  toute  sorte.  Qaietus,  gouverneur  romain  de  la 
Palestine,  avait  fort  à  faire  pour  comprimer  les  fermeus  insurrec- 
tionnels qui  agitaient  la  population.  Animé  d'une  haine  furieuse 
contre  les  Juifs,  il  ne  songeait  à  rien  moins  qu'i  les  exterminer  (1), 
quand  il  fut  déposé  par  Adrien.  Celui-ci,  vaniteux  et  très  confiant 
dans  sa  propre  habileté,  s'était  promis  de  conquérir  une  bonne  fois 
les  sympathies  de  ce  peuple,  qui,  tout  asservi  qu'il  était,  n'en  restait 
pas  moins  une  menace  perpétuelle  contre  la  sécurité  de  l'empire.  Il 
pensait  qu'avec  de  judicieuses  concessions  à  ses  habitudes  bizarres 
neo  ne  serait  plus  fitcile  que  d'obtenir  ses  bonnes  grâces.  Un  jour 
la  Douvelle  se  répandit  en  Judée  que  l'empereur  Adrien  avait  ré- 
solu de  réparer  les  quartiers  ruinés  de  Jérusalem  et  de  rebâtir  le 
temple.  Jubilation  générale,  enthousiasme  délirant!  Une  sibylle 
apocryphe  chanta  en  vers  grecs  l'âge  d'or  qui  allait  s'ouvrir.  Plus 
d'un  Juif  chrétien  fut  ébranlé  dans  sa  croyance  au  retour  prochain 
de  Jésus  sur  les  nuées  du  ciel,  et  revint  au  judaïsme.  De  toutes 
parts  on  envoya  de  l'argent  et  des  matériaux  pour  procéder  en  toute 
bâte  à  la  glorieuse  reconstruction. 

Amère  déception!  Adrien,  soit  de  son  propre  mouvement,  soit 
de  l'avis  de  quelques  conseillers,  regretta  de  s'être  avancé  si  loin, 
équivoqua  sur  le  sens  de  ses  promesses,  et  posa  entre  autres  cette 
condition,  que  le  nouveau  temple  serait  construit  sur  un  autre  em- 
placement que  l'ancien.  C'était,  au  point  de  vue  juif,  comme  s'il 
eât  retiré  sa  parole.  Les  Juifs  crièrent  à  la  mauvaise  foi,  et  malgré 
les  conseils  de  leurs  rabbins  les  plus  éclairés  se  préparèrent  sour- 
dement à  prendre  les  armes.  Le  complot  fut  ourdi  si  secrètement 
que  la  police  impériale  ne  soupçonna  rien.  Elle  ne  remarqua  pas 


[t)  Cest  à  ce  itiomeut  d'olTervesceiice  que  la  crili(|ue  moderne  flie  gâpéralemeat  la 
dite  de  la  compositioa  du  livre  dit  de  Jaditit.  Chacun  connaît  cette  histoire,  éridem- 
XKDt  apiNryphe,  mai*  à  chique  instant  on  en  piirle  cooime  si  elle  fiiuit  partie  da 
l'Ancien  TeUuoient,  c«  qui  n'eil  pas.  Ce  livre  a  pour  bal  de  ranimer  le  patriotitme  et 
ie  Mange  des  Juifs  en  leur  montrant  sous  te  voile  d'une  flctioD  romanesque  comment 
il  ne  faut  Jamais  désfipérer  de  la  patrie  Juive,  puisqu'une  simple  femma,  scrupuleuie 
«Wriatrice,  il  est  Trai^  des  prescriptions  rahbiDiqueSi'a  pu  sauver  son  peuple  au  l^mps 
*•  guerre*  «mtre  l'Asijrie. 


■iptizedOyGoO<^lc 


110  BEVUE    DES   DEUX  MONDES. 

même  les  allées  et  venues  perpétuelles  d'un  certain  R.  Aktba,  qui 
courait  par  tout  le  pays,  semant  sur  sa  route  les  mots  d'ordre  et  la 
haine  d'Edom  (c'est  ùnsi  que  Rome  et  l'empire  étaient  désignés 
dans  l'argot  mystique  des  r^bins).  Adrien,  qui  traversa  la  Judée  en 
130,  put  se  faire  les  illusions  que  se  font  habituellement  les  souve- 
rains quand  ils  parcourent  les  provinces  au  bruit  des  acclamations 
mille  fois  répétées.  Une  médaÙle,  frappée  alors  par  ses  ordres,  le 
représente  couvert  de  la  toge  impériale  et  recevant  les  hommages 
de  la  Palestine  agenouillée,  tandis  que  trois  enfans  (la  Judée,  la 
Samarie,  la  Galilée)  lui  oQrent  des  brauchea  de  palmier.  Adrien  se 
laissa  si  bien  prendre  aux  marques  d'adulation  d'un  parti  de  peu- 
reux et  de  conservateurs  intéressés,  qu'il  se  crut  sur  le  point  de 
mettre  le  sceau  à  la  réconciliation  qu'il  avait  rêvée;  mais  on  ne  de- 
vinerait jam^s  l'étrange  idée  que  cet  empereur  bel  esprit  conçût 
comme  le  nec  plus  ultra  de  l'habileté  politique.  Jérusalem  serait 
rebâtie,  il  en  donnât  aux  Juifs  sa  parole  impériale;  elle  aorût  un 
temple  neuf  sur  l'emplacement  de  l'ancien,  ce  point  délicat  étsùt 
encore' acquis;  seulement...  ce  temple  serait  dédié  à  Jupiter  Capito- 
lin,  et,  pour  éterniser  ia  mémoire  de  cette"  heureuse  pacification, 
la  ville  échangerait  son  nom  hébreu  contre  l'un  des  noms  de  son 
nouveau  fondateur,  associé  au  vocable  de  son  nouveau  patron,  elle 
s'appellerait  désormais  ^lia  Capitolina!  On  ne  peut  être  plus  in^ 
génieux  ni  meilleur  prince.  Le  malheur  est  que,  si  Adrien  eût  cher- 
ché les  moyens  d'exaspérer  lepeuple  juif  jusqu'à  la  fureur,  il  n'eût 
pas  mieux  trouvé.  Pendant  qu'il  se  promenait  fastueusement  en 
%ypte,  où  il  faisùt,  entre  autres  découvertes  dénotant  une  grande 
pénétration,  celle  que  le  culte  de  Sérapis  et  le  culte  juif  étaient  à 
peu  près  identiques,  les  cavernes  du  Liban  se  remplissaient  d'armes 
et  de  munitions.  R.  Akiba  multipliait  ses  mystérieux  voyages.  On 
voyùt  arriver  d' Asie-Mineure  et  des  pays  parthes  une  foulé  de 
jeunes  gens  qu'animait  un  zèle  extraordinaire  pour  la  visite  des 
lieux  saints.  Enfin  Adrien  commençait  à  se  délasser  à  Rome  de  ses 
longs  voyages  en  compagnie  de  son  favori,  le  bel  Antinous,  lorsque 
la  nouvelle  lui  parvint  brusquement  que  la  Palestine  était  en  feu. 
D'abord  il  n'en  voulut  rîen  croire.  N'avait-il  pas  reçu  quelques  mois 
auparavant  les  preuves  péremptoires  de  l'attachement  inaltérable 
et  du  dévouement  sans  bornes  de  la  population  tout  entière?  11  fal- 
lut pourtant  se  rendre  à  l'évidence.  Le  gouverneur  romain,  Tinnius 
Rufus,  totalement  pris  au  dépourvu  par  cette  insurrection  subite, 
avait  dû  abandonner  l'un  après  l'autre  les  postes  occupés  par  ses 
soldats,  et  de  nouveau  la  Judée  proclamait  son  indépendance. 

Le  héros  de  cette  révolution  fut  un  jeune  inconnu  de  Kosiba  ou 
Kesib,  qui  tirait  de  sa  ville  natale  le  nom  de  âar-Koslba,  et  que 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE    PEUPLE   JUIF.  111 

fi.  Akiba,  qui  crut  voir  en  lui  le  mesûe,  appela  Bar-Kochba,  le  fils 
de  l'étoile,  par  application  du  passage  :  «  une  étoile  s'est  levée  de 
Jacob  et  no  sœptre  du  milieu  d'Israël  (i).  »  C'étidt  un  homme 
d'une  force  prodigieuse,  capable,  dit-ou,  de  repousser  du  pied  les 
perres  lancées  par  les  balistes  romaines,  et  qui,  peut-être  ébloui 
luî-iDéme  par  la  rapidité  de  ses  premiers  succès,  parait  avoir  pris 
an  sérieux  sa  dignité  messianique.  La  coufiaDce  qu'il  inspira  devint 
bjentét  uoe  sorte  de  culte.  Tous  les  Juifs  en  état  de  porter  les 
armes  se  rassemblèreot  autour  de  lui,  et,  si  Dion  Gasstus  exagère 
en  évaluant  à  580,000  le  nombre  de  ses  soldats,  il  est  certalu  tou- 
tefois qu'il  se  vit  un  moment  à  la  tête  d'une  armée  formidable. 
Avant  d'être  admis  dans  les  rangs,  U  fallait  ou  s'écorcber  complè- 
tement UD  doigt  ou  déraciner  un  arbre  en  passant  au  galop.  Pour 
comble  de  gloire,  il  battit  les  premières  troupes  romaines  envoyées 
GMitre  lui.  Bar>Kochba  revêtit  alors  les  insignes  de  la  royauté.  Il  fit 
frapper  des  monnaies  symboliques  avec  l'inscription  :  u  pour  la  dé- 
Uvrance  de  Jérusalem.  »  Il  se  montra  clément  pour  les  ennemis  pri- 
sonniers; il  avait  d' ailleurs  des  soldats  de  nussance  païenne  asso- 
ciés aux  Juifs  dans  une  pensée  commune  de  baine  conu-e  Borne. 
11  fat  moins  tolérant  pour  les  Juifs  chrétiens  qui  avaient  refusé  à% 
prendre  part  à  l'insurrectioa,  et  les  fît  flageller  comme  transgres- 
aeurs  de  la  loi.  Cette  révolte  dura  deux  ans  (1S2-13Â].  Adrien  se 
vit  forcé  d'envoyer  de  Bretagne  en  Palestine  son  meilleur  géné- 
ral, Julius  Severus,  qui  comprit  mieux  que  ses  prédécesseurs  ce 
qa'il  avait  à  faire,  c'est-à-dire  qu'il  temporisa,  laissa  le  premier 
feu  du  soulèvement  s'apaiser  de  lui-même,  et  s'attacha  surtout  à 
bloquer  le  pays  insurgé  pour  le  reconquérir  méthodiquement.  Les 
Juifs,  retrant^és  dans  quelques  places  fortifîées,  se  défendirent 
comme  toujours  avec  un  acharnement  héroïque,  mus  chaque  mois 
vit  diminuer  leurs  ressources  et  leur  nombre.  Bar-Kochba,  qui  au- 
rait voulu  utiliser  les  nombreux  soldats  qu'il  ne  pouv^t  longtemps 
Dourrir  dans  un  pays  épuisé,  fî.t  de  vains  efforts  pour  décider  le 
gtoéral  romain  à  livrer  une  grande  bataille.  La  prise  de  Bétar, 
dont  il  avait  fut  sou  centre  de  résistance,  acheva  sa  défaite,  et  lui- 
même  mourut  obscurément,  sans  qu'on  sache  au  juste  comment 
périt  ce  dernier  héros  de  l'indépendance  d'Israël.  La  tradition  juive, 
toujours  enclUte  à  rattacher  les  revers  nationaux  aux  fautes  des 
chefs  du  peuple,  lui  reproche  d'avoir  eu  trop  de  cooliance  en  lui- 
même.  Il  ne  demandât  à  Dieu  que  la  neutralité  :  <i  Seigneur,  di- 
sait-il dans  ses  prières,  si  tu  ne  veux  pas  nous  ùder,  du  moins 
n'aide  pas  nos  ennemis,  et  nous  triompherons.  » 


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112  REVUE   DES   DEUX  MORDES. 

Comme  on  peut  s'y  attendre,  la  défùte  de  1  armée  insui^ée  fut 
suivie  d'un  redoublement  de  persécutions.  Adrien  ne  pardonnait 
pas  aux  Juifs  ce  qu'il  appelait  leur  trahison.  La  dévastation  du  pays 
s'opéra  froidement  et  systématiquement.  Dans  cette  belle  GaÙlée, 
naguère  encore  si  riche  en  produits  agricoles,  on  se  montrait  quel- 
ques années  après  un  olivier  comme  une  rareté.  Le  massacre  en 
grand  de  la  population  valide  fut  organisé.  De  nouveau  l'on  vit  par- 
tir des  colonnes  entières  de  femmes  et  d'eufans  voués  en  masse  à 
l'esclavage.  Les  cavernes  du  Liban  avaient  servi  4e  refuge  à  quel- 
ques poignées  de  fugitifs.  Un  jour  de  sabbat,  l'une  de  ces  compa- 
gnies d'outlaws  entendit  le  bruit  causé  par  des  sandales  ferrées  qui 
pénétraient  dans  la  grotte.  C'étaient  aussi  des  Juifs  cherchant  on 
asile.  On  crut  des  deux  côtés  k  une  attaque  des  ennemis,  et  les 
malheureux  se  renversèrent,  s'étouffèrent,  s'entre-déchirèrent  en 
pleines  ténèbres  dans  un  accès  indescriptible  de  fureur.  De  là  vient 
la  prescription  talmudique  interdisant  l'usage  des  sandales  ferrées 
le  jour  du  sabbat..  Ailleurs  des  réfugiés,  entassés  aussi  dans  une 
grotte,  se  virent  forcés  de  manger  de  la  chair  humaine  pour  ne  pas 
mourir  de  faim,  et  s'habituèrent  à  cet  abominable  régime.  La  cam- 
pagne environnante  était  semée  de  cadavres,  et  chacun  à  son  tour 
devait  en  aller  chercher  un  pour  la  nourriture  commune.  Un  jour 
l'un  d'eux  ne  trouva  sur  son  chemin  que  le  cadavre  de  son  père.  II 
ne  peut  se  décider  à  le  rapporter  dans  la  grotte  et  revient  les  mains 
vides.  Un  autre,  envoyé  après  lui,  rentre  plus  heureux.  La  bande 
affamée,  le  premier  envoyé  comme  les  autres,  se  jette  sur  les 
affreux  tronçons  qui  lui  sont  offerts.  Quand  la  faim  est  apaisée,  le 
pourvoyeur  raconte  où  et  comment  il  a  fait  sa  trouvaille,  et  le  fils 
découvre  qu'il  vient  de  se  rassasier  du  corps  de  son  pèrel  Ce  trut 
seul  dépeint  l'horreur  de  la  situation.  En  souvenir  des  inénarrables 
malheurs  de  la  dernière  guerre,  polemos  acharon,  comme  l'appe-  . 
lèrent  les  rabbins,  il  fut  décidé  que  les  fiancées  ne  seraient  plus  por- 
tées dans  la  maison  nuptiale  sur  des  palanquins  richement  ornés. 
Adrien  augmenta  le  fiscusjudaîcm.  Il  fit  passer  la  charrue  sur 
Jérusalem  et  l'emplacement  du  temple  en  signe  que  tout  était  Soi 
pour  la  vieille  cité  juive.  JEXia  Gapitoliaa,  la  nouvelle  ville  con- 
struite par  ses  ordres,  s'éleva  au  nord  de  l'ancienne,  à  la  place  des 
anciens  lauboui^.  Il  y  établit  une  colonie  de  vétérans,  de  Phéni- 
ciens et  de  Syriens.  Sa  statue  k  lui-même,  celles  de  Jupiter  Capi- 
tolio  et  d'autres  divinités  grecques  et  phéniciennes  ornèrent  le 
temple  h&ti  sur  les  ruines  du  sanctuaire  de  Jéhovah.  Il  fut  interdit 
aux  Juifs  sous  peine  de  mort  de  franchir  l'enceinte  de  la  cité  noa- 
velle.  Adrien  fit  aussi  construire  un  temple  de  Jupiter  sur  Garizim, 
la  montagne  sainte  des  Samaritains,  et  un  temple  de  Vénus  sur  le 


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LE   PEUPLE  JUIF.  IIS 

Golgotha.  On  eût  dit  qa'il  voulfdt  ainsi  paganiser  les  trois  monts 
Téoérés  par  les  trois  religions  issues  du  monothéisme  d'Israël,  La 
grotte  de  Bethléem,  déjà  consacrée  par  la  légende  chrétienne,  re* 
çnt  elle-même  une  image  d'Adonis,  La  circoncision  et  l'observation 
du  sabbat  furent  défendues  sous  les  peines  les  plus  rigoureuses. 
Cne  l^islatioD  savamment  combinée  enveloppa  le  corps  entier  du 
jnd^me  d'un  réseau  d'interdictions  calculées  pour  le  rendre  im- 
possible. Eo  un  mot,  les  édils  d'Adrien  ouvrirent  pour  le  judaïsme, 
en  tant  que  religion,  l'ère  de  la  persécution  systématique. 

Le  sanhédrin  reconstitué  par  B.  Jochanan  s'était  dispersé.  Quel- 
ques docteurs  juifs  se  réunirent  toutefois  ^crëtement  à  Lydda  afin 
de  délibérer  sur  la  situation.  Les  uns  voulaient  qu'on  céd&t  pour 
un  temps  à  la  force  des  circonstances.  «  La  loi,  disaient-ils,  a 
été  donnée  aux  Israélites  pour  les  faire  vivre,  non  pour  les  faire 
mourir.  »  D'antres  pensèrent  qu'il  valait  mieui  endurer  tous  les 
martyres  que  de  violer  une  quelconque  de  ses  ordonnances.  Ce 
dernier  avis  l'emporta,  mais  avec  quelques  tempéramens  dictés  par 
la  prudence.  Il  s'établit  entre  les  Juifs  fidèles  et  la  police  impériale 
une  guerre  de  ruses  et  de  contre-ruses,  ceui-là  inventant  l'impos- 
able ponr  déguiser  l'observation  réelle  sous  la  transgression  appa- 
rente, celle-ci  s'ingéniant  &  découvrir  les  actes  de  judîûsme  (1).  La 
tradition  talmudique  a  gardé  la  mémoire  d'un  certain  apostat, 
nommé  Acher,  qui  connussut  parfaitement  toutes  les  rubriques  du 
rabbinisme,  et  qui  chercha  fortune  dans  l'art  de  dénoncer  les  Juifs 
pratiquans.  Surtout  la  police  romaine  s'efforça  de  toutes  les  ma- 
nières d'empêcher  la  réouverture  des  écoles  rabbiniques  et  la  con- 
sécration de  nouveaux  rabbins.  Beaucoup  payèrent  de  leur  vie  leur 
obstination  à  instruire  ou  à  se  laisser  instruire.  La  tradition  juive 
rdève  particulièrement  le  martyre  de  dix  rabbins,  dont  l'un, 
R.  Ismaél,  était  si  célèbre  par  sa  beauté  que  sa  tête  coupée  fut  en- 
voyée à  Rome  pour  être  offerte  à  une  fille  de  l'empereur  qui  avait 
désiré  la  voir.  R.  Akiba,  le  promoteur  de  la  révolte,  avait  échappé 
jusqu'alors,  on  ne  sait  trop  comment,  à  la  main  de  fer  des  persé- 
cateurs.  Il  fut  enfin  surpris,  donnant  des  leçons  sur  la  loi.  C'était 
la  grande  autorité  rabbinique  du  moment.  11  semblait  que  sans  lui 

(Ij  Parmi  tas  meaure»  lei  plus  doulooreuws  pour  les  Juifs  Hdèles,  il  ftat  noter  celle 
<rii  lUhodiit  d'enterrer  le»  corps  de*  soldais  tués  en  défendant  la  cau<e  do  l'indépcii- 
luce.  Ctuit,  aa  point  de  vue  juif,  un  odieux  sacrilège.  Telle  est  une  des  raisoaa  qui 
ont  dtennlnË  les  sa*ans  modernes  k  flier  à  cette  date  la  compositioD  du  livre  de 
Tabit,  dont  les  D^isouDages  Sctirs  sont  censés  vivre  au  temps  de  la  dominalioD 
■«rriMoe,  et  qui  montre  comment  la  bénédiction  divine  repose  sur  le  Juste  qui,  mai- 
lla les  dangers  que  ce  wla  pieux  lui  Tait  courir,  donne  une  sâpaltnre  bonorable  aux 
cidiTTes  abandonoéi. 

TOBI  LUD.  —  1S6I.  8 


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iih  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  ne  saurait  plus  à  quoi  s'en  tenir  sur  une  foule  de  points  liti- 
gieux, et  le  Talmud  raconte  les  artifices  dont  usèrent  ses  disciples 
pour  le  consulter  à  travers  les  murs  de  son  cachot  sans  éveiller  le 
soupçon  des  espions  romains.  Ils  se  déguisaient,  par  exemple,  en 
marchands  ambulans,  criant  leur  marchandise  en  termes  ambigus, 
et,  de  sa  lucarne,  Atiba  répondait  par  un  seul  mot  qui  tranchait  la 
question.  Le  vieux  rabbin  expira  dans  d' affreuses  tortures  en  pro- 
nonçant le  mot  unique!  Ce  fut  le  dernier  soupir  de  la  théocratie 
d'Israël. 


II. 

Le  rabbinisme  sauva  encore  une  fois  le  judi&me  d'une  ruine 
totale.  Un  vieux  rabbin  du  nom  de  Juda,  voyant  que  tous  les  doc- 
teurs étaient'morts  ou  allaient  mourir,  voulut,  au  péril  de  sa  vie, 
donner  la  semicha,  c'est-à-dire  la  consécration,  à  sept  disciples  de 
R.  Akiba  que  le  mattre  n'avait  pu  consacrer  de  son  vivant.  Quoique 
surveillé  de  fort  près  par  l'autorité  romaine,  il  parvint  à  réunir  les 
sept  candidats  dans  un  endroit  isolé,  et  leur  imposa  les  mains.  A 
peine  avait-il  fait,  qu'un  détachement  romain  survient.  Les  jeunes 
gens  voulaient  défendre  le  vieillard.  Celui-ci  leur  ordonna  de  cher- 
cher leur  salut  dans  la  fuite,  et  ils  durent  obéir.  Les  soldats  ne 
purent  s'emparer  que  du  vieux  rabbin,  qu'ils  percèrent  de  mille 
coups.  La  chaîne  traditionnelle  n'en  était  pas  moins  renouée,  et  sar 
ces  entrefaites  Adrien  mourut.  Son  successeur,  Antonin  le  Pieux, 
plus  humain,  n'ayant  pas  d'injure  personnelle  à  venger,  eut  piUé 
des  malheureux  Juifs  et  rapporta  les  édits.  Toutefois  il  mùntiot 
l'interdiction  du  prosélytisme  et  la  défense  d'entrer  dans  la  nou- 
velle Jérusalem.  Les  sept  disciples  de  R.  Akiba  récemment  consa- 
crés se  réunirent  à  Uscha  et  y  ouvrirent  une  grande  école  r^bi- 
nique. 

Le  parti  théocratique  avait  été  écrasé  pby^quement  et  morale- 
ment. Bar-Kochba,  le  fils  de  ntoile,  était  devenu  pour  bien  des 
Juifs  Bar-Kosaba,  le  fils  du  mensonge.  Cependant,  lorsque  vingt- 
trois  ans  de  tranquillité  eurent  rendu  aux  Juifs  de  Palestine  quelque 
force  et  quelque  confiance,  l'illusion  messianique  aidant,  l'on  vit  de 
nouveau  un  mouvement  insurrectionnel  éclater  en  Judée  l'au  161. 
II  est  probable  que  ces  nouveaux  zélotes  comptaient  sur  les  Par- 
thes,  qui  faisaient  mine  de  déclarer  la  guerre  à  l'empire.  Cette 
insurrection  fut  vite  étouffée.  Les  Partbes  ne  purent  la  seconder  à 
temps,  et  le  seul  résultat  fut  le  renouvellement  momentané  des 
édits  d'Adrien  par  ordre  de  Vérus,  qui  se  trouvjùf  alors  en  Orient 


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LE   PEOPLB  JUIF.  116 

et  ne  tarda  pas  i  y  mourir  épuisé  de  débauches.  Une  députatioo 
de  rabbios  envoyés  vers  Marc  Aurèle  réussit  à  les  faire  retirer. 

n  est  probable  que  le  parti  des  rabbins  pacifiques  ou  du  moins 
comprenant  bien  la  situation  l'emportait  de  plus  en  plus  dans  l'opi- 
nion des  Juils.  La  splendeur  matérielle  de  la  civilisation  romaine 
contribuait  aussi  à  adoucir  ces  terribles  puritains.  Une  source  tal- 
mudlque  rapporte  que  R.  Juda,  R.  José  et  R.  Simon  ben-Jochaï 
dissertaient  un  jour  à  Uscha  sur  les  mérites  de  l'empire.  R.  Juda 
romanitait  passablement,  exaltait  les  grandes  œuvres  d'utilité  pu- 
blique accomplies  par  les  Romains,  n  Ils  ont,  disait-il,  bâti  partout 
des  villes  avec  de  grands  marchés,  jeté  des  ponts  sur  les  fleuves, 
érigé  des  thermes  pour  la  santé.  »  R.  Simon  n'entendait  pas  du 
tout  de  cette  oreille.  «  Oui,  répliquait-il,  mus  ils  n'ont  fait  tout  cela 
que  par  avarice  et  égoïsme;  ils  entretiennent  dans  les  villes  des 
musons  de  prostitution  (1  ),  leurs  bùns  ne  servent  qu'à  la  débauche, 
leurs  poDts  sont  grevés  de  droits  de  péage.  »  R.  José  écouta,  mais 
ne  dit  rien  qui  ressemblât  à  un  éloge  ou  &  un  bl&me.  Eh  bien  !  R. 
José  me  fait  assez  l'effet  d'avoir  représenté  l'opinion  générale  de 
ses  compatriotes.  Bien  peu  auraient  partagé  l'enthousiasme  de 
B.  Juda  pour  t' administration  romaine,  mus  le  puritanisme  incor- 
rigible de  R.  Simon  déclinait  visiblement.  Le  judaïsme,  ne  voulant 
ni  se  démentir  ni  s'opiuiàtrer  dans  l'impossible,  se  recueillait,  pré- 
férant se  taire  et  attendre.  Les  faits  parlaient  trop  haut  pour  qu'on 
refusât  toujours  d'entendre  leur  imposant  langage.  Tandis  que  la 
statue  de  Jupiter  Capitolin  trônait  aux  lieux  où  fut  Jérusalem,  les 
rabbins  envoyés  à  Rome  auprès  de  Marc-Auréle  avaient  pu,  par 
uie  Taveur  spéciale,  contempler  au  Capitole  les  vénérables  retiques 
enlevées  un  siècle  auparavant  par  Titus,  les  vases  sacrés,  le  diadème 
pontifical  et  le  rideau  du  sanctuaire  (S).  Pourtant,  depuis  que  ces 
inMgnes  vénérés  avaient  disparu  de  la  terre  sainte,  le  judi^sme, 
malgré  de  terribles  secousses,  avait  vécu,  U  se  releviût  encore  une 
fus  d'une  ruine  qui  semblût  totale.  Quelle  leçon  contre  la  préten- 
due nécessité  d'un  culte  sacerdotal  et  d'une  théocratie  fondée  sur 
cette  base  périssable! 

Cependant  l'idée,  l'espoir  de  secouer  un  jour  le  joug  romain, 
moyennant  la  protection  divine  et  la  venue  du  messie,  ne  cessa  de 
travailler  sourdement  les  masses  ignorantes,  et  toutes  les  fois  que 
les  vicissitudes  politiques  amenèrent  un  état  de  choses  trop  con- 

(1)  CetI  le  même  reproch«  que  les  ipolosistM  cbrjtieas  sdTeeseDt  t  U  lodété 
ptieoM.  L'empfra  avait  fini  pu-  cb«Tcber  dans  la  prostitution  dos  ressODrces  fiicalea. 

(3)  Ln  blturiena  Juirs  diieot  que  en  trophées  dea  PlavleDi  furent  emportés  d* 
lUuK  par  Censéric,  et  pauèreot  avec  lui  en  Afrique.  On  ne  s^t  ce  qu'ils  deTïnrent 


îdOyGoOt^lc 


116  BEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

traire  aux  prétentions  du  judaïsme,  on  vit  s'agiter  obscurément 
quelques  remous  d'insurrection.  Par  exemple,  lorsque  Septime-Sé- 
vëre,  à  la  suite  de  ses  expéditions  en  Orient,  eut  aggravé  sous  cer- 
tains rapports  les  charges  qui  pesaient  déjà  sur  la  Palestine,  il  y 
eut  de  nouveau  des  bandes  de  partisans  juifs  que  Bassien  Caracalla 
ne  parvint  pas  à  détruire  entièrement,  mais  dont  l'extinction  spon* 
tanée  prouve  l'insignifiance.  Les  édits  religieux  de  Sévère  tendaient 
à  maintenii'  la  paix  entre  Juifs,  chréitens  et  païens,  en  mterdisant 
tout  prosélytisme  de  part  et  d'autre;  mais  nous  avons  eu  déjà 
l'occasion  de  dire  ici  môme  comment  la  dynastie  des  Sévères,  sous 
l'impulsion  de  Julia  Domna,  l'impératiice  philosophe,  sortie  de  la 
famille  sacerdotale  d'Ëmesse,  se  montra  sympathique  aux  religions 
orieniales.  Sous  Héliogabale  et  Alexandre  Sévère  surtout,  cette 
tendance  fut  visible,  et,  par  un  bien  étrange  retour  des  choses, 
les  adorateurs  de  Jéhova  gagnèrent  beaucoup  en  tranquillité  et  en 
tolérance  sous  le  sceptre  d'un  prince  pontife  d'une  espèce  de  Baal. 
Alexandre  Sévère  et  sa  mère  Julia  Mammsa  furent  décidément 
fovorables  au  judusme,  et  lui  accordèrent  une  place  honorable 
dans  ce  syncrétisme  religieux,  pythagoricien  au  fond,  qui  amalga- 
mait dans  un  même  culte  Abraham  et  Orphée,  Apollonius  de  Tyane 
et  Jésus  de  Nazareth.  Il  en  résulta,  du  côté  juif,  un  peu  de  relâ- 
chement dans  la  rigueur  des  prescriptions  rabbiniques  réglant  les 
relations  avec  les  païens.  C'est  ainsi  que  les  Juifs  vécurent  pendant 
le  m*  siècle,  réduits  à  l'impuissance,  de  plus  en  plus  concentrés 
sur  eux-mêmes,  absorbés  da.ns  l'observance  ponctuelle  de  leur  loi 
conformément  aux  commentaires  des  rabbins,  tantôt  molestés  en 
détail  par  la  politique  toujours  soupçonneuse  de  l'empire,  tantôt 
tolérés  et  même  favorisés  en  masse  par  les  empereurs  les  moins 
romains  d'esprit.  La  fondation  et  l'éclat  momentané  du  royaume 
de  Palmyre  (259-273],  les  tendances  très  monothéistes  de  la  reine 
Zénobie,  la  politique  intolérante  de  Dioctétien,  ne  changèrent  point 
leur  situation  d'une  manière  notable.  Dioclétien,  en  fait  de  religion, 
'  n'aimait  que  l'antique.  Il  détestait  l'innovation,  la  dissidence,  et 
c'est  pour  cela  que  ses  édits,  si  rigoureux  contre  les  chrétiens  et 
les  Samaritains,  épargnèrent  les  Juifs,  pour  lesquels  il  fut  dédû- 
gneux,  insultant,  plutôt  que  persécuteur.  On  prétend  qu'il  exigea 
du  patriarche  juif  et  de  ses  compagnons,  venus  pour  le  solliciter  & 
Panéas,  qu'ils  prissent  des  b^ns  pendant  plusieurs  jours  avant  de 
se  présenter  devant  lui.  Singulière  réputation  qu'avait  déjà  cette 
race,  qui,  plus  que  toute  autre,  a  multiplié  les  ablutions  dans  sa 
pratique  religieuse  ! 

Hais  déjà  l'on  pouvait  prévoir  le  jour  où  le  judaïsme  n'aurut 
plus  rien  à  craindre  de  la  politique  païenne  et  où  son  sort  temporel 


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LE   PEUPLE    JUIF.  117' 

dépendrait  désormais  d'une  autre  suzeraine.  L'église  chrétienne 
marcbùt  à  pas  rapides  vers  la  suprématie  que  les  événemens, 
l'habileté  de  ses  évëques  et  sa  force  morale  lui  assuraient  au  mi- 
Ueo  de  la  dissolution  universelle.  La  religion  juive,  comme  puis- 
sance historique,  était  depuis  longtemps  distancée  par  sa  fille 
évangélique,  et  de  là  sans  doute  la  tranquillité  relative  avec  la- 
quelle le  judaïsme  traversa  les  périodes  orageuses  qui  mirent  plus 
d'une  fois  en  question  l'existence  même  de  l'église  chrétienne. 
Constantin,  devenu  maître  de  l'empire,  tint  d'abord  la  main  à  ce 
que  la  liberté  religieuse  proclamée  par  lui  fût  respectée  vis-à-vis 
des  Juifs  comme  de  tous  les  autres.  Le  patriarche  juif  fut  oUicielle- 
ment  traité  sur  le  même  pied  qu'un  haut  dignitaire  de  l'église  chré- 
tienne, et  reçut  dans  les  actes  publics  les  titres  d'illuitris,  spec- 
iabilisy  clarissimus.  Toutefois  l'iafluence  cléricale,  de  plus  en  plus 
puissante  à  la  cour  de  Byzance,  ne  tarda  pas  à  faire  sentir  aux  Juils 
leur  état  de  dépendance.  L'ordonnance  d'Adrien  leur  interdisant  le 
séjour  de  Jérusalem,  —  qui  avait  repris  son  ancien  nom,  —  fut  re- 
nouvelée. Un  Juif  converti,  du  nom  de  Joseph,  couvrit  de  temples 
chrétiens  la  Galilée,  où  jusqu'alors  le  christianisme  n'avait  jeté  que 
de  faibles  racines.  Sous  Constance  (337-361),  le  sort  des  Juifs  em- 
pira au  point  de  provoquer  une  insurrection,  du  reste  promptemeot 
comprimée.  Leurs  espérances  se  réveillèrent  sous  Julien.  Non-seu- 
lement cet  empereur  romantique  aimait  par  principe  à  favoriser 
les  vieilles  religions  aux  dépens  de  la  nouvelle,  mais  de  plus  il 
est  à  croire  qu'à  la  veille  de  déclarer  la  guerre  aux  Perses  Julien 
attachait  une  importance  réelle  à  se  concilier  les  sympathies  des 
Jniis  de  Palestine  et  par  ricochet  des  Juifs  des  bords  de  l'Euphrate. 
Dn  étrange  incident  marqua  les  rapports  de  Julien  avec  les  Juifs. 
Une  idée,  sans  aucun  fondement  réel  dans  le  Nouveau  Testament, 
s'était  introduite  dans  les  croyances  chrétiennes  populaires,  l'idée 
que  le  temple  juif  de  Jérusalem,  condamné  par  les  décrets  du  ciel, 
ne  serait  jamais  relevé.  Julien,  pour  faire  pièce  aus  chrétiens  et 
plaisir  aux  Juifs,  donna  des  ordres  formels  pour  qu'on  le  rebâtit 
Bans  retard.  Il  aimait  ce  culte  lévitique  qui,  par  ses  immolations 
d'animaux  et  ses  pompes  sacerdotales,  se  rapprochait  tant  des  cultes 
polythéistes.  La  courte  durée  de  son  régne  ne  lui  permît  pas  de 
mener  à  bien  cette  entreprise.  Les  historiens  chrétiens  contempo- 
rÛDs  alCnnent  que  des  llammes  fulgurantes  sortirent  de  terre  sous 
les  coups  de  pioche  des  ouvriers  qui  creusaient  les  fondemens  de 
l'édifice  projeté,  et  les  effrayèrent  au  point  qu'ils  refusèrent  de  con- 
tinuer les  travaux.  Évidemment  ta  légende  déploie  ici  sa  complu- 
saoce  ordinaire.  Cependant  M.  Graetz  ne  nie  pas  précisément  le 
phénomène.  Il  pense  que  les  gaz  inflammables  comprimés  dans  les 


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lis  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vieux  souterrains  du  temple  brûlé  par  Titus  purent  fort  bien  fûre 
explosion  çà  et  là.  L'ignorance  superstitieuse  du  temps  n'en  demao- 
dait  pas  davantage  pour  crier  au  miracle. 

Les  premiers  successeurs  de  Julien  furent  ariens  et  tolérans  pour 
les  Juifs;  mais  sous  Tbéodose  l'orthodoxie  et  l'intolérance  revinrent 
au  pouvoir,  et  les  Juifs  eurent  beaucoup  à  en  souffrir.  Chrysostome, 
Ambroise,  Cyrille  d'Alexandrie,  se  distinguèrent  par  leur  animosité 
contre  eux.  Bientôt  commencèrent  les  grandes  invasions.  Les  Juifs 
comme  les  chrétiens  virent  dans  les  malheurs  de  l'empire  la  juste 
punition  des  crimes  de  Rome  envers  le  genre  humain  et  surtout 
envers  eux.  L'écroulement  continu  de  l'énorme  édifice,  dont  la 
cbute  entraînait  celle  de  tout  l'ancien  monde,  leur  fît  t' effet  d'une 
prochaine  apparition  des  cieux  nouveaux  et  de  la  terre  nouvelle 
prédits  par  les  prophètes.  Un  prétendu  messie  se  montra  en  Crète 
et  rassembla  une  foule  enthousiaste  autour  de  sa  personne,  puis 
disparut  sans  qu'on  sût  ce  qu'il  était  devenu  après  avoir  échoué 
dans  son  premier  miracle.  Au  surplus,  rinsignifîance  politique  du 
judaïsme  palestin  était  de  plus  en  plus  visible.  La  population  chré- 
tienne désormais  était  prépondérante  en  Palestine;  des  couveos 
nombreux  émaillaieot  la  terre  sainte,  choisissant  de  préférence  les 
localités  illustrées  par  les  traditions  bibliques.  Des  agglomérations 
juives  toujours  importantes,  capables  même  de  se  révolter  encore 
jusque  sous  l'empereur  Héraclius  (tu*  siècle],  mais  isolées,  dimi- 
nuant en  nombre,  ne  pouvaient  plus  passer  pour  un  peuple.  Le  pa* 
triarcat  juif,  reconnu  officiellement  par  les  empereurs  jusqu'en  426, 
fut  aboli  sous  Théodose  II,  et  alors,  pour  les  Juifs,  commença  le 
moyen  âpe.  Il  n'y  eut  plus  en  Occident  de  centre  visible  du  ju- 
daïsme. Son  histoire  depuis  lors  s'éparpille  dans  les  histoires  na- 
tionales des  peuples  nouveaux,  et  la  lamentable  légende  du  Juif 
errant  va  devenir  une  vérité;  mais  la  société  juive  emporte  avec 
elle  son  palladium,  le  Talmud,  et  trouvera  dans  son  livre  et  la  pré- 
dication de  ses  rabbins  une  solidité  que  son  temple  et  ses  prêtres 
n'avaient  pu  lui  assurer. 


Avant  d'en  fînir  avec  cette  histoire  extérieure  du  judaïsme,  il  faut 
absolument  jeter  un  coup  d'oeil  rétrospectif  sur  un  pays  qui,  dans 
l'Ancien  Testament,  passe  pour  une  terre  maudite,  et  qui,  dans  la 
période  que  nous  étudions,  était  devenu  une  seconde  patrie  juive, 
au  point  de  supplanter  complètement  en  importance  numérique  et 
même  religieuse  la  vieille  terre  classique  d'Israël.  Les  Juils  restés 


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LE   PEUPLE  JDIF.  119 

SOUS  Cyrus  et  ses  successeurs  dans  le  paya  de  la  déportation  for- 
mèrent de  petites  sociétés  &  part,  autonomes,  sous  la  suzeraineté 
KenveillaDte  des  rois  de  Perse,  qui  comptaient  plus  sur  leur  fidé- 
Uté  que  sur  celle  de  l'ancienne  aristocratie  cbaldéenne,  et  nous 
avons  vu  que  le  lien  religieux  entre  les  Jolis  de  Babylone,  comme 
on  les  appelait,  et  les  Juifs  de  Judée  resta  étroit.  Au  commencement 
de  notre  ère,  les  sociétés  juives  de  Mésopotamie  et  de  Babylonie 
étaient  prospères,  riches,  nombreuses.  Elles  peuplaient  en  tout  ou 
OD  grande  partie  plusieurs  villes  importantes  de  la  fertile  région  de 
l'Eupbrate,  Naardée,  Pumbadita,  Syra  et  beaucoup  de  localités 
moins  connues,  quelques-unes  même,  telles  que  Macbuza,  situées 
sur  le  Tigre  et  presque  aux  portes  de  Ctésipbon.  Cette  aggloméra- 
tion juive,  qui  s'étendait  en  forme  de  poire  du  cours  moyen  du  Tigre 
au  cours  inférieur  de  l'Eupbrate,  avait  jeté  de  nombreux  essaims 
dans  les  pays  voisins,  et  à  travers  l'Arménie  et  la  Cappadoce  don- 
nât ta  main  aux  colonies  juives  de  l'Asie-Mineure.  On  sait  k  com- 
bien d'hypothèses  a  donné  lieu  le  silence  complet  de  l'histoire  sur 
la  destinée  ultérieure  des  Israélites  des  dix  tribus  déportés  en  As- 
syrie par  les  rois  ninivites  plus  d'un  siècle  avant  la  destruction  du 
royaume  de  Juda  par  les  Chaldéens.  Les  uns  ont  cru  les  retrouver 
ai  Arménie,  d'autres  en  Chine,  d'autres  jusqu'en  Amérique.  M.  Jost 
croit,  et  son  opinion  s'appuie  sur  des  considérations  très  plausibles, 
que  les  débris  de  ces  tribus  du  nord  se  rapprochèrent  de  leurs  com- 
patriotes du  sud,  attirés  par  les  affinités  de  sang,  de  langue ,  de 
croyance  et  d'intérêt.  Par  là  nous  comprenons  mieux  l'importance 
nomérique  de  ces  établissemens  juifs  de  l'Asie  centrale,  qui  s'ac- 
entrent  encore  par  l'arrivée  successive  d'un  certain  nombre  de  fa- 
milles fuyant  la  Palestine  chaque  fois  que  celle-ci  était  le  théâtre 
de  quelque  catastrophe,  ce  qui  arriva  souvent.  Croirait-on  que 
l'an  20  de  notre  ère,  profitant  des  faiblesses  intestines  de  l'empire 
partbe,  deux  aventuriers  juifs,  deux  tisserands  de  Naardée,  Asinaî 
et  Abilaï,  créèrent  un  état  juif  indépendant  qui  dura  seize  ans?  A 
la  fin,  la  discorde  se  glissa  entre  les  deux  chefs,  et  les  Partbes  fini- 
rent par  avoir  raison  de  l'état  dissident. 

Au  moment  où  le  judaïsme  babylonien  sort  de  l'obscurité  pro- 
fonde qui  recouvre  les  premiers  temps  de  son  histoire,  nous  le 
voyons  dirigé  par  un  magistrat  suprême  bérédit^re,  le  resrk  galuta 
va  prince  de  l'exil,  qui  lui-même  était  Juif  et  à  qui  les  rois  perses 
avaient  accordé  un  certain  pouvoir.  L'empire  parthe  conserva  cette 
organisation,  qui  rappelle  tout  à  fait  celle  des  sociétés  non  musul- 
manes dans  l'empire  turc  d'aujourd'hui.  Ces  princes  de  texil  pré- 
tendaient rattacher  leur  généalogie  à  la  maison  de  David.  Long- 
temps forcés  à  une  grande  modestie  d'allures,  ils  ttanchèrent  peu 


Dipti^edOvGoOf^lc 


120  HBVUË   DES   DEUX   UONDES. 

à  peu  du  souverain,  tout  au  moins  du  vice-roi;  ils  eurent  un  pal^s, 
une  oour,  des  audieuces,  une  police,  et  déployèrent  un  grand  faste. 
Plus  importante  encore  à  partir  de  la  résurrection  de  l'empire  perse 
parles  Sassanides,  cette  espèce  de  vice-royauté  juive  se  perpétua 
à  travers  bien  des  vicissitudes  jusqu'au  xi'  siècle. 

La  tranquillité  relative,  la  prospérité  rarement  troublée  des  Juife 
de  Babylonte,  firent  que,  sous  le  rapport  du  nombre  et  de  la  puis- 
sance matérielle,  l'Israël  de  l'Euphrate  l'emporta  dès  le  premier 
siècle  de  notre  ère  sur  l'Israël  du  Jourd^n.  Toutefois,  au  point  de 
vue  religieux,  Jérusalem,  son  temple,  ses  écoles,  ses  souvenirs, 
jouissaient  d'une  autorité  que  Naardée,  son  prince  et  ses  pompes 
ne  pouvaient  revendiquer.  Cependant  on  retrouve  dans  le  Talmud 
les  traces  d'une  tendance  très  ancienne  chez  les  Juifs  babyloniens 
à  s'émanciper  de  la  suprématie  de  Jérusalem.  C'est  ainsi  qu'ils  se 
vantaient  d'être  de  sang  plus  pur  que  les  Juifs  de  Palestine,  n'ayant 
jamùs,  comme  ceux-ci,  contracté  mariage  avec  des  femmes  étran- 
gères. A  cette  prétention,  très  grave  dans  les  vieilles  idées  sémi- 
tiques, se  joignùt  celle  de  posséder  des  traditions  plus  antiques, 
plus  directement  émanées  du  vieil  Israël  d'avant  la  captivité  que 
celles  qu'on  pouvait  recueillir  en  Judée,  où  la  filière  traditionnelle 
avait  subi  une  interruption  prolongée.  Ce  qui  est  à  noter,  c'est  que 
les  Juifs  de  Palestine  ne  niaient  pas  ces  assertions  d'une  manière 
absolue,  et,  chose  qu'on  oublie  trop  souvent  ou  qu'on  ignore,  i\i 
acceptèrent  beaucoup  plus  volontiers  les  influences  babyloniennes 
que  l'action  des  autres  milieux  juifs  qui,  tels  qu'Alexandrie,  pou- 
vaient raisonnablement  prétendre  à  l'autorité  intellectuelle.  Plus 
d'une  des  célébrités  rabbiniques  de  Palestine,  entre  autres  le  grand 
Hillel,  élûent  venues  de  la  vallée  de  l'Euphrate. 

Naturellement  les  prétentions  des  Juifs  babyloniens  s'acceutuè- 
rent  encore  lorsque  la  destruction  du  temple  eut  enlevé  à  la  Judée 
son  plus  grand  titre  à  la  suprématie,  et  qu'il  fut  avéré,  par  l'insuc- 
cès de  tous  les  efl'orts  tentés  pour  le  relever,  que  cette  destruction 
était  irrévocable.  Ce  fut  surtout  après  la  défaite  de  Bar-Kochba, 
tandis  que  les  édits  d'Adrien  meuaçaieut  aussi  le  judaïsme  d'une  ex- 
tirpation totale  dans  les  limites  de  l'empire  romain,  que  le  judaïsme 
libre  et  prospère  de  l'empire  parthe  acquit  la  conscience  de  sa  su- 
périorité. Un  moment  il  y  eut  à  Naardée  un  sanhédrin /7ro/)rio  motu 
que  le  sanhédrin  régulier  de  Palestine,  reconstitué  après  Adrien,  eut 
quelque  peine  à  ramener  à  l'obéissance.  Il  se  trouva  même  des  rab- 
bins qui  prétendaient  que  la  déportation  d'Israël  en  Chaldée  sous 
Nébucadnetzar  avait  été  un  fait  providentiellement  heureux ,  que 
sous  Cyrus  on  avait  eu  tort  de  vouloir  et  d'organiser  la  restaura- 
tion, et  que  le  véritable  Israël  se  trouvait  désormais  sur  les  bords 


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LE   PEUPLE   JOIF.  121 

de  l'Eupbrate.  Sans  doate  des' affirmations  aussi  contraires  k  toutes 
les  idées  du  passé  ne  furent  le  partage  que  d'un  très  petit  nombre; 
mus  la  décadence  continue  de  la  population  juive  en  PalesUoe,  la 
victoire  du  christianisme,  les  suites  funestes  qu'elle  eut  pour  le 
prestige  et  la  liberté  du  judaïsme  occidenlal,  finirent  par  amener 
une  situation  de  fait  qui  répondait  presque  à  ces  théories  passable- 
ment rationalistes. 

De  là  vint  que  parallèlement  au  Talmud  Jervschalemî  ou  doc- 
trine tradttionDelle  de  Jérusalem  se  forma  le  Talmud  Babli  ou  Tal- 
mud de  Babylone.  Va  jour  arriva  où  les  Juifs  babyloniens,  long- 
temps plus  mondains  et,  dirait-on,  plus  sceptiques,  se  trouvèrent 
tout  aussi  imprégnés  de  rabbinisme  que  ceux  de  Judée.  Les  écoles 
dé  Pumbadita  et  de  Syra  virent  alHuer  les  élèves- rabbins  par  cea- 
taiues.  Les  princes  de  l'exil  eux-mêmes  se  mêlèrent  de  rabbiniser. 
Les  docteurs  babyloniens  dépassèrent  leurs  confrères  de  Palestine 
en  formalisme  et  en  subtilité.  Comme  eux,  Us  s'en  tinrent  long- 
temps à  l'enseignement  oral;  mais,  comme  eux  aussi,  ils  se  virent  à 
la  fin  forcés  de  recourir  à  l'écrilure.  Ce  ne  fut  pas  le  christianisme 
Tainqueur  qui  leur  fit  craindre  que  les  persécutions,  en  dispersant 
et  en  tuant  les  dépositaires  de  la  tradiUon  sacrée,  ne  la  coodam- 
oassent  à  l'oubli,  ce  fut  le  mazdéisme  ressuscité  avec  l'empire 
perse.  Les  mages  ne  leur  furent  pas  plus  doux  que  les  évèques 
caUioIiques.  Sous  Finiz  (458-âô7],  tes  synagogues  furent  détruites 
et  les  écoles  fermées.  C'est  ce  qui  amena  vers  l'an  &00,  époque 
d'une  suprême  importance  pour  les  destinées  du  judaïsme,  la  co- 
dificadon  et  la  fixation  délinitive  du  Talmud  Babli. 


IV. 


Pénétrons  munteoant  dans  l'intérieur  du  judaïsme  pour  recher- 
cher comment,  durant  la  période  que  nous  venons  d'étudier,  la  re- 
ligion juive  parvient  à  se  constituer  sans  sacerdoce,  sans  autel,  sur 
la  seule  base  de  l'écriture  et  de  l'enseignement  rabbinique.  On  se 
souvient  qu'au  lendemùn  même  de  la  prise  de  Jérusalem  par  Titus 
le  vieux  Jochanan  reconstituait  à  Jamnia  un  sanhédrin  qui,  puisant 
sa  légitimité  dans  la  nécessité,  vit  son  autorité  reconnue  par  l'en- 
semble des  communautés  juives.  A  ce  sanhédrin  était  adjointe  une 
école  de  rabbins  qui  passa  désormais  pour  le  grand  canal  de  la  tra- 
ditioD  sainte.  Sept  docteurs  célèbres,  dits  tamiaiies  ou  répétiteurs 
(delà  tradition),  se  groupèrent  autour  de  Jochanan  et  continuèrent 
la  juri^rudence  orale  des  anciens  scribes.  L'an  80,  Jochanan  eut 
pour  successeur  Gamaliel  II,  petit-fils  de  ce  Gamaliel  qui  se  glori- 


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122  REVUE    DBS   DEDX   MONDES. 

fiait  de  descendre  du  grand  Hillel,  et  qui  avfut  dooDé  des  leçons  à 
Paul  de  Tarse.  Inutile  de  dire  que  les  événeraens  avaient  rejeté  au 
second  rang  l'école  de  Scbammaï  et  son  pharisaîsme  intraitable,  et 
qu'en  revanche  l'esprit  plus  pratique,  plus  pacifique,  non  moÏDS 
pédant,  mais  plus  raisonnable  de  Hillet  domina  dorénavant  dans  le 
rabbinisme,  escepté  aux  momens  d'effervescence  où  le  vieux  zéto- 
tîsme  revînt  sur  l'eau.  Depuis  Gamaliel  II,  la  dignité  de  nasst  ou 
patriarche  juif,  bien  que  toujours  conàdérée  comme  dévolue  par  le 
sanhédrin,  fut  héréditaire  dans  cette  famille,  qui  prétendait  ratta- 
cher ses  origines  par  les  femmee  à  la  mûson  de  David. 

On  vit  alors  se  produire  au  sein  du  judaïsme  un  phénomène  re- 
marquable, très  peu  remarqué  jusqu'à  présent,  et  sur  lequel  je  me 
permets  d'appeler  l'altention  des  savans  qui  s'occupent  des  origines 
de  l'ancien  catholicisme;  une  tendance  prononcée  à  l'unité  exté- 
rieure, à  la  conformité  disciplinaire  et  à  la  centralisation  s'empara 
du  corps  entier  du  jud^nie  à  peu  près  vers  le  même  temps  ou  plus 
précisément  un  peu  avant  qu'un  même  mouvement  se  manîfest&t  ' 
dans  les  communautés  chrétiennes,  jusqu'alors  si  indépendantes 
l'une  de  l'autre.  Il  faut  que,  sous  le  régime  impérial  romain,  le 
goût  de  l'unité  ùt  été  bien  fort.  Le  fait  est  qu'en  politique  et  en 
religion  tout  à  cette  époque  cherche  à  se  concentrer.  Les  adver- 
saires des  pouvoirs  qui  profitent  de  cette  marche  des  choses  ont 
beau  avoir  mille  fols  raison;  leurs  argomensse  perdent  dans  le  vide, 
la  masse  est  d'avance  acquise  à  tout  ce  qui  à  ses  yeux  objective 
l'unité  dont  elle  est  éprise.  L'épiscopat  chez  les  chrétiens,  le  patriar- 
cat chez  les  Juifs,  l'autorité  toujours  plus  absolue  de  l'un  et  de 
l'autre,  se  développent  parallèlement,  celui-ci  précédant  celui-là. 
Quelle  confirmation  des  théories  récentes  de  la  science  religieuse 
sur  la  prépondérance  du  judaso-cbristiaaisme  au  sein  de  l'église 
primitive  et  sur  l'origine  judaeo-chrétienne  de  l'épiscopat  I  Les  deux 
puissances,  l'épiscopat  chrétien  (qui  devait  à  son  tour  chercher  à  se 
concentrer)  et  le  patriarcat  juif,  fondent  également  leur  commune 
prétention  sur  la  nécessité  de  conserver  les  pures  traditions.  Au 
îbnd,  la  pureté  des  traditions  qu'ils  enseignent  n'a  d'autre  garantie 
à  son  tour  que  leur  prétention;  mais  cela  soflit  pour  que  la  majo- 
rité s'incline.  La  masse  croit  toujours  ce  qu'elle  aime  à  croiie. 

Ainsi  Gamaliel  II  s'occupa  surtout  de  ramener  à  l'unité  les  ten- 
dances divergentes  qui  se  faisaient  jour  dans  les  écoles,  filles  de 
celle  de  Jamoia,  déjà  ouvertes  çà  et  là  dans  la  contrée.  Une  bat-col 
ou  voix  du  ciel  décida  que  les  doctrines  de  Hillel  et  de  Schamim^ 
étaient  divines  toutes  les  deux,  mais  que  dans  la  pratique  il  fal- 
lût suivre  celle  de  Hillel.  Quelques  scbammaîtes  zélés  protestèrent 
contre  cette  manière  trop  commode  d'avoir  raison,  mais  leurs  ré- 


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LE   PEDPtE  iniF.  123 

elamations  ne  furent  pas  écoutées.  Gamaliel  dirigea  aussi  un  tra- 
Taîl  de  révision  des  seatences  et  de  la  jurisprudence  traditionnelles 
de  manière  à  les  enlever  autant  que  possible  à  l'arbitraire  indivi- 
duel de  chaque  rabbin.  Ce  fut  un  premier  pas  vers  la  systématisa- 
tioD  de  cet  énorme  fatras  de  traditions  orales  qui  devait  plus  tard 
se  fixer  par  écrit  dans  le  Talmud.  L'admission  dans  les  écoles  dut 
être  précédée  d'une  espèce  d'examen  de  conscience.  La  mise  au  ban 
de  la  synagt^ue,  ce  que  l'église  chrétienne  appelle  l'excommunica- 
tioD,  fut  renforcée  dans  ses  rigueurs  et  appliquée  à  plus  d'un  rabbin 
récalcitrant.  En  même  temps  le  patriarche  introduisait  des  coutumes 
tendant  à  relever  sa  dignité  personnelle.  II  froissa  tant  d'amours- 
propres,  que  pendant  quelques  années  il  fut  déposé  lui-même; 
inais  il  fut  réintégré  avant  sa  mort,  et  ses  successeurs  suivirent  la 
même  politique. 

L'un  de  ses  plus  notables  assesseurs  fut  ce  rabbi  Akiba  que  nous 
avons  vu  jouer  un  rôle  si  actif  avant  et  pendant  l'insurrection  de 
Bar-Xochba.  Sa  biographie  a  quelque  chose  de  romanesque  qui  la 
distingue  de  l'histoire,  ordinairemeqt  très  prosaïque,  de  tous  ces 
braves  rabbïs.  Sa  famille  prétendait  descendre  de  Sisera,  le  chef 
chananéen  tué  par  Jahel  la  Kénienne  au  temps  des  juges  d'Israël.  Il 
était  dans  sa  jeunesse  au  service  d'un  riche  patriote  de  Jérusalem, 
et  s'était  épris  de  la  fdle  de  son  maître,  la  belle  Bacbel,  qui  le  paya 
de  retour  et  lui  promit  sa  main,  s'il  parvenût  à  se  faire  rabbin. 
Akiba,  qui  n'avait  reçu  aucune  instruction,  se  mit  alors  à  étudier 
avec  un  zèle  et  une  persévérance  incroyables,  tandis  que  la  jeune 
fiBe,  chassée  par  son  père,  vivait  dans  le  plus  complet  dénûment. 
A  ta  fin,  ils  se  marièrent,  mais  ils  restèrent  pauvres,  au  point  que 
Rachel  dut  un  jour  vendre  sa  magnifique  chevelure  pour  ne  pas 
mourir  de  faim  avec  son  mari.  Tel  était  l'homme  qui  souilla  le  feu 
de  la  révolte  par  tout  le  monde  juif  et  laissa  des  traces  profondes 
dans  la  tradition  rabbinique.  Par  un  bizarre  mélange  d'enthou- 
siasme et  de  subtilité,  c'est  lui  qui  élabora  le  système  affreux  qiû 
engendra  tant  de  sottises  décorées  du  nom  d'interprétations  de  l'É- 
tiiture,  d'après  lequel  chaque  syllabe,  chaque  lettre,  chaque  ano- 
malie grammaticale  ou  orthographique  du  texte  consacré  a  un  sens 
myslérieus  que  la  sagacité  des  docteurs  doit  démêler  (1).  Un  autre 
tabbîn  du  même  temps,  R.  Josué  ben-Chanania,  présente  un  con~ 
traste  intéressant  avec  l'intraitable  Akiba.  Doux  et  conciliant,  il  au- 
rait  voulu  pacifier  les  rapports  entre  les  Juifs  et  les  Romùns.  Il  ét^t 
extrêmement  lad,  et  comme  il  faisait  partie  d'une  députation  en- 

(I)  Ulà  llubftade  ét»lt  prise  par  les  copistes  de  l'ÉcrItare  ■■inte  de  respecter  Jiu- 
VW  IiDice  d'orthographe  écluppéei  k  ratteadoD  de  lenn  prédiceueun. 


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12A  REVUE  DES   DEUX   UONDES. 

voyée  près  d'un  empereur  (on  ne  dit  pas  lequel),  une  princesse  im- 
périale lui  demanda  en  riaut  pourquoi  tant  de  sagesse  était  renfer- 
mée dans  un  ai  vilain  vase.  —  Princesse,  repartit  le  vieux  rabbin,  on 
ne  conserve  pas  le  bon  vin  dans  des  vases  d'or. 

Ce  fut  le  sanhédria  de  Jamnia  qui  commença  de  séparer  oQîciel- 
lement  les  Juifs  chrétiens  de  la  famille  Israélite.  Jusqu'alors  les 
Juifs  chrétiens  de  Palestine,  pour  la  plupart  rigides  observateurs 
de  la  loi  et  très  antipathiques  au  christianisme  plus  hardi  de  l'école 
paulinienne,  faisaient  plutôt  l'effet  d'une  de  ces  associations  excen- 
triques qui  abondaient  dans  la  société  juive,  et  qui,  d'accord  avec 
elle  sur  le  principe  de  l'inviolabilité  de  la  loi,  jouissaient  d'une  cer- 
taine liberté  d'allures  qu'on  ne  restreignait  pas  sans  motifs  graves. 
L'excentricité  des  nazaréens  coosistait  à  s'imaginer  que  le  messie 
attendu  par  tous  les  Juifs  et  devant  bientôt  venir  avùt  déjà  paru 
sous  les  traits  d'un  rabbi  suspect  de  Galilée,  condamné  à  mort  et 
crucifié  quelques  dizaines  d'années  avant  la  destruction  du  temple. 
Gela  devait  faire  aux  scribes  infatués  de  leur  scolastique  l'effet  de 
quelque  chose  de  niais  et  d'innocent.  11  est  vrai  que  dans  les  pre- 
miers temps  des  mouvemens  très  peu  légaux  avaient  éclaté  au  sein 
de  cette  association  particulière;  mais  la  persécution  dont  Étienae 
le  diacre  fut  la  plus  illustre  victime  les  avait  étouffés  en  Judée 
même,  et  l'on  ne  s'occupait  guère  de  ce  qui  se  passait  ailleurs. 

Cependant,  et  à  la-  longue  il  n'en  pouvait  être  autrement,  les 
Juifs  chrétiens  commençaient  à  se  distinguer  plus  nettement  de 
l'ensemble  de  la  société  juive.  Les  principes  déposés  dans  leur  con- 
science par  celui  qu'ils  appelaient  le  Christ  port^ent  peu  à  peu  leurs 
fruits  naturels.  Par  exemple,  ils  étaient  des  plus  froids  pour  les  inté- 
rêts de  la  théocratie.  Ils  avûent  refusé  de  prendre  part  à  la  guerre 
contre  les  ïtomains,  et  beaucoup  s'étaient  réfugiés  dans  la  Déca- 
pote, de  l'autre  côté  du  Jourdain.  Les  évangiles,  surtout  l'évangile 
perdu  dit  des  Hébreux,  en  répandant  en  Palestine  l'enseignemeot 
personnel  de  Jésus,  froissaient  les  lecteurs  intelligens,  qui  voyûent 
combien  peu  Jésus  lui-même  était  légaliste.  Quand  le  judaïsme  se 
reconstitua  sous  l'autorité  du  sanhédrin  de  Jamnia  et  plongea  plus 
que  jamais  dans  les  eaux  rabbiniques,  les  communautés  judaeo- 
chrétienoes  restèrent  indépendantes,  ne  voyant  aucun  motif  pour 
se  rallier  à  ce  nouveau  centre  religieux,  et  peu  disposées  à  obéir 
aveuglément  aux  nouvelles  prescriptions  des  rabbins.  D'ailleurs  la 
chute  du  temple  et  la  cessation  forcée  des  cérémonies  sacerdotales 
les  poussaient  irrésistiblement  dans  la  voie  libérale  que  Paul  avait 
inaugurée  trop  tôt  pour  leur  inexpérience  et  leur  faiblesse,  mais 
non  pour  la  logique  du  principe  chrétien.  La  personne  de  Jésus 
grandissEÙt  tellement  dans  leur  vénération,  qu'ils  le  mettaient  au- 


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LB   PEUPLE  JUIF.  12& 

dessDS  de  Moïse  et  lui  attribuûent  des  prérogatives  quasi  divines. 
Tout  doucement  ils  se  semaient  aussi  rapprochés  des  gentils,  qui 
croyaieot  comme  eux  en  Jésus-Christ  sans  s'astreindre  aux  mille  ob- 
senances  de  la  loi,  que  de  leurs  compatriotes,  qui  ne  savaient  voir  en 
Jésus  qu'un  imposteur  ou  un  fou.  Une  rupture  était  donc  inévitable. 
Les  rigueurs  du  fiscus  judaicus  sous  Domitien  durent  la  favoriser, 
et  on  voit  en  effet  que  vers  ce  temps-là  le  judœo-chrtstianisme  se 
relâche  sur  l'obligation  de  la  circoncision  et  quelques  autres  mar- 
ques dbtinctives  du  judaïsme  orthodoxe. 

Vers  le  même  temps  aussi,  le  sanhédrin  procède  contre  tes  mt- 
nim,  —  c'est  le  nom  des  Juifs  chrétiens  dans  le  Talmud,  —  c'est- 
i-dire  contre  les  dégénérés.  R.  Tarphon  n'y  allait  pas  par  deux 
chemins  pour  les  condamner.  «  Les  Évangiles,  disait-il,  et  tous  les 
livres  des  minim  mériteraient  d'être  brûlés,  car  le  paganisme  est 
moins  dangereus;  celui-ci  méconnaît  par  ignorance  les  vérités  du 
jndaîsme,  les  minim  les  renient  en  pleine  connaissance  de  cause.  11 
Tant  mieux  chercher  un  refuge  dans  un  temple  païen  que  dans  les 
synagogues  des  minim.  »  Le  sanhédrin  de  Jamnia  enjoignit  donc 
anx  Juifs  Gdèles  de  se  conduire  avec  les  Juifs  chrétiens  comme  avec 
des  païens,  leurs  écrits  furent  assimilés  aux  livres  de  sorcellerie, 
une  formule  d'imprécation  {birchat  ha-mimm)  fut  même  insérée  à 
leur  adresse  dans  la  prière  quotidienne.  Aussi  n'est-il  pas  étonnant 
qae  les  Juifs  chrétiens  n'aient  point  sympathisé  avec  la  révolte  de 
Bar-Kochba,  et  aient  eu  à  souffrir  sous  le  régime  de  ce  dictateur 
momentané.  La  séparation  d^uis  lors  fut  irrévocable  et  absolue. 
La  haine  mutuelle  s'envenima,  et,  ne  pouvant  susciter  de  persécu- 
tions en  règle,  elle  se  dédommagea  par  des  tracasseries  dont  il 
faut  citer  an  exemple. 

Cne  des  prérogatives  du  sanhédrin  et  l'uti  des  moyens  dont  le 
patriarche  se  servait  pour  relever  son  autorité,  c'était  la  fixation 
du  calendrier  et  la  publication  des  grandes  fôtes  religieuses  con- 
sacrées par  la  loi  et  la  tradition  L'année  Israélite  était  lunaire.  Les 
jours  de  fête  étaient  calculés  d'après  leur  rapp^'''  ^'^^^  '''  nruvell 
Inné.  De  vieux  usages  remontant  à  l'époque  où  l'on  ne  savait  pas 
Bnppuler  d'avance  les  phases  de  cet  astre  et  les  dates  qui  en  dé 
pendent  voulaient  que  l'apparition  de  la  nouvelle  lune  fût  an- 
QODcée  au  patriarche  par  des  témoins  oculùres  postés  en  prévision 
de  l'événement.  Ce  témoignage  une  fois  reçu  avec  des  formalités 
destinées  à  en  garantir  la  sincérité,  le  patriarche  en  informait  te 
sanhédrin  et  les  synagogues  voisines.  Quant  aux  synagogues  éloi- 
gnées, un  système  ingénieux  de  signaux  ignés,  se  répétant  indéfi- 
niment le  long  des  montagnes,  portait  pendant  la  nuit  le  message 
do  sanhédrin  jusque  dans  les  régions  lointaines  de  Tadmor,  de  l'Asie- 


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126  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mineure  et  de  l'Euphrate.  Il  y  avait  dans  ce  système  quelque  chose 
d'antique  et  parlant  aux  imaginations;  les  haines  religieuses  pro- 
voquées par  l'intolérance  rabbinique  ne  permirent  pas  la  continua- 
tion da  cette  poétique  télégraphie.  11  paraît  qu'à  plusieurs  reprises 
les  judso-chréttens  et  les  Samaritains  s'amusèrent  à  contrefaire 
les  signaux  du  sanhédrin,  et  réussirent  à  tromper  les  populations 
juives  de  Syrie  et  de  Babylonie,  qui  célébrèrent  de  grandes  fêtes 
à  contre-temps.  Les  patriarches  se  virent  donc  forcés  de  dresser 
d'avance  le  calendrier  religieux  pour  l'année  et  de  le  confier  à  des 
messagers  spéciaux.  Plus  tard  ils  durent  même  en  venir  à  publier 
les  calculs  qui  permettaient  à  chacun  de  le  fixer  soi-même.  Ce  fut 
un  grand  coup  porté  au  prestige  et  à  l'autorité  du  patriarcat. 

Cela  toutefois  n'eut  lieu  qu'au  iv"  siècle.  Jusque-là,  le  patriarcat 
réussit  assez  bien  à  réaliser  une  sorte  de  papauté  juive.  A  Simon, 
fils  de  Garaaliet  II,  succéda  son  fils  R.  Juda  ben-Simon  (170-215), 
qui  transféra  le  sanhédrin  à  Sipporis,  en  s'adjugeant  le  droit  de 
nommer  d'office  à  tous  les  emplois  judiciaires  et  religieux  dans  les 
communautés  juives  (1). ,''  s  richesses,  qui  étaient  grandes,  lui  ser- 
virent surtout  à  consolide!'  oon  autorité,  dont  il  se  montrait  fort  ja- 
loux. Le  Talmud  a  conservé  plusieurs  traits  attestant  son  extrême 
susceptibilité  et  la  dureté  avec  laquelle  il  procéda  contre  les  vel- 
léités indépendantes  de  quelques  rabbms.  Cela  n'empêcha  pas,  ou, 
pour  mieux  dire  peut-être,  cela  fit  que  son  nom  passa  à  la  pos- 
térité avec  l'épithète  de  saiiU.  R.  Juda  le  Saint  est  un  des  grands 
architectes  du  judaïsme  taJraudiquerf C'est  lui  qui  jeta  les  fonde- 
mens  de  cet  énorme  édifice  en  fixant  une  fois  pour  toutes  la  mis- 
chna  ou  seconde  loi,  exposée  Jusqu'à  lui  à  l'instabilité  d'uue  traaa- 
mission  purement  orale.  Ce  fut  une  innovation  décisive  que  ce 
recours  à  l'écriture.  La  mischna,  codifiée  par  lui,  devint  un  texte 
pour  ainsi  dire  stéréotype,  ajouté  au  texte  biblique  et  donnant  lieu 
à  son  tour  comme  celui-ci  à  toute  sorte  de  commentaires  et  de  dé- 
veloppemens  au  sein  des  écoles  rabbiniques.  Il  fut  entendu,  ma^ré 
l'absurdité  d'une  pareille  prétention,  que  cette  tradiUon  orale  re- 
montait jusqu'à  Moïse  lui-même,  qui  l'avait  confiée  à  Josué,  celui- 
ci  aux  anciens  de  son  temps,  ces  derniers  aux  prophètes,  qui  l'au- 
raJent  finalement  transmise  aux  scribes.  La  mischna  de  Juda  le 
Saint,  reproduite  tout  au  long  dans  le  Talmud,  constitue  donc  la 
base,  le  point  de  départ  et  la  substance  de  la  compilation  totale,  et 
l'autorité  en  est  regardée  comme  indiscutable  dans  le  judaïsme  or- 
thodoxe. Elle  fut  transmise  aux  Juifs  de  Babylonie  par  les  disciples 

(I)  Partout  «a  iU  pauTBient  miiérielleineDt  le  hire,  l«3  Jnib  coniemieiit  leur  droit 
■utionBl  BQ  dvfl  et  ku  crirafael. 


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^  lE   PEUPLE  JDIF.  127 

de  lada  le  Sùnt  avec  quelques  changemens  apportés,  dit-on,  pu- 
lù-mème  dans  les  derniërea  années  de  son  patriarcat,  tandis  que 
lavemon  primitive  demeura  en  vigueur  eo  Palestine,  —  première 
différence  entre  le  Taimud  Jerusrhalemi  et  le  Talmud  Babli. 
L'idiome  de  la  mischna  est  encore  l'hébreu,  bien  qu'il  soit  mélangé 
d'eiiffcsaions  araméeones,  grecques  et  latines.  L'hébreu  était  passé 
d^uis  longtemps  à  l'état  de  langue  morte;  mais  on  le  culUvait  en- 
coit  dans  tes  écoles  comme  langue  sacrée. 

Avec  la  âxation  de  la  mischna  finît  l'ère  des  tannâtes  ou  répéli- 
teoTS.  Nous  n'avons  rien  dit  d'une  foule  d'honnêtes  rabbins  dont 
les  noms,  conservés  par  le  Talmud,  sont  l'objet  de  pieuses  recher- 
ches biographiques  de  la  part  de  nos  historiens  juifs.  Leur  biogra- 
pbie  en  général  est  très  monotone  et  parfois  puérile.  On  a  besoin, 
pour  s'y  intéresser,  de  se  rappeler  le  courage  et  les  soulTrances  de 
ces  martyrs  du  rabbinisme.  J'avoue  que  l'âne  scrupuleux  de  R.  Pin- 
chas,  tellement  habitué  par  son  maître  à  n'user  que  d'alimens  dî- 
mes qu'il  mourût  de  faim  à  cAté  d'une  masse  de  foin  non  dlmée, 
&e  parvient  pas  à  me  toucher  beaucoup.  J'ai  plus  de  sympathie 
ponr  R.  Méir,  qui  doit  avoir  inventé  l'encre  de  vitriol,  et  qui  a 
rendu  par  lA  un  grand  service  à  l'humanité.  En  somme,  il  y  a  très 
peu  à  tirer  de  leurs  travaux,  si  ce  n'est  pour  l'œuvre  respectable, 
nuis  étonnamment  aride  et  ennuyeuse,  à  laquelle  ils  ont  voué  leur 
vie.  C'est  par  eux,  par  leur  eoseigoement,  que  le  caractère  léga- 
liste du  judaïsme  fut  poussé  à  un  point  qui  nous  parait  aujourd'hui 
ïncmicevable.  Ne  demandez  pas  à  la  mischna  de  vous  parler  de 
l'amoar  de  Dieu;  il  en  est  encore  moins  question  dans  ses  sentences 
aphoristiques  et  sèches  que  dans  l'Ancien  Testament.  Ne  demandex 
pas  non  plus  à  la  mischna  et  à  ses  commentateurs  ce  qu'ils  ont 
voolu  régler  dans  la  vie  bumûne;  le  difilcile  est  de  trouver  quelque 
cfaose  qu'ils  n'aient  pas  réglé,  soupesé,  précisé.  Us  vous  diront,  par 
exemple,  la  somme  exacte  qu'un  pauvre  peut  réclamer  de  la  bieo- 
fusance  publique,  si  un  jeune  marié  est  tenu  de  lire  le  schemah  [\) 
le  soir  de  ses  noces,  combien  d'enfaos  un  honnête  homme  doit 
procréer  pour  s'acquitter  de  son  devoir  envers  le  genre  humain. 
De  quoi  ne  se  mêlent-ils  pas?  C'est  au  point  qu'on  trouve  chez 
quelques  rabbins  du  temps  les  traces  d'un  certain  mécontentement 
d'ailleurs  sans  résultat.  L'un  d'eux,  R.  Josué,  se  plaignait  de  c 
que  la  mischna  suspendait  parfois  des  montagnes  à  un  cheveu. 

(1)  On  ippelle  tinsl  les  trois  rraginens  bibliques,  —  Dtutir.,  Ti,  ^9;  il,  13-31;  JVomb., 
I*.  17-41,  —  leMjueli,  regardés  comme  coateoant  les  vérités  esseoiieltes  du  judaïsme, 
mit  loaveDt  répétés  soit  dsns  le  culte  publie,  soit  dans  1»  défoiion  privée.  Sch*mah, 
c'aM-dlre  écoute,  est  le  premier  mot  du  premier  rngmeat  et  désigne  par  abrérlstion 
rsoiemble  des  trois  textes. 


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12g  BEVDE  DES  DEUX   UO^'DES. 

Muette  sur  la  question  des  peines  de  l'autre  vie,  elle  élwt  fort  sé- 
vère dans  ses  dispositions  cùsciplinaires,  et  comminait  très  souvent 
la  flagellation,  môme  la  mort,  contre  les  transgresseurs. 

Sous  Gamaliel  111  et  Juda  11 ,  qui  succédèrent  II  Juda  le  Saint  de 
210  à  275,  le  patriarcat  juif  maintint  et  même  agrandit  encore  la 
haute  position  où  ce  dernier  l'avait  fait  monter.  Le  sanhédrin  fut 
transféré  à  Tibériade,  et  dans  cette  ancienne  capitale  de  la  Galilée 
on  put  voir  le  patriarche  juif  s'avancer  en  public  avec  une  garde 
d'honneur.  On  accuse  Juda  II  de  rapacité  et  de  simonie.  A,  partir 
de  Juda  II  du  reste,  le  patriarcat  perd  en  prestige  religieux  ce 
qu'il  gagne  en  éclat  temporel.  Cependant  les  écoles  rabbiniqœs 
de  Palestine  jetèrent  encore  un  grand  lustre  de  son  temps.  Les 
docteurs  juifs  d'alors,  mordant  k  même  de  la  mischna  comme  leurs 
prédécesseurs  s'étaient  acharnés  sur  la  loi,  pour  en  presser  le 
sens  et  en  déduire  toutes  les  applications  possibles,  portent  le 
nom  à'amoras  ou  interprètes.  Leur  nombre  n'est  pas  moindre  que 
celui  des  tannaîtes,  et  leijr  histoire  n'est  pas  plus  variée.  On  peut 
citer  pourtant  parmi  les  figures  les  plus  originales  R.  Jocbanan 
bar-Napecha,  mort  en  279,  l'amora  le  plus  accrédité  de  son  temps, 
■  très  anti-romain,  assez  large  toutefois  et  sympathique  aux  œuvres 
littéraires  de  la  Grèce,  u  Sem  et  Japhet,  disait-il,  ont  jeté  tous 
les  deux  un  manteau  sur  la  nudité  de  leur  père:  c'est  pourquoi 
Sem  a  reçu  le  manteau  garni  de  houppes  (vêtement  des  rabbins) 
et  Japhet  le  manteau  de  philosophe  [le  pallium).  »  Par  une  inno- 
vation qui  dans  un  tel  milieu  ne  manquait  pas  de  hardiesse,  U 
autorisa  les  peintures  dans  l'intérieur  et  pour  l'ornement  des  halû- 
taUons.  11  était  fort  bel  homme,  et  le  Talmud,  qui  s'arrête  rare- 
ment à  de  telles  vanités,  a  décrit  d'une  étrange  façon  l'impressioo 
que  produisait  sa  physionomie.  «  Celui,  nous  dit-on ,  qui  veut  se 
faire  une  idée  de  la  beauté  de  it.  Jochanan  doit  remplir  de  gre- 
nats une  coupe  d'argent  fraîchement  travaillée ,  en  couronner  le 
bord  de  roses  rouges,  mettre  la  coupe  entre  la  lumière  et  l'ombre, 
et  le  reflet  qu'elle  projettera  ressemblera  à  la  beauté  de  R.  Jocha- 
nan. »  Pourtant  R.  Jochanan  manquait  de  barbe,  et  ses  sourcils 
étaient  si  longs  qu'ils  lui  recouvraient  les  yeux.  De  là  quelque 
chose  de  farouche  dans  le  regard,  et  la  légende  dit  que  plus  d'une 
fois  et  sans  le  savoir  il  tua  ses  adversaires  rien  qu'en  les  regar- 
dant. 

Son  contemporain  R.  Simon  ben-Lakisch  était  aussi  renommé 
pour  sa  force  corporelle  que  Jochanan  pour  sa  beauté.  Il  défiait  et 
terrassait  les  animaux  féroces  dans  les  cirques.  Portant  toujours 
le  deuil  de  la  patrie  égorgée,  on  ne  le  vit  jamais  rire.  C'est  à  lui 
que  remonte  le  jugement  critique  le  plus  ancien  que  nous  cod- 


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LE    PEUPLE  JDIF.  129 

1  sur  le  livre  de  Job.  Comme  on  discutait  devant  lui  l'^e 
probable  de  ce  héros  biblique  de  la  souffrance,  les  uns  voulant 
qu'il  fCtt  contemporain  de  Hoîse,  les  autres  qu'il  eût  vécu  au  temps 
deVexil,  R.  Simon  trancha  la  question  comme  la  plupart  des  cri- 
tiques modernes.  «  Job,  dit-il,  n'a  vécu  en  aucun  temps,  il  n'a 
jamùs  existé,  ce  livre  est  un  maschal,  n  c'est-à-dire  un  poème  re- 
ligieux. Du  reste,  le  canon  de  l'Ancien  Testament  n'était  pas  en- 
ccR-e  tellement  fixé  que  des  opiuions  assez  libres  sur  quelques  par- 
ties du  recueil  sacré  ne  circulassent  encore  parmi  les  rabbins.  Ils 
avaient  adopté  une  singulière  expression  pour  désigner  les  livres 
reconnus  divins.  «  Ce  livre  souille  les  mains,  d  disaient-ils,  c'est- 
à-dire  qu'il  n'y  faut  toucher  qu'avec  d'infinies  précautions.  C'est 
ponrqaoi  plusieurs  rabbins  du  temps  afTirmèrent  que  ni  l'Ecclésiaste 
avec  sa  morale  épicurienne,  ni  le  Cantique  des  cantiques  avec  ses 
doux  chants  d'amour,  u  ne  souillaient  les  mains.  »  R.  Akiba  sauva 
pourtant  la  divinité  du  Cantique  des  cantiques  en  disant  qu'il  chan- 
tait tes  amours  de  Dieu  et  de  la  nation  d'israèl ,  Les  chrétiens  subsU- 
tnèrent  l'église  à  la  nation,  et  c'est  ainsi  que  ce  délicieux  poème 
devint  l'un  des  thèmes  favoris  du  mysticisme  juif  et  chrétien,  qui  y 
Inwva  tout  ce  qui  lui  plut. 

Pendant  ce  temps,  sur  la  base  de  la  mischna,  la  tradition  rabbi- 
nique  poursuivait  son  œuvre  d'explications  subtiles  et  de  jurîspni- 
deoce  raffinée,  ce  qu'on  nommait  la  gémare  ou  commentaire.  Ainsi 
se  formait  ce  qu'on  peut  appeler  le  second  étage  de  l'édifice  talmu- 
dique;  mus,  si  la  mischna  était  écrite,  la  gémare  ne  l'était  pas  en- 
core. C'est  sous  le  patriarcat  de  Juda  II  que  les  écoles  d'interpré- 
tation babyloniennes  commencèrent  à  rivaliser  d'autorité  avec  celles 
de  Palestine.  De  là  deux  gémares  se  poursuivant  parallèlement  dans 
les  deux  foyers  du  rabbinisme  avec  de  nombreuses  analogies,  mais 
anssi  avec  de  notables  différences.  C'est  surtout  à  un  certain  Abba 
Areka,  plus  connu  sous  son  nom  historique  de  Rab  (le  rabbin  par 
excellence),  mort  en  2â7,  que  le  judaïsme  babylonien  fut  redevable 
de  sa  ferveur  rabbinique  et  du  puritanisme  qui  succéda  au  relâche- 
ment par  lequel  il  se  distinguait  auparavant  du  judaïsme  palestin. 
L'excommunication,  telle  que  Rab  la  fit  prévaloir,  était  encore  plus 
sëtëre  qu'en  Palestine.  Elle  constituait  une  véritable  mort  civile.  Le 
Talmud,  si  sobre  d'allusions  aux  événemens  historiques,  ressemble 
souvent  à  une  chronique  de  famille,  comme  cela  du  reste  est  na- 
turel à  la  tradition  d'un  peuple  sans  indépendance  politique,  mais 
d'une  vie  intérieure  très  forte  et  toute  repliée  sur  elle-même.  Ainsi 
DODs  savons  par  lui  que  Rab  eut  comme  Socrate  une  sorte  de  Xan- 
tippe  qui  ne  songeait  qu'à  le  contrarier.  C'est  au  point  que  son  fils 
devenu  grand,  quand  il  était  chargé  par  son  père  d'une  commission 

TMu  uui.  —  1867.  6 


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130  REVUE   DES   DEl'X   MONDES. 

pour  3a  mère,  avait  pris  l'habitude  de  rapporter  à  celle-ci  préci- 
sément le  contraire  de  ce  que  le  brave  Rab  lui  avait  dit;  de  cette 
manière,  la  votonlé  du  mari  était  faite,  mais  de  cette  maDiëre  seu- 
lement. Rab,  qui  était  la  patience  même,  blâma  son  fils  de  ces  men- 
songes officieux,  et  supporta  jusqu'à  la  fin  sans  se  fâcher  l'humeur 
désagréable  de  sa  compagne. 

En  Babylonie,  grâce  au  nombre  et  à  la  liberté  relative  des  Juifs, 
les  rabbins  furent  plus  influens,  plus  dominateurs  encore  qu'eu 
Palestine.  Plus  d'une  fois  leur  tyrannie,  leur  rapacité,  leur  faste, 
scandalisèrent  les  fidèles,  sans  toutefois  que  le  mécontentement 
allât  jusqu'à  la  révolte.  On  blâma  les  rabbins,  on  continua  de  vé- 
nérer le  rabbinisme.  D'ailleurs  ces  mauvaises  impressions  furent 
balancées  par  la  vie  exemplaire  des  plus  grandes  autorités  rabbi- 
niques.  Pour  en  finir,  la  décadence  du  patriarcat  de  Palestine  et  des 
écoles  groupées  autour  de  lui  devint  toujours  plus  sensible  pai- 
suite  des  événemens  politiques.  Les  patriarches  Gamaliel  IV  (fin  du 
ni'  siècle),  Juda  111,  Hillel  II  (iv^siècle),  ne  réussirent  pas  à.  l'arrêter. 
Avec  le  patriarche  Gamaliel  V,  dernier  descendant  du  grand  HiUel, 
la  dynastie  patriarcale  s'éteignit,  et  l'institution  fut  supprimée  par 
décret  impérial  en  A25;  mais  en  disparaissant  elle  laissa  un  mo- 
nument capable  de  défier  les  siècles,  la  gémare,  qui,  réunie  à  la 
misckna,  perpétua  dans  le  Talmud  son  esprit  et  son  autorité.  Dès 
le  commencement  du  v  siècle  et  peut-être  même  un  peu  avant,  la 
gémare  de  Palestine  avait  été  fixée  et  rédigée  sous  forme  écrite.  Il 
en  fut  de  même  un  siècle  plus  tard  pour  la  gémare  de  Babylone, 
qui  fut  réunie  par  R.  Aschi  et  son  disciple  Abina.  Tous  les  matériaux 
du  Talmud  étaient  donc  rassemblés,  et  l'on  peut  dire  que  cette  com- 
pilation prodigieuse,  entreprise  au  temps  du  premier  Hérode  sons 
l'impulsion  du  grand  Hillel  pour  finir  au  moment  où  commencent 
tes  invasions  victorieuses,  a  duré  précisément  autant  que  l'empire 
romain. 


V. 

11  nous  reste  à  donner  un  aperça  général  de  ce  Talmud,  firait 
définitif  de  cette  longue  période,  dont  tout  le  monde  sait  le  nom 
et  qu'en  debors  des  cercles  Israélites  si  peu  de  personnes  con- 
naissent. Ce  n'est  pas  une  petite  affaire.  Le  Talmud,  c'est-i-dire 
l'enteignement,  est  une  œuvre  tellement  sut  generit,  si  différente 
des  autres  collections  sacrées,  qu'il  est  fort  difficile,  peut-être  im- 
possible, d'invoquer  des  analogies  pour  aider  les  non-initiés  à  s'en 
rendre  compte.  Combien  de  fois  les  théologiens  chréUens  n'ont-ils 


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LE    PEDFLE   JUIF.  131 

pas  demmidé  aux  savans  juifa  un  ouvrage  spécial  résumant  le  Tal- 
mud  dans  tout  ce  qu'il  a  d'essentiel  I  La  réponse  est  d'ordinaire 
qu'une  telle  œuvre  est  inexécutable,  et  les  rares  essais  tentés  pour 
satisfaire  à  ce  vœu  si  simple  sont  plutAt  de  nature  à  confirmer  qu'à 
af^lir  cette  opinion.  D'ailleurs  l'idée  d'essentiel  n'est  pas  talmu- 
diqoe.  Au  point  de  vue  de  ses  auteurs,  rien  n'est  accessoire.  Ne 
3'^t-il  pas  de  savoir  comment,  dans  tous  les  cas  possibles,  on  de- 
vra s'y  prendre  pour  ne  pas  violer  ces  préceptes  de  la  loi  dont  le 
transgressenr  est  maudit? 

Que  l'on  se  figure  douze  énormes  in-folio  dont  chaque  page  est 
couverte  d'une  écriture  serrée,  hébraïque  et  chaldaîque,  dont  le 
teite  est  toujours  obscur,  exigeant  de  quiconque  ne  possède  pas 
déjà  la  clé  de  la  termîDologie  rabbinique  une  étude  prolongée  pour 
D'Être  pas  rebuté  dès  les  premières  lignes,  ne  traitant  ex  professa 
aucune  grande  question  philosophique  ou  religieuse,  mais  les  cô- 
toyant toutes  et  les  montrant,  pour  ainsi  dire,  de  profil,  pour  ne 
présenter  de  face  que  les  innombrables  minuties  du.  ritualisme  rab- 
Isnique,  —  celles-ci,  à  leur  tour,  présentées  non  dans  l'ordre  rigou- 
reux d'un  traité  didactique,  m^s  telles  qu'elles  se  suivent  dans  la 
■  série  monotone  des  opinions  émises  par  les  autorités  consacrées,  et 
l'on  aura  une  première  vue  d'ensemble  très  superficielle  sur  l'en- 
trée du  labyrinthe.  Pour  pénétrer  un  peu  plus  loin,  nous  devons 
faire  appel  à  l'esquisse  que  nous  venons  de  retracer  des  destinées 
historiques  du  judaïsme. 

La  ntiichna  et  la  gémarey  tels  sont  les  deux  élémens  constitutifs 
dn  Talmud.  On  se  rappelle  que  la  mischna  ou  seconde  loi  exten- 
ave  et  eiplicative  de  la  loi  mos^que,  la  miscbna,  fixée  à  la  fin  du 
second  siècle  par  R.  Juda  le  Sùnt,  a  été  conservée  sous  la  forme  de 
deux  versions,  l'une  dite  de  Jérusalem,  l'autre  de  Bahylone,  et 
qne  chacune  de  ces  deux  mischnas  a  servi  de  thème  à  une  gémare 
on  commentùre  se  dévidant  parallèlement  sur  les  bords  du  Jour- 
dain et  sur  ceux  de  l'Euphrate.  1^  mischna  formant  la  base  du  Tal- 
mod  tout  entier  et  lut  imposant  sa  division  propre,  il  faut  donc 
dans  le  Talmud  en  général  distinguer  le  Talmud  Jeruschalemi  et  te 
Talmud  Bttbli.  Ce  dernier  jouit  parmi  les  Juifs  orthodoxes  d'une 
atilorité  pins  grande  encore  que  le  Talmud  de  Jérusalem.  Pour 
rbistorien  qui  cherche  avant  tout  ce  qui  est  antique  et  simple,  ce- 
lui-ci au  contraire  a  plus  de  valeur.  Les  deux  Talmuds  locaux,  dont 
la  réunion  forme  le  Tatmud  total,  sont  donc  divisés  l'un  et  l'autre, 
d'apris  la  division  de  la  mischna  qui  leur  est  commune,  en  six  se- 
darim  ou  livres  d'ordonnances  dont  les  titres  indiquent  assez  bien 
le  sujet  :  1*  semences,  2'  fêtes,  3°  femmes,  k"  dommages,  5*  consé- 
crations, 6°  purifications.  Chaque  seder  se  divise  en  traités,  chaque 


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132  REVt'E    DES   DEUX    MONDES. 

traité  eo  perakim  ou  chapitres,  et  chaque  chapitre  en  mtschnajot 
ou  euseignemeos  spéciaux.  Il  y  a  en  tout  63  traités,&25  chapitres  et 
A,i87  mischnajot.  Le  Talmud  de  fiaby]one  est  deux  fois  aussi  long 
que  celui  de  Jérusalem. 

Le  premier  scder,  les  semences,  s'occupe  des  bénédictioDS  et  des 
prières  qui  doivent  être  prononcées  sur  les  bieus  de  la  terre,  des 
règles  concernant  le  droit  de  glanage  et  de  grappillage,  les  dîmes, 
les  mélanges  permis  ou  inte-dits  de  plantes,  d'animaux,  d'étoffes, 
la  manière  de  préparer  la  pâte  et  de  tailler  les  arbres,  car  il  est 
défendu  de  manger  les  fruits  d'un  arbre  qui  n'a  pas  encore  atteint 
sa  troisième  année,  l'arbre  étant  jusque-là  regardé  comme  incir- 
concis. Le  second,  les  fêles,  contient  toutes  les  ordonnances  relatives 
au  sabbat,  aijx  jeûnes  obligatoires,  aux  trois  grandes  et  aux  petites 
fêtes  de  l'année  juive.  Le  troisième  règle  ta  législation  concernant 
les  femmes,  leur  position  civile,  leurs  droits,  leurs  devoirs,  le  di- 
vorce, les  fiançailles,  l'éducation  des  enfans.  —  Il  faut  observer,  à 
l'honneur  de  la  morale  des  rabbins,  que  malgré  les  périls  d'un  pareil 
sujet  ils  ont  évité  les  descriptions  libertines,  les  rafiînemens  d'obs- 
cénité qui  déshonorent  mainte  autre  casuistique.  —  Le  quatrième 
seder  est  une  manière  de  code  civil  et  criminel  régiant  la  propriété, 
les  ventes,  les  héritages,  les  tribunaux,  la  législation  sur  les  vols, 
coups,  blessures  et  meurtres,  les  témoignages  judiciaires,  les  rap- 
ports avec  les  païens.  Le  chapitre  qui  traite  ce  dernier  point  a  été 
souvent  funeste  aux  JuiTs.  Comme  il  est  très  intolérant  dans  ses 
appréciations  des  cultes  étrangers,  on  crut  souvent  qu'il  avait  en 
vue  l'église  chrétienne,  et  les  persécuteurs  du  moyen  âge  l'invo- 
quèrent souvent  pour  justifier  leurs  mesures  barbares.  Aussi,  dans 
quelques  éditions  imprimées  du  Talmud,  ce  chapitre  est-il  modi- 
fié, quelquefois  môme  complètement  retranché.  Pourtant  en  lui- 
même,  du  moins  pour  ce  qui  concerne  l'église  chrétienne,  ce  cha- 
pitre est  inoffensif,  et  il  est  visible  pour  tout  œil  impartial  qu'il  ne 
s'occupe  que  des  religions  païennes.  C'est  aussi  dans  ce  quatrième 
seder  que  se  trouve  le  plus  connu  des  traités  talmudiques,  souvent 
imprimé  à  part,  le  Pirke  Abot  ou  sentences  détachées  des  pères,  qui 
renferme  des  maximes  d'une  antiquité  très  reculée,    antérieures 
même,  semble-t-il,  à  la  destruction  du  temple,  se  distinguant  pu' 
un  esprit  éminemment  prudent  et  pacifique.  Le  cinquième  seder 
règle  les  questions  relatives  aux  sacrifices,  aux  oflraDdes,  à  i'aba- 
tage  du  bétail,  matière  très  riche  et  dans  laquelle  la  subtilité  rab- 
binique  s'en  est  donné  à  cœur-joie.  Enfin  le  aixiènne  et  dernier 
trûte  des  purifications,  de  tous  les  genres  de  souillure  qui  peu- 
vent affecter  les  misons,  les  meubles,  les  vétemens,  les  alimens.  U 
parle  aussi  des  lépreux,  des  cérémonies  lustrales,  bains,  lotions  gé- 


i!)ti?edOyGoO<^lc 


LE   PEUPLE  JUIF.  133 

nérales  et  topiques.  Par  exemple,  il  vous  dira  pour  la  purificatioii 
des  mains  combien  il  faut  d'eau,  quelle  eau,  qui  doit  la  verser,  dans 
quel  vase;  cela  n'en  finit  pas.  La  souillure  des  fruits  est  aussi  envi- 
sagée sous  ses  divers  aspects.  Ce  seder  est  le  plus  long  des  six  et 
respire  une  antipathie  prononcée  contre  les  sadducéeas.  Aucun  ne 
montre  mieux  qu'il  ne  faut  pas  chercher  l'origine  de  l'essénisme 
ailleurs  que  dans  le  judaïsme  pharisien. 

Cest  Juda  le  Saint  qui  introduisit  cette  division  fondamentale. 
Jusqu'au  graDd  Hitlel,  les  rabbins  avaient  divisé  la  loi  mosaïque 
eu  613  titres,  se  rëpartissant  en  SAS  préceptes  positifs,  autant  que 
l'on  comptât  de  parties  dans  le  corps  humain,  et  365  préceptes 
négatils,  d'après  le  nombre  des  jours  de  l'année.  Uillel  ramena  ces 
nombres  arbitraires  à  dix-huit  rubriques  principales.  Juda  le  Swnt 
les  réduisit  aux  six  que  nous  venons  de  définir.  Ajoutons,  pour  ne 
rien  omettre,  qu'en  outre  des  six  sedarim,  le  Talmud  contient  en- 
core un  appendice  composé  de  sept  petits  traités  qui  roulent, 
comme  tout  le  reste,  sur  l'observation  de  la  loi  dans  des  cas  par- 
ticuliers, et  qui  ne  méritent  pas  en  ce  moment  de  description 
qtéciale. 

Sous  quelle  forme  le  contenu  du  Talmud  s'ofTre-t-il  aux  regards? 
Lorsqu'on  ouvre  un  des  volumes  de  cette  immense  collection,  que 
l'on  a  reconnu  le  stfier,  le  traité  et  le  parak  où  l'on  se  trouve,  on 
peut  entamer  la  lecture  d'une  mischna  spéciale.  Au  centre  de  la 
page  se  trouve  le  texte  de  la  grande  miscboa  fondamentale,  écri- 
ture hébraïque.  Ce  texte  est  suivi  de  sa  géroare,  écrite  en  langage 
chaldaïque  et  entourée  des  explications  qui  doivent  en  préciser  le 
sens.  Nous  donnons  ici  un  court  spécimen  de  celte  étrange  littéra- 
ture (1),  Nous  l'empruntons  au  Talmud  Babli,  premier  seder,  se- 
itiencfs,  premier  traité,  berachot  ou  bénédictions,  chapitre  v. 

u  MiscDRA.  —  A  celui  qui  dît  en -priant  :  Jusqu'au  nid  de  l'oiseau  s'é- 
tend u  miséricorde,  ou  bien  :  Ton  nom  est  célébré  à  cause  de  tes  bien- 
faits, ou  bien  encore:  Nous  reconnaissons,  nous  reconnaissons,  — il 
faut  imposer  silence. 

■  GévARE.  —  U  est  juste  qu'on  impose  silence  à  celui  qui  prie  en  di- 
sant :  Nous  reconnaissons,  nous  reconnaissons,...  car  il  a  l'air  de  croire 
à  ieia  puissances  suprêmes;  de  même  s'il  prie  en  disant  :  Ton  nom  est 

(I)  n  D'eiiste  en  aucune  langue  de  traduction  eomplite  du  Talmud.  tin  calire,  dlt-oo, 
nolnt  en  posséder  une  et  la  Qt  Taire  ï  ses  Trais;  mais  on  n'a  Jamais  tu  cette  traduc- 
lini.  (>uelques  traités  à  part  et  la  mischna,  également  h  part,  oat  Été  quelqueroit  tnl- 
dnlis  CD  tatia  et  en  allemand.  En  lSi3,  le  O'  Pinner  a  publié  le  premier  rolume  d'une 
Induction  allemande  avec  texte  en  regard  sous  le  patronage  du  tssr  Nicolas.  Halhen- 
RDMmenl  ce  volume  in-Tolio,  qui  ne  coniient  que  le  premier  traitiJ  du  premier  ledir, 
D'ipis  eu  Jaiqu'à  présent  de  bi 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


13A  BETCE  DES  DEUX  MONDES. 

célébré  à  cause  de  tes  bienfaits,  car  il  en  résulte  qu'oa  loue  Dieu  seu- 
lement pour  le  biea  et  non  pour  le  mal  comme  pour  le  bien.  Quaci 
aux  paroles  :  jusqu'au  nid  de  l'oiseau  s'éiend  ta  miséricorde,  pourquoi 
impose-t-on  silence  à  celui  qui  les  prononce?  Sur  cette  question,  deui 
amoras  d'Occident,  R.  José  ben-Abin  et  R.  José  ben-Sabida,  diffèrem. 
L'un  disait  :  Parce  que  par  là  on  provoque  la  jalousie  parmi  les  autres 
créatures;  l'autre  disait  i  Parce  que  par  là  les  volontés  du  Saint,  que  son 
nom  soit  béni  !  sont  représentées  seulement  comme  miséricordes,  taudis 
qu'elles  ne  sont  que  commandemens.  «  • 

La  gémare  continue  sur  le  même  ton,  racontant  comment  R.  Cba- 
nina  n'aimait  pas  que  l'on  fit  dans  la  prière  une  trop  longue  énomâ- 
ration  des  perfections  divines  et  pensait  que  la  crainte  de  l'Éteniel 
est  la  seule  chose  que  l'honame  doive  offrir  à  Dieu,  et  cela  suivant 
une  tradition  garantie  par  B.  SiméQu  ben-Jochaï,  tandis  que  R.  Seïra 
et  Rab-Papa  n'étaient  pas  tout  à  fait  d'accord  sur  la  question  des 
répétitions  dans  la  prière.  L'honnête  Bab-Papa  y  voyait  un  certain 
avantage  dans  le  cas  où  l'on  aurait  été  distrait  la  première  fois. 

Autour  de  ces  dires  toujours  et  uniformément  traditionnels  sont 
groupés  les  gloses,  annotations,  éclaircissemens,  qui  aident  à  en 
comprendre  le  sens,  et  qui  remontent  aux  rabbins  du  si'  et  do 
XII*  siècle.  Ces  éclûrcîssemens  sont  bien  nécessaires,  du  moins  pour 
nous  autres  profanes,  et  encore  ont-ils  souvent  besoin  d'être  éclair- 
cis  eus-mémes  par  les  explications  des  rabbins  plus  modernes.  Qui 
croirait  à  première  vue,  par  exemple,  que  le  fragment  cité  tout  à 
l'heure  nous  reporte  aux  controverses  du  second  siècle  entre  les 
écoles  rabbiniques  et  les  communautés  judœo-chrétiennesî  Voili 
pourtant  ce  qu'on  nous  affirme.  C'est  au  sein  de  ces  communautés 
que  la  bonté  divine  était  exaltée  dans  les  prières  au-dessus  de  toutes 
les  autres  perfections  d'une  manière  qui  déplaisait  à  la  rigidité  lé- 
gale du  rabbiniame.  La  répétition  de  la  formule  :  nous  reconnais- 
sons. . .  fait  sans  doute  allusion  à  quelque  prière  chrétienne  du  mênK 
temps  où  les  deux  noms  de  Dieu  et  du  Christ  étaient  mentionnés 
successivement.  Toutefois  ce  dernier  point  est  obscur. 

C'est  avec  cette  prolixité,  ce  tour  énigmatique ,  c'est  en  se  tral- 
'nant  ainsi  lentement,  lourdement,  à  travers  un  fouillis  de  tradi- 
tions sans  nombre,  sur  un  tas  d'arguties  dont  l'intérêt  le  plus  MO- 
vent  nous  échappe,  que  le  Talmud  procède  sans  jamais  se  relâcher 
de  son  imperturbable  gravité.  N'y  cherchez  pas  les  histoires  draina- 
tiques,  les  préceptes  directs  et  clairs,  les  poétiques  effusions  des 
livres  bibliques  :  le  Talmud  ne  connaît  rien  de  tout  cela.  Notre  sw- 
lastique  du  moyen  âge  est  la  variété  même  à  côté  de  lui.  La  lecture 
en  est,  pour  nous  du  moins,  singulièrement  fatigante,  et  il  i^' 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE    PtUPLE   JUIF.  13& 

toute  U  véoératioa  qu'il  inspire  aux  Juifs  de  naissance  ou  la  passion 
des  recherches  êrudites  de  quelques  Allemands  pour  ne  pas  fermer 
le  lirre  avec  impatience  après  qu'on  en  a  feuilleté  quelques  pages. 
Cependant,  il  faut  le  reconnaître ,  si  le  judaïsme  se  pétrifia  dans  le 
Taimud,  cette  pétrification  lui  communiqua  la  dureté  du  roc.  Les 
jenoes  rabbins  élevés  à  pareille  école  en  reçurent  l'empreinte  indé- 
lébile. De  cet  impitoyable  laminoir  leur  esprit  ressortit  aplati,  mus 
endarci,  avec  un  tour  particulier  qui  ne  leur  permettait  plus  de 
penser  et  de  sentir  comme  les  autres  hommes.  Il  y  eut  de  brillantes 
exceptions,  mais  elles  furent  rares.  La  plupart,  d'une  mémoire  pro- 
digieusement exercée,  étonnamment  subtils,  furent  peu  capables 
d'idées  générales  et  par  conséquent  de  vues  philosophiques.  En  les 
écoutant,  le  peuple  juif  s'imprégna  de  la  même  tendance,  et  s'ha- 
bitua à  demander  au  Taimud  la  solution  de  toutes  les  difficultés, 
des  directions  pour  tous  les  actes  de  la  vie,  de  l'heure  de  la  nais- 
sance à  l'heure  de  la  mort.  Le  Taimud  fut  une  véritable  encyclo- 
pédie nationale.  On  y  chercha  et  on  y  trouva  tout,  astronomie,  bo- 
tanique, zoolo^e,  physique,  médecine.  Rien  ne  serait  plus  facile  que 
de  tourner  cette  œuvre  en  ridicule.  Les  idées  baroques,  les  pré- 
ceptes puérils,  les  superstitions  niaises,  y  abondent.  Cependant  il 
n'est  pas  rare  non  plus  de  rencontrer  de  véritables  perles  au  milieu 
de  ce  fati-as.  Il  y  a  .çà  et  là  des  sentences  pleines  d'élévation,  d'ori- 
gjnalité,  respirant  un  esprit  d'humanité  et  de  justice  qui  réconcilie 
avec  le  partage  si  souvent  oiseux  des  vieux  rabbins.  On  peut,  je 
crois,  noter  une  certaine  partialité  filiale  chez  les  Juifs  savans  de 
DOS  jours  pour  ces  archives  de  leur  tradition  religieuse.  En  fait,  le 
Talniud,lu  et  commenté  comme  il  l'est  aujourd'hui  à  la  lumière  de 
notre  critique,  a  fourni  d'utiles  renseignemens  à  l'histoire  et  à  l'exé- 
gèse biblique;  en  particulier,  il  a  clairement  révélé  le  véritable  es- 
prit  du  judaïsme  à  l'époque'  où  il  est  le  plus  intéressant  pour  nous 
de  le  bien  connaître;  cette  chaîne  interminable  de  dires  des  vieux 
rabbins  contient  plus  d'un  détail  curieux  ou  instructif,  mais  elle  n'a 
enrichi  la  pensée  religieuse  d'aucune  vue  nouvelle,  d'aucune  gi-i'?de 
idée.  La  mine  de  Golconde  qu'on  nous  vantait  s'est  trouvée  n'être 
qa'une  immense  carrière  de  sable  dans  laquelle  çà  et  là  se  rencon- 
trent quelques  diamans  d'un  genre  d'ailleurs  très  connu,  et  qui  n'a 
plos  d'intérêt  qu'au  point  de  vue  géologique. 

U  n'en  a  pas  toujours  été  de  même.  Dans  les  temps  d'intolérance, 
et  lorsque,  par  une  aberration  prolongée,  la  chrétienté  voulfdt  à 
chaque  instant  venger  sur  le  peuple  juif  le  crime  impossible  du 
déicide;  lorsque  la  persécution  le  chassait  tour  à  tour  des  pays  où 
il  avait  cherché  un  refuge,  le  Taimud,  en  faisant  revivre  pour  chaque 
génération  les  vénérables  docteurs  du  passé,  en  continuant  jus- 


D,ati.odOyGoO<^lc 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'en  plein  moyen  âge  la  chaîne  des  souvenirs  dont  le  premier  an- 
neau sort  du  sein  de  la  vieille  Chaldée  et  du  fond  de  l'antiquité 
mystérieuse,  le  Talmud  inspira  à  ses  adeptes  cette  fierté  aristocn- 
tique  si  puissante  pour  soutenir  les  sociétés  accablées  par  la  force 
brutale,  cette  résignation  qu'engendre  la  pensée  de  longues  souf- 
rances  endurées  par  une  série  de  glorieux  ancêtres.  Lequel  de  nos 
nobles  les  plus  hautains  pourrait  se  comparer  en  antiquité  de  race 
an  dernier  des  enfans  d'Israël  portant  sur  son  visage  les  titres  indé- 
lébiles de  sa  descendance  des  patriarches?  Laquelle  de  nos  églises 
les  plus  Hères  de  leur  ancienneté  pourrail  rivaliser  sous  ce  rapport 
avec  la  synagogue,  fille  des  prophètes,  petile-fille  du  Sinaîî  Son 
livre,  le  Talmud,  s'était  formé,  lui  aussi,  dans  un  temps  de  persé- 
cution, et  ses  enseignemens  en  portent  k  chaque  instant  la  trace.  U 
apprit  à  la  vaincre.  Ses  défauts,  ses  petitesses,  ses  ridicules,  ne 
peuvent  lui  Ater  la  gloire  d'avoir  lassé  l'oppression  des  siècles. 

Toutefois,  à  mesure  que  les  maximes  de  la  tolérance,  en  péné- 
trant les  mœurs  et  les  législations  nationales,  assurent  aux  Israé- 
lites la  liberté  de  conscience  et  l'égalité  des  droits,  il  est  permis  de 
se  demander  si  le  Talmud  conservera  cette  espèce  de  dictature  dont 
il  a  été  revêtu  si  longtemps.  Le  Talmud  suppose  qu'il  s'adresse  i 
un  peuple  dispersé,  opprimé,  mais  à  un  peuple  qui  conserve  par- 
tout sa  nationalité  distincte.  Nous  n'avons  certes  pas  k  nous  en  . 
plùndre,  mais  il  est  de  fait  qu'en  acceptant  le  pays  qu'il,  habite 
pour  sa  vrùe  patrie  et  sa  mise  sur  le  pied  de  la  plus  complète  éga- 
lité avec  les  gentils,  l'Israélite  abdique  non  sa  religion,  bien  en- 
tendu, mais  sa  nationalité  traditionnelle.  C'est  le  dernier  coup  porté 
au  principe  théocratique  pour  lequel  sa  nation  a  tant  souITert. 

Du  reste,  le  Talmud  ne  saurait  pas  plus  échapper  que  toutes  les 
autres  orthodosies  à  l'inéluctable  toi  du  progrès.  Plus  d'un  mou- 
vement significatif  au  sein  du  judaïsme  contemporain  prouve  que 
l'on  commence  à  trouver  son  joug  bien  pesant  et,  qui  pis  est,  bien 
inutile.  Le  ritualisme  absorbant  du  vieux  rabbinisme,  quand  on  le 
pren'l  au  sérieux,  ne  rend  pas  moins  insociable  que  le  despotisme 
clérical  ou  dogmatique  revendiqué  par  d'autres  formes  religieuses. 
A  chaque  instant,  il  est  matériellement  impossible  de  concilier  l'o- 
béissance à  ses  préceptes  avec  les  exigences  de  la  vie  contem- 
poraine, et  une  foule  de  Juifs  éclairés,  sans  renier  pour  cela  les 
doctrines  essentielles  du  judaïsme ,  s'émancipent  sans  scrupule  de 
ce  que  ces  préceptes  ont  d'arbitraire  et  d'impraticable.  Bien  que 
dans  les  pays  où  les  Juifs  sont  agglomérés,  comme  en  Pologne, 
en  Hollande  et  dans  quelques  parties  de  l'Allemagne,  l'autorité  de 
la  tradition  talmudique  soit  encore  très  puissante,  surtout  au  sein 
des  classes  inférieures,  cette  tendance  à  l'émancipation  ne  pourra 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE   PBDPLE   JDIF.  137 

que  grandir,  et  ta  royauté  absolue  du  Talmud,  qui  commence  avec 
l'ère  des  persécutions,  finira  probablement  avec  elle. 

Dus  l'intérêt  des  destinées  futures  du  Judaïsme,  il  est  à  désirer 
qn'il  en  soit  ainsi,  qu'eu  simplillaDt  sa  loi  si  compliquée,  si  asser- 
vissante,  en  la  ramenant  aux  grands  principes  du  monothéisme  et 
de  la  morale  que  le  monothéisme  suppose  et  entretient,  le  ju- 
daïsme abaisse  le  mur  qui  fût  plus  que  de  le  distinguer,  qui  le 
sépare  encore  du  reste  du  monde.  Ce  n'est  pas  seulement  Rome  on 
Genève,  c'est  aussi  Jérusalem  qui  a  besoin  d'une  réforme,  que  d'ail- 
leurs il  ne  faut  pas  confondre  avec  une  destrucUoo.  Les  faits  prou- 
vent que  le  judaïsme  est  capable  de  se  perpétuer  sous  des  formes 
bien  différentes.  Sacerdotal  à  l'origine,  U  est  purement  rabbi- 
nique  depuis  dix-huit  siècles,  et  il  n'en  est  pas  mort.  On  sait  que 
chaque  année  les  Juifs  de  Jérusalem  vont  à  certain  jour  pleurer 
le  long  d'un  vieux  pan  de  mur  considéré  comme  le  dernier  débris 
du  temple  détruit  par  Titus.  Assurément  cette  fidélité  aux  vieux 
souvenirs  est  poéUque  et  touchante.  Cependant  je  m'imagine  que  le 
judaïsme  éclairé  de  nos  jours  serait  bien  embarrassé,  si  le  sultan, 
reprenant  le  projet  avorté  de  Julien,  s'avisait  de  rebâUr  le  temple 
de  Horijah  pour  le  rendre  aux  descendans  d'Aaron  et  au  culte  lévi- 
tique.  It  y  a  décidément  des  choses  qui  ne  sont  à  leur  place  que 
dans  l'antiquité.  Se  figure-t-on  de  nos  jours  le  grand-prétre  juif 
se  présentant  devant  la  foule  la  barbe  toute  ruisselante  d'huile,  un 
mari  Tenant  demander  au  sacrificateur  de  faire  boire  à  sa  femme 
de  l'eau  de  Jalousie,  et  de  malheureux  bestiaux  égorgés  tous  les 
matias  en  l'honneur  et  à  la  gloire  de  Dieu?  Eh  bien  I  le  judusme 
talmudique  devra  reculer  à  son  tour  devant  la  civilisation  moderne 
comme  le  judaïsme  sacerdotal  a  succombé  sous  les  coups  de  l'empire 
romain.  Le  judaïsme  monothéiste,  moral,  spiritualiste,  restera.  S'il 
entre  avec  décision  dans  cette  voie,  que  plusieurs  de  ses  enians  les 
plus  éminens  lui  conseillent  de  prendre,  le  judaïsme  se  rapprochera 
beaucoup  du  christianisme  libéral,  qui,  de  son  côté,  par  son  uni- 
tarisme  hautement  avoué,  ne  peut  plus  soulever  chez  les  Juifs  ta 
même  répugnance  que  le  christianisme  orthodoxe  avec  sa  doctrine  , 
delà  Trinité.  Y  aura-t-il  jamais  fusion?  Ce  n'est  pas  probable;  mais 
à  à  défaut  de  la  fusion  il  y  a  entente  et  mutuelle  estime,  si  la  vie 
commune  est  facilitée  et  le  libre  échange  des  idées  favorisé,  si  les 
ïodétés  religieuses  déposent  l'une  après  l'autre  leur  armure  de 
goerre  pour  se  vouer  à  l'oeuvre  de  la  paix  et  de  l'universelle  fra- 
lernité,  il  m'est  impossible  de  voir  ce  que  le  sentiment  religieux  y 
pncTÛt  perdre,  et  je  sus  bien  ce  qu'il  y  gagnerait. 

Albert  Rbyilu. 

ir  P  d  :vGoo<^lc 


ARTS  DÉCORATIFS 


EN  ORIENT  ET  EN  FRANCE 


t.  ORIENT    A    L  EXPOSITION     UNIVERSELI 


Quelle  que  soit  l' opinion  que  peuvent  prendre  de  nous  les  ingë- 
tueurs  qui  s'extasient  sur  l'aménagement  de  l'esposition  du  Champ 
de  Mars,  nous  avouons  humblement  que,  pour  nous  reconnatu^ 
dans  ce  dédale,  il  nous  a  Tallu  un  temps  considérable.  Si  les  grandes 
divisions  et  les  infinies  subdivisions  qu'on  prétend  si  claires  suffi- 
sent à  diriger  la  promenade  nonchalfdante  des  simples  curieux,  la 
disposition  de  l'enceinte,  les  fausses  indications,  les  omissions  du 
catalogue,  engendrent  les  plus  sérieuses  difficultés  pour  ceux  qui 
veulent  comparer  et  étudier  de  près.  11  est  convenu  toutefois  que 
ce  palais  est  une  merveille  de  l'esprit  humain,  et  que  tout  ce  qu'il 
renferme  est  digne  d'admiration.  On  est  un  fâcheux,  on  est  presque 
un  mauvais  Français,  si  l'on  ose  regretter  l'eiïet  produit  sur  les 
yeux  par  cette  hîJIe  gigantesque  et  insinuer  que  notre  réputaUon 
de  goût  pourrait  bien  en  être  abaissée.  Le  beau  doit  venir  après 
l'utile,  a-t-on  dit,  comme  si  en  pareille  occurrence  l'utile  et  le 
beau  ne  devaient  pas  s'unir!  Puisque  nous  voilà  contraint,  non 
sans  quelque  surprise,  d'aller  chercher  un  exemple  de  pittoresque 
en  Angleterre,  qui  ne  se  souvient  d'avoir  admiré  à  l'exposition  de 
Londres  les  grands  arbres  de  Hyde-Park  étalant  leur  feuillage 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LES   ARTS   DÉCOB^TlPg.  130 

SOUS  les  voûtes  élancées  du  Palais  de  Cristal?  Ce  fut  là  une  des 
causes  du  succès  de  l'csposilion  anglaise.  Le  pittoresque,  loin  de 
nmre  à  l'utile,  lui  prêtait  un  précieux  concours.  A  ceux  qui  ont 
vu  les  bazars  d'Orient,  celui  de  Constantin opie  entre  autres,  qui, 
aui  richesses  Eiccumulées  dans  les  galeries,  ajoute  le  charme  d'ar- 
cades élégantes  et  variées,  les  effets  splendides  de  lumière  jaillis- 
sant comme  un  incendie  au  milieu  des  brumes  bleues  de  perspec- 
tives sans  fin,  nous  n'avons  pas  à  apprendre  comment  l'industrie 
et  l'art  peuvent  s'allier.  Là,  pas  un  coin  qui  ne  soit  un  tableau- 
merveilleux  ;  au  Champ  de  Mars,  qui  donc  pourrait  faire  un  seul 
croquis?  C'est  avec  un  vif  regret  que  nous  avons  vu  prendre  un 
emplacement  si  malencontreux  pour  y  élever  à  grands  frais  ce 
hïogar  immense  dont  les  constructions  provisoires  coûteront  plus 
cher  qu'un  palais  définitif,  car,  par  une  amère  ironie,  cette  bâtisse 
éphémère  est  composée  des  matériaux  les  plus  durables.  Le  pal^s 
o'eùt-U  pas  été  mieux  placé  en  face,  sur  les  hauteurs  de  Passy?  Les 
viàteurs  venant  du  quai  seraient  montés  de  terrasse  en  terrasse 
jusqu'au  plateau  sur  lequel  il  se  serait  dressé.  Les  deux  quin- 
conces du  pont  d'Iéna,  disposés  en  jardins,  servaient  à  l'exposition 
des  fleurs,  des  kiosques,  des  fontaines,  des  objets  qui  ne  redoutent 
pas  l'air  libre.  Ils  eussent  accompagné  les  terrasses  et  les  jardins 
de  ce  piédestal  grandiose.  Serres  transparentes,  jets  d'eau  et  cas- 
cades, arbres  splendides,  fleurs  rares,  formaient  une  décoration 
que  Tcnût  couronner  le  temple  de  l'industrie  avec  ses  escaliers 
majestueux,  ses  portiques,  ses  colonnades,  ses  statues,  ses  dômes 
de  cristal  et  de  faïence,  étincelans  sous  le  soleil.  Dne  réunion  de 
décorateurs,  de  paysagistes,  de  gens  de  goût,  pouvait  accomplir 
aisément  cette  t&cbe  et  imposer  ses  décisions  aux  architectes  char- 
gés de  l'exécuter.  La  terrasse  de  Saint-Germain,  les  rampes  et 
l'escalier  de  l'Orangerie  à  Versailles,  le  Monte-Pincio  à  Rome,  don- 
iient  une  faible  idée  de  ce  qu'on  pouvait  faire  sur  ces  hauteurs  si 
admirablement  disposées.  On  ne  s'explique  pas  qu'on  ait  osé  dé- 
iniire  cet  amphithéâtre  magnifique,  qu'on  ait  fait  disparaître  si 
maladroitement  et  à  tant  de  frius  ce  balcon  naturel  qui  dominait  de 
tonte  sa  hauteur  la  ville  entière.  La  moitié  seulement  des  millions 
enfouis  dans  ces  terrassemens  en  y  joignant  ceux  employés  à  con- 
aniire  l'exposition,  à  en  disposer  les  jardins,  à  créer  un  chemin 
de  (er  spécial,  permettait  d'exécuter  une  œuvre  permanente,  qui 
aarait  ajouté  à  un  utile  emploi  l'avantage  de  réaliser  le  plus  beau 
décor  dont  Paris  pût  s'enorgueillir.  La  construction  d'un  palais  de 
l'etposition  sort  d'ailleurs  de  tous  les  programmes  connus,  et  on 
peot  y  secouer  impunément  les  entraves  de  l'école.  II  serait  bien 
trivial  de  le  mettre  au  rang  d'une  balle  ou  d'un  marché,  et  te  titre 


vGoc^lc 


IdO  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  palais  qu'on  lui  donne  n'est  destiné  qu'à  le  relever  de  cette 
parenté  vulgaire.  C'est  le  caravansérail  de  toutes  tes  nations,  l'en- 
droit où  les  commerçans  du  monde  entier  vienaent  abriter  leurs 
marchandises;  il  appartient  par  conséquent  Jt  tous  les  peuples,  à 
tous  les  styles,  et  tout  est  permis  au  décorateur,  pourvu  que  le 
sentiment  du  grand  et  du  beau  l'inspire.  Aussi  aurions-nous  aimé 
que  ce  palais  fût  le  résultat  des  efforts  de  tous  les  arts  et  de  toutes 
les  industries,  au  lieu  de  dévenir  le  monopole  de  quelques  usines 
déjà  surchargées  de  travaux.  G'ét^t  une  belle  occasion  de  donner 
un  peu  d'élan  et  de  vitalité  à  ces  travaux  de  décoration  qui  meu- 
rent de  détresse,  sculpture,  peinture,  marbres  et  f^ences,  poterie, 
dallage  et  tant  d'autres;  mais  qu'importent  maintenant  ces  ques- 
tions et  ces  regrets?  A  cet  amphithéâtre  naturel  si  heureusement 
placé  et  si  bien  approprié  à  l'établissement  d'un  édifice  grandiose, 
on  a  préféré  substituer  une  pente  affadie,  un  désert  sans  caractère 
et  sans  grandeur.  Le  nivellement,  l'uniformité  partout,  tel  semble 
ëti'e  te  mot  d'ordre  de  notre  époque. 

Ces  timides  réHeiions  seront  sans  doute  traitées  d'audacieuse  ré- 
volte, car  c'est  une  grande  hardiesse  de  protester  contre  l'esprit  du 
jour,  qui  n'est  pas  précisément  favorable  aux  aspirations  vers  le 
beau.  L'éducation  qui  depuis  soixante  ans  dirige  toutes  les  intelli- 
gences vers  les  études  positives  a  été  certainement  une  des  raisous 
principales  de  l'abaissement  des  idées  en  matière  d'art.  L'artiste  et 
l'artisan  ne  croient  plus  à  ces  forces  extérieures  et  moiales  qui  oot 
élevé  si  haut  les  maîtres  du  moyen  âge.  L'homme  croit  surtout  aux 
mécanismes  de  son  invention;  essentiellement  empirique  dans  l'art 
comme  dans  la  science,  il  se  contente  de  voir  les  effets  sans  remon- 
ter aux  causes.  Pressé  de  vivre,  ne  songeant  qu'au  présent,  ne 
comptant  plus  sur  un  lendemain,  il  s'agite  dans  un  milieu  qui  ne 
lusse  ni  repos  ni  liberté  à  sou  intelligence.  «  Le  génie,  a  dit  Buffon , 
est  une  longue  patience,  »  et  la  patience  n'est-elle  pas  le  temps, 
le  temps,  ce  collaborateur  de  la  nature  dans  toutes  ses  créations, 
que  nous  dédaignons  de  faùre  concourir  à  la  perfection  des  nôtres? 
En  Occident,  la  question  principale  est  non  plus  de  faire  du  beau, 
mais  de  produire  vite,  beaucoup  et  au  meilleur  marché  possible. 
Les  artistes  eux-mêmes  se  laissent  entraîner  dans  ce  tourbillon, 

1. 

Au  milieu  de  l'accumulation  des  objets  exposés  au  Champ  de 
Mars,  nous  dirigerons  notre  promenade  vers  les  produits  de  TO- 
rient,  car  c'est  là  que  nous  aimons  surtout  à  retrouver  les  règles, 
les  lois,  les  exemples  de  fabrication  intelligente,  trop  mécoanus 


LES    ABTS    Dïf^OBATIFS.  141 

aajoard'hui  en  Europe.  Comme  dans  un  vrai  voyage  aus  pays  du 
solei],  nous  rencontrons  d'abord  en  notre  chemin  l'Italie  :  elle  est 
bien  déchue;  mais  comment  ne  pas  être  frappé  de  la  verrerie  vé- 
nitienne? Lk  du  moins  la  tradition  s'est  conservée,  et  si  la  fabri- 
cation de  Murano  est  inférieure  à  celle  du  temps  passé,  c'est  au 
masque  d'argent  qu'il  faut  s'en  prendre,  non  au  manque  de  goût 
et  de  savoir-faire.  La  Russie,  qui  se  présente  à  côté,  est,  par  ses 
productions,  plus  orientale  qu'européenne.  Elle  s'inspire  de  l'art 
byiantin  sans  trop  le  comprendre.  A  bien  dire,  elle  n'a  pas,  elle 
n'aura  jamais  un  art  personnel.  Elle  a  trop  vécu  déjà  pour  n'avoir 
pas  depuis  longtemps  donné  la  mesure  de  ses  aptitudes.  Elle  imi- 
tera, elle  héritera,  mais  ne  sera  jamais  ciéatrice.  Rien  chez  elle 
n'attire  bien  vivement  l'attention,  si  ce  n'est  deux  candélabres  en 
lapis-lazuli  rose  ou  rodomite  de  Sibérie.  Encore  n'est-ce  pas  certes 
le  dessin  qu'il  faut  admirer,  c'est  la  couleur  du  marbre.  Si  on  a  l'es- 
prit de  comprendre  la  beauté  de  cette  pierre,  qui  semble  la  roche 
originelle  du  rubis,  elle  deviendra  le  plus  décoratif  et  le  plus  été- 
gant  de  tous  les  marbres  employés  pour  les  cheminées,  les  revête- 
mens  de  lambris,  les  moulures.  ' 

Mais  voici  l'Orient  I  On  peut  te  dire  sans  hésiter,  il  a  la  part  la 
plus  belle  au  milieu  de  cet  amas  de  produits  venus  des  cinq  parties 
du  inonde.  Rompons  une  bonne  fois  avec  ce  patriotisme  mal  en- 
tendu qui  non -seulement  fausse  la  conscience,  mais  encore  pro- 
longe les  illusions  et  pousse  de  plus  en  plus  nos  fabricans  et  sur- 
tout DOS  dessinateurs  dans  la  route  funeste  où  le  hasard  seul  les 
guide.  Partons  de  ce  fait,  qui  n'est  au  reste  sérieusement  contesté 
par  personne,  que  toutes  les  industries,  toutes  les  fabrications  en 
Europe,  quelle  qu'en  soit  la  nature,  nous  viennent  de  l'Orient.  Ca- 
chemires de  l'iode,  bijoux  de  Labore,  satins  et  nankins,  ivoires  et 
porcelaines  de  Chine,  damas,  perses  et  velours  d'Alep,  de  Chiraz 
et  d'Ispahan,  gazes  et  mousselines  de  Gwalior  et  d'Agra,  armes  et 
lapis  du  Kurdistan,  laques  de  Satzouma,  bronzes  et  papiers  du 
lapon,  sont  tellement  supérieurs  à  nos  imitations  par  la  qualité  de 
la  matière,  par  la  beauté  des  dessins,  l'harmonie  des  couleurs,  la 
solidité,  le  bon  marché,  que  tout  homme  éclairé  et  de  bonne  foi 
ne  saurait  un  seul  instant  hésiter  dans  ses  préférences,  qu'il  se 
place  au  point  de  vue  de  l'art  où  à  celui  de  l'industrie.  C'est  une 
belle  occasion  pour  nos  fabricans  d'ouvrir  les  yeux,  de  remonter  à 
la  source  du  vrai  et  du  beau,  sans  lesquels  le  luxe  n'est  rien,  d'étu- 
dier ces  tapis,  véritables  symphonies  de  couleur,  de  se  rendre 
compte  enfin  de  ce  qui  assure  à  ces  compositions  si  pures  l'éter- 
Delle  faveur  des  gens  de  godt,  quelles  que  soient  la  mode  et  la 
fantaisie.  Les  étoiïes  de  Babylone,  de  Memphls,  de  Tyr,  d'Alexan- 


i;,oti.odOyGoO<^lc 


1^2  REVUE    DES    DKIil    SONDES. 

drie,  de  Byzance,  de  Trébizonde,  de  la  Perse  sassanide,  sont  aussi 
belles  aujourd'hui  et  aussi  appréciées  que  celles  qui  se  fabriquent 
encore  et  suivant  les  mêmes  traditions  à  Constantinople,  à  Brousse, 
en  Perse,  dans  l'Inde  ou  à  Pékin,  tandis  que  les  étoffes  de  France, 
les  tapis  et  les  châles  qu'on  admirait  il  y  a  dix  ans,  quedis-je?l'aD- 
néedemière,  sont  déjà  passés  de  mode  etàjuste  titre  dédaignés  de 
tout  le  monde.  Nous  supplions  ceux  qui  ont  le  moindre  sentiment 
de  la  couleur  d'aller  voir  avec  soin  ces  produits  de  l'Orient  et  de 
visiter  ensuite  les  vitrines  de  Lyon.  Lorsque  de  cette  harmonie  sa- 
vante et  riche  on  passe  sans  transition  à  cette  mêlée  de  tons  qui 
s'entre-choquent,  le  contraste  est  tel  que  les  yeux  en  sont  réelle- 
ment blessés. 

La  collection  arabe  rétrospective  du  docteur  Meymarie,  logée 
dans  un  recoin  trop  étroit  pour  son  importance,  oITre  d'intéressaos 
spécimens  de  l'art  oriental  depuis  le  viu'  siècle  jusqu'à  nos  jours, 
bois  sculptés  et  gravés,  marqueteries,  damasquinage,  manuscrits 
illustrés,  reliures  d'un  mètre  de  haut,  faïences,  lampes  en  veire 
émaillé  des  xii'  et  xv"  siècles,  chefs-d'œuvre  de  cette  industrie  que 
Tyr,  Sidon,  Carthage,  puis  enfin  Byzance  et  Venise  ont  portée  si 
haut.  Ce  serait  là  le  noyau  d'un  musée  qui  manque  absolument  au.x 
collections  du  Louvre.  Ces  lampes  soht  en  verre  très  épais  et 
rappellent  un  peu  par  la  forme  les  vases  que  les  Grecs  appeliùent 
kalpé.  La  surface  extérieure  est  ornée  de  ronds  et  de  cartouches 
enrichis  d'inscriptions  et  d'arabesqiies  en  émail  azur,  rouge,  tur- 
fluoise,  blanc  et  or.  Ces  émaux  opaques  se  détachent  sur  la  trans- 
parence du  verre.  Les  lois  du  Coran,  qui  défendent  de  se  servir 
de  vaisselle  d'or  ou  d'argent,  étaient  encore  à  cette  époque  rigou- 
reusement observées.  Mahomet  ayant  dit  :  «  Quiconque  boit  dans 
des  vases  d'or  ou  d'argent  servira  d'aliment  au  feu  de  l'enfer,  »  le 
luxe  des  objets  usuels,  à  défaut  de  la  richesse  de  la  matière,  ne 
pouvait  consister  que  dans  l'élégance  des  contours  et  des  orne- 
mens.  Les  coupes,  les  Qambeaux,  les  houka,  les  sébiles  damas- 
quinées d'argent  dans  le  style  indien,  sont  remarquables  par  ce 
sentiment  de  la  forme  pure,  de  la  courbe  gracieuse  qui  se  re- 
trouve toujours  dans  les  productions  de  la  nature.  Les  Orientaux 
en  ont  le  don  inné.  Aussi,  lorsque  nous  imitions  au  moyen  âge 
les  modèles  qu'ils  nous  fournissent,  nous  ne  tombions  pas  dans 
ces  aberrations  de  la  forme  qui,  de  nos  jours,  ont  envahi  les 
arts.  Voilà  pourquoi  aussitôt  après  la  première  croisade,  sortant 
à  peine  de  la  barbarie,  nous  pûmes  tout  à  coup  devenir  de  bien 
plus  habiles  artistes  industriels  que  nous  ne  le  sommes  main- 
tenant après  huit  ou  neuf  siècles  de  civilisation.  Cela  est  triste 
à  dire,  mais,  dans  le  galbe  de  la  plupart  de  nos  ustensiles  à  la 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LES   ARTS    DÉCORATIFS.  1Â3 

mode,  on  chercherait  en  vain  un  sens  logique,  une  seule  ligne  na- 
turelle. Rien  n'y  laisse  deviner  la  destioation  de  l'objet,  ni  l'in- 
lention  de  l'artiste.  Malheureusement,  nous  ne  le  savons  que  trop, 
cette  nature  terne  et  vague  qui  nous  entoure,  ce  soleil  voilé  qui  nous 
éclaire,  ne  sauraient  mettre  sous  nos  yeux  la  couleur  et  le  dessin 
qae  l'Orient  montre  sans  cesse  d'une  façon  nette  à  ses  habitans  pri- 
vilégiés. Raison  de  plus  pour  que  nous  nous  mettions  à  leur  école. 
L'idée  ingénieuse  de  faire  de  l'écriture  un  des  principaux  motifs 
d'ornementation  permet  souvent  d'assigner  la  date  de  ces  objets 
d'une  façon  très  précise.  Ainsi  sur  une  de  ces  lampes  nous  trou- 
vons l'inscription  suivante  :  a  Honneur  à  notre  maître  le  glorieux 
sultan  El-Zaher  Abou-Saîd.  Que  Dieu  lui  donne  la  victoire.  »  Nous 
savoQs  que  le  kalife  Zalier  régnait  en  1A07.  Ce  vase  fragile  a  donc 
aujourd'hui  près  de  quatre  siècles  d'existence.  Sur  une  autre  est 
inscrit  un  beau  verset  du  Coran  qui  trouve  dans  la  disposition  de 
la  lampe  même  une  heureuse  application':  «  Dieu  est  la  lumière  des 
cieux  et  de  la  terre.  Cette  lumière  ressemble  à  un  flambeau  placé 
dans  UD  cristal,  cristal  semblable  à  une  étoile  brillante  entre 
tontes.  » 

Le  docteur  Heymarie,  qui  habite  Le  Caire,  a  eu  l'heureuse  idée 
de  ramasser  les  boiseries,  portes,  volets,  morceaux  de  plafonds  et 
grilles  sculptés,  provenant  de  la  mosquée  £l-Teyloun,  qui  date  des 
premiers  temps  de  l'islamisme.  L'antiquité,  la  belle  architecture  et 
les  détùls  décoratifs  de  ce  monument  donnent  à  tout  ce  qui  en 
vient  une  grande  importance.  En  réparant  certaines  parties  du 
mirab  ou  sanctuaire,  on  avait  abattu  et  jeté  parmi  les  gravats  une 
foole  de  détails  ravissaos,  où  des  nielles  de  nacre,  d'ivoire  et 
d'ambre  ae  mêlent  au  cèdre  et  à  l'ébène.  M.  Meymarie  a  recueilli 
et  sauvé  ces  débris.  L'histoire  et  la  description  exacte  de  cette 
mosquée  semblerûent  arrangées  à  plaisir,  comme  un  conte  de  fées. 
Les  pierres  précieuses  et  entre  autres  d'énormes  turquoises,  la 
pierre  des  guerriers,  ornaient  la  chaire  et  la  niche  sainte.  Ces  tur- 
quoises, qui  depuis  la  vieille  époque  égyptienne  décorent  les  objets 
de  luie,  ne  proviennent  ni  de  la  Turquie  ni  de  la  Perse,  comme  on 
le  croit  généralement,  et  nous  pouvons  visiter  au  palais  même  du 
Champ  de  Mars  un  des  curieux  rochers  qui  les  contiennent.  Le  gi- 
sement principal  vient  d'être  retrouvé  en  pleia  désert  d'Afrique, 
dma  l'est,  à  une  journée  des  bords  de  la  Mer-Rouge  et  à  deux  du 
golfe  de  l'Akaba.  C'est  un  vaste  plateau  hérissé  de  masses  grani- 
tiques et  de  pics  de  grès  ferrugineux.  Dans  ces  derniers,  élevés  de 
100  à  250  mètres  au-dessus  de  la  vallée,  se  trouvent  les  turquoises, 
enfermées  dans  le  roc  comme  une  amande  dans  son  noyau.  A  l'aide 
de  la  miae,  on  £eût  sauter  le  grès,  et  dans  les  Iragmens  se  ramassent 


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iha  BEVUE  DES  DEUX  UOKDtâ. 

tes  précieux  cailloux.  Cette  carrière,  déjà  exploitée  par  l'antique 
Egypte,  ainsi  que  le  prouvent  les  hiéroglyphes  tracés  sur  le  rocber, 
a  été  découverte  par  un  joaillier  français,  M.  Petiteau.  Le  premier, 
il  a  sérieusement  étudié  ces  belles  pierres  bleues,  et  il  est  le  seul 
parmi  les  exposaas  qui  olîre  au  public  ce  qu'on  peut  appeler  l'his- 
toire de  la  turquoise  depuis  le  moment  où  elle  se  forme  dans  li 
gangue  originelle  jusqu'aux  dernières  transformations  qui  en  font 
une  pierre  d'ornement  si  remarquable.  La  turquoise  se  préseDie 
très  rarement  avec  des  formes  rectilignes.  La  dureté  varie  comme 
la  coloration,  et  croit  en  même  temps  qu'elle.  Il  y  a  des  turquoises 
blanchâtres  qui  sont  spongieuses  et  friables;  il  y  en  a  a»  contraire 
de  colorées  en  bleu  intense  et  voisin  du  bleu  cobalt,  celles-là  sont 
presque  cristallisées  et  très  dures.  La  turquoise  d'un  bleu  vif  et 
parfaitement  homogène  est  rare,  par  conséquent  d'un  grand  prix. 
Cette  nuance,  due  aux  sels  de  cuivre  qu'elle  contient,  ne  se  trouve 
dans  aucune  pierre  précieuse  transparente.  Elle  se  taille  en  cabo< 
cboD  et  se  polit  aisément.  Toutefois,  en  raison  des  élémens  chimi- 
ques dont  elle  se  compose,  il  faut  lui  faire  subir  l'épreuve  de  l'iùr, 
de  la  lumière  et  de  l'eau  avant  de  la  livrer  au  commerce. 

La  ruelle  de  la  Chine  et  du  Japon  nous  montre  d'abord  dans  ses 
vitrines  quelques  livres  chinois  des  éditions  impériales,  vrais  chefe- 
d'œuvre  de  typographie.  Les  belles  gravures  sur  bois  représentant 
les  vases  antiques  du  musée  de  l'empereur  Khian-Loung,  publiées 
en  17&0,  donnent  les  plus  précieux  renseignemens  sur  la  beauté 
des  formes  et  la  grande  tournure  de  ces  vases,  qui  remontent  par- 
fois à  dix-huit  cents  et  deux  mille  ans  avant  Jésus-Christ,  alors  que 
des  Grecs  il  n'était  pas  encore  question.  Ce  qui  manque  &  l'expo- 
sition des  produits  de  la  Chine,  ce  sont  les  porcelaines,  l'empereur 
du  Céleste- Empire  n'ayant  pas  trouvé  convenable  d'envoyer  les 
siennes  chez  »  les  barbares  à  cheveux  rouges.  »  Le  grand  art  de  l'é- 
poque des  Sung  et  des  Ming  n'est  donc  pas  représenté.  A  part  quel- 
ques vases  sans  caractère,  quelques  grès  de  Satzouma,  quelques 
porcelaines  de  Yeddo,  la  capitale  du  Japon,  et  de  Miacho,  ville  du 
même  pays  où  se  fabrique  la  porcelaine  blanche  et  bleue,  il  ne  se 
trouve  rien  de  véritablement  remarquable,  rien  de  ce  que  nous  of- 
frent les  collections  de  quelques-uns  de  nos  amateurs.  Les  GhinoîB 
oublient  trop  la  «  grande  étude,  »  comme  Confucius  intitule  la  phi- 
losophie, «  autrement  dit  l'art  de  se  renouveler,  —  seule  manière 
pour  l'esprit  humain  de  marcher  en  avant  sans  dépérir.  » 

Ce  qui  n'a  pas  dépéri  ni  déchu,  c'est  la  vieille  industrie  des  la- 
ques du  Japon.  Les  taïcouns  rivalisent  entre  eux  de  merveilles;  cof- 
fres, tables,  cabinets,  étagères,  vases  et  plateaux,  sont  là  comme 
des  échantillons  de  ce  que  savent  faire  ces  admirables  ouvriers  japo- 


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LES   ARTS    DéCOBATIFS.  1A6 

Dais  00  plutdt  ces  artistes,  car  plus  que  personne  ils  ont  droit  à  ce 
Ulre  par  le  goût  exquis  qu'ils  déploient  dans  le  décor  et  par  la  per- 
fectioD  qu'ils  apportent  à  la  fabrication.  Porcelaine,  nacre,  écûlle, 
iTtHres  sculptés,  gravés  et  niellés,  sont  incrustés  dans  ces  meubles 
avec  one  inexplicable  habileté.  Leurs  dessins  sont  sùsissans  de  vé- 
rité et  irréprochables  d'harmonie.  S'il  vous  tombe  entre  les  mains 
no  de  ces  livres  d'aquarelles  qui  représentent  des  fleurs,  des  ani- 
maiu,  des  paysages  peints  sur  soie  gris-perle,  U  ne  vous  restera 
plus  qu'à  vous  incliner  devant  eux  :  ce  sont  des  maîtres.  L'auteur 
d'QD  de  ces  albums  si  remarquables  exposés  cette  année  se  nomme 
Toktoyo.  Le  peintre  Tengago,  dans  la  principauté  de  Firzen,  s'est 
&it  aussi  un  nom  célèbre  dans  ce  genre.  N'oublions  pas  ces  cbar- 
mans  portraits  de  femmes  japonaises,  celle-ci  jouant  de  la  guitare 
on  tenant  son  enfant  sur  ses  genoux,  cette  autre  arrangeant  des 
flenrs  et  se  coilTant  avec  l' afféterie  d'une  marquise.  Tout  cela  révèle 
ane  étude  et  un  amour  profonds  de  la  nature.  Que  dire  de-  leurs 
spiesdides  étoffes,  de  l'éclat  incomparable  des  couleurs,  de  la 
beauté  des  tissus,  de  ces  langoutis  du  royaume  de  Siam  tressés  en 
fils  d'or  et  de  soie  et  servant  d'étole  aux  mandarins  de  première 
classe,  enfin  de  ces  papiers  plus  solides  que  le  parchemin  et  fabri- 
qués avec  l'écorce  du  daphné  papyrifère?  Malgré  ce  que  l'étude  du 
jury  a  eu  peut-être  de  trop  précipité,  ces  papiers  ont  valu  aux  Ja- 
ponais la  grande  médaille  d'honneur. 

On  s'étonne  du  prix  très  élevé  de  la  plupart  de  ces  choses  et 
entre  antres  des  meubles  en  laque  aventurine.  De  ce  qu'une  étagère 
composée  de  trois  ou  quatre  planches  et  haute  d'un  mètre  environ 
se  vend  ûx  ou  huit  mille  francs,  on  en  conclut  que  cette  fabrication 
n'est  pas  commercialement  pratique.  11  faut  songer  que  les  prix 
de  l'exposition  ne  sont  pas  toujours  les  prix  du  pays,  qu'on  profite 
sans  doute  un  peu  de  la  circonstance  et  de  la  rareté  de  ces  meu- 
bles pour  en  augmenter  la  valeur  réelle,  enfin  qu'il  y  a  bien  des 
qoalilés  possibles  en  fait  de  laques.  De  même  que  les  Anglais  ou 
les  Français  n'ont  pas  exposé  de  simples  meubles  en  noyer,  de 
mënie  les  taïcouns  ne  nous  montrent  que  des  pièces  hors  ligne.  On 
ignore  absolument  ici  le  temps,  l'art,  les  soins,  qu'exigent  de  pareils 
travaux,  qui  se  font  non  pas  pour  les  chaumières,  mais  pour  les  pa- 
lais, pour  les  princes  et  leur  cour.  Ces  prix,  qui  semblent  si  élevés 
aax  amateurs,  le  seraient  bien  davantage  sans  le  bon  marché  de  la 
aiùn-d' œuvre  et  la  sobriété  des  ouvriers  japonais.  D'ailleurs,  pour 
estimer  ce  que  fabriquent  les  étrangers,  nous  partons  d'un  faux 
point  de  vue  :  nous  sommes  tellement  convaincus  de  notre  snpério- 
rilé  sur  ces  sauvages  qui  ne  parlent  pas  français,  que  les  prix  de 
us  meubles,  un  bahut  de  60,000  francs  par  exemple,  ne  nous 
KWt  Lisn.  —  IMT.  » 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


iàQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étonnent  en  aucune  façon.  Cependant,  placée  à  côté  du  bahut  fran- 
çais, l'étagère  japonaise  ne  redouterait  pas  la  comparaison,  et  entre 
les  deux,  si  on  nous  donnait  à  choisir,  nous  devons  avouer  que  nous 
n'hésiterions  pas  un  seul  instant  à  nous  décider  en  faveur  de  cette 
dernière. 

Plus  que  toute  autre  partie  de  l'Orient,  la  Perse  a  conservé  ses 
traditions,  ses  secrets  de  métier,  son  type  originel.  Ces  célèbres 
toiles  de  coton  auxquelles  en  France  nous  avons  donné  le  nom  de 
perses  et  d'indiennes  à  l'époque  où  on  essaya  de  les  imiter  soDt 
ornées  d'arabesques  fleuris  représentant,  de  même  que  le  décor  de 
leurs  faïences,  des  (leurs  aplaties  comme  dans  un  herbier.  Que  ce 
soient  des  œillets,  des  pavots,  des  marguerites  ou  des  roses,  la  loi 
géométrique  qui  préside  à  la  construction  de  la  fleur  naturelle  est 
toujours  habilement  surprise.  C'est  à  Ispahan  que  se  fabriquent  ces 
kalam-kar  (1),  qui  prennent  les  noms  de  perdes,  de  sofras  et  de 
àjanamaz  suivant  qu'elles  servent  de  tenture,  de  nappes  ou  de  tapis 
de  prière.  A  Kirman  se  font  des  cachemires  assez  gros,  mais  solides, 
souples  et  surtout  harmonieui.  Les  villes  de  Yezd  et  de  Bescht  sont 
célèbres  par  leurs  velours  et  par  le  darayi,  soie  chinée,  flambée 
et  unie,  enfm  par  ces  kollab-douzi  dont  on  fait  des  tentures  et  de 
merveilleuses  housses  pour  les  chevaux.  La  broderie  en  cordonnet 
de  soie  de  toutes  couleurs  se  fait  au  crochet  sur  drap  écarlate,  bleu 
p&le,  gris  ou  noîr.  Ces  étoffes,  un  peu  surchargées  de  couleurs  et 
d'ornemens,  sont  fort  chères;  mais  l'industrie  qui  surpasse  toutes  les 
autres  est  celle  des  tapis.  Depuis  le  kali,  fm  comme  du  cachemire, 
jusqu'au  feutre  épais  d'un  demi-pied,  on  en  compte  plus  de  cin- 
quante espèces  fabriquées  dans  ces  contrées  de  l'Iran.  Habitansdes 
villes,  des  villages  et  des  montagnes  ont  tous  dans  leur  maison 
un  métier  de  tapisserie.  Les  plus  beaux  tapis  se  font  à  Ferhan,  près 
d'Ispahan,  d'autres,  plus  ordinaires,  à  Mesched.  Ceux  du  Kurdistan 
n'ont  pas  d'envers.  Charmans  de  couleur  et  de  dessin,  ils  sont  d'un 
usage  excellent.  Dans  toute  la  Perse  se  fabrique  le  guilim,  tapis 
qu'AndrinopIe  a  su  très  bien  imiter.  Le  djadjin  est  une  sorte  de 
moquette  mince,  serrée  et  fort  bon  marché.  C'est  &  Hamadan,  dans 
le  Kurdistan,  qu'on  trouve  les  plus  fines  moquettes  sur  cordes  de 
soie.  A  la  fois  ras,  épais,  d'une  solidité  incroyable  et  d'une  pureté 
de  couleur  et  de  dessin  dont  rien  n'approche,  ils  surpassent  tout 
ce  qui  se  fabrique  dans  le  reste  du  monde.  En  "Turquie,  dans  l'Inde, 
où  cette  industrie  fut  apportée  par  les  ouvriers  persans,  elle  est 
loin  d'avoir  la  même  perfecUon.  Nous  avons  vu  un  de  ces  tapis  du 

(1)  Kolam-kar,  littérale  ment  isuvre  du  kelam  ou  du  pincesu.  Ces  toiles  uot  en 
râftUtë  imprimées  au  bloc,  pu»  retouchées  ï  la  main  pour  foire  dispiralire  les  joiata. 


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LES    ARTS    DECORATIFS.  Iâ7 

Kurdistan  qui  avait  été  enlevé  dans  la  tente  du  sbah  de  Perse  par 
Soliman  le  Magnifique.  Le  fond  en  éttdt  gros  bleu,  couvert  d'ara- 
besques bleu  pâte  et  argent  avec  des  angles  rose  de  Chine  et  tur- 
quoise. Après  plus  de  trois  cents  ans  d'usage,  les  couleurs  en  étaient 
restées  aussi  fralclies  que  le  premier  jour.  Quoi  d'étonnant?  11  y  a 
des  tons,  tels  que  le  turquoise  ou  le  vert-de-gris,  le  rose  orangé 
ouïe  lilas,  qu'ils  teignent  jusqu'à  soixante  fols  de  suite.  Lorsque 
l'élé  arrive  et  qu'il  est  temps  de  rouler  les  tapis,  on  les  dépose  d'a- 
bord pendant  quinze  jours  au  fond  de  la  rivière,  et  ils  en  sortent 
plus  éclatans  que  jamais.  Quelle  solidité,  quelle  symphonie  de  cou- 
leurs, quel  goût  dans  le  dessin!  Comme  les  distances  dans  les  bor- 
dures et  dans  la  division  des  espaces  sont  bien  comprises  et  bien 
gardées!  Tel  est  le  fruit  de  la  science  traditionnelle.  Hélas!  déjà 
l'influence  européenne,  facile  à  discerner  au  Champ  de  Mars  dans 
ipielques  échantillons  malheureux,  nous  fait  trembler  pour  l'avenir 
de  cette  grande  industrie,  qui  remonte  sans  discontinuer  aux  épo- 
ques premières  des  sociétés  humaines. 

Admirez  ces  coffres,  ces  reliures,  ces  miroirs,  dont  les  arabes- 
ques sont  peintes  sur  carton-pâte  et  vernies  ensuite  au  doigt  comme 
les  laques  de  Chine.  Jamais  travail  plus  exquis,  plus  fin,  n'a  été 
exécuté  par  la  main  humaine.  Chardin  en  avait  apporté  de  Perse 
les  secrets,  et  c'est  alors  qu'apparut  chez  nous  le  vernis  qu'on  ap- 
pela ternis  Martin,  du  nom  du  peintre  français  qui  en  propagea 
l'osage.  Et  ces  broderies  à  l'aiguille  sur  les  chemises  ou  les  vête- 
mens,  combien  elles  nous  font  amèrement  sentir  l'infériorité  de  nos 
moyeus  perfectionnés  ! 

A  calé  de  la  Perse  se  trouve  la  Turquie.  Cette  année,  au  lieu  de 
la  place  trop  modeste  qu'elle  occupait  en  1855,  elle  couvre  le  plus 
grand  espace  de  toutes  les  puissances  d'Orient.  On  s'imaginait  gé- 
néralement en  France  qu'à  part  les  pantouQes  et  les  tuyaux  de  pipe, 
l'essence  de  rose  et  les  pastilles  du  sérail,  il  n'y  avait  ptus  rien  à 
demander  à  l'industrie  de  ces  contrées.  La  Turquie  nous  prouve 
que,  si  ses  fabriques  ne  sont  plus  aussi  nombreuses  et  aussi  occu- 
pées qu'elles  l'étaient  jadis,  elles  n'ont  pas  encore  perdu  complète- 
ment ce  sens  de  la  couleur  et  de  la  ligne  qui  placera  toujours  la 
fabrication  orientale,  si  primitifs  qu'en  soient  d'ailleurs  les  procédés, 
au-dessus  de  tout  ce  que  produit  à  grand  renfort  d'inventions  et  de 
machines  notre  Europe  civilisée!  Ah!  c'est  que  là  est  le  soleil,  ce 
grand  coloriste,  qui  non-seulement  vivifie  les  matières  premières  et 
couvre  tout  des  vives  nuances  de  ses  éclatans  rayons,  mais  qui  per- 
met en  outre  de  vivre  sans  contrainte  au  milieu  de  ces  splendeurs 
et  d'en  remplir  ses  yeux. 
iNousJUsions  dernièrement  dans  un  compte-rendu  sur  l'exposi- 


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;VL1E    DKS    DEUX    MONDES. 


tion  de  l'Orient  que  les  liabilans  de  ces  contrées  n'avaient  aucune 
idée  du  corafortaïile.  Ceux  qui  ont  habité  sérieusement  ces  beaux 
pays  pensent  exactement  le  contraire,  et  il  nous  serait  facile  de 
prouver,  si  c'était  ici  l'occasion ,  à  quel  haut  degré  de  comfort  les 
peuples  d'Orient  sont  arrivés,  à  quel  point  les  gens  les  moins  riches 
même  ont  dans  leur  intérieur  d'aisance  et  de  luxe,  n  Ils  n'ont  d'au- 
tres meubles  que  des  divans,  des  tapis  et  des  nattes,  »  dit-on.  Gela 
est  vrai;  mais  quels  divans,  quels  tapis  et  quelles  nattesl  Au  lieu 
de  ces  chaises  ridicules  sur  lesquelles  ou  n'ose  se  remuer  de  peur 
de  les  briser  et  de  se  casser  les  reins,  ce  sont  de  larges  et  moelleux 
coussins  où  le  corps  tout  entier  se  repose;  au  lieu  de  mesquines 
étoffes,  ce  sont  ces  beaux  tapis  que  les  Gobelins  ne  parviendront 
jamais  à  faire.  «  Ils  n'ont  point  de  cheminées,  de  lits  ni  d'armoiretf,» 
ajoute-t-on.  Dans  une  partie  de  l'Orient,  au  Caire  ou  à  Philœ  par 
exemple,  les  cheminées  n'ont  pas  de  raison  d'être,  et  d'ailleurs 
cette  remarquable  ornementation  de  tuyaux  de  poêle  qui  couronne 
nos  palais  doit  ôter,  ce  me  semble,  toute  espèce  de  regrets;  raws, 
dans  les  parties  de  l' Asie-Mineure  et  de  la  Perse  où  l'hiver  se  fait 
sentir,  il  y  a  des  cheminées,  et  elles  sont  d'une  forme  et  d'une 
élégance  exquises.  Le  divan  sert  en  efTet  de  Ut  dans  les  apparte- 
mens  orientaux;  mais  n'est-ce  pas  une  science  véritable  que  de 
savoir  simplifier  les  moyens  en  conservant  autant  de  bien-être,  â 
ce  n'est  davantage?  Les  armoires  sont  dans  l'épaissseur  des  murs 
et,  au  lieu  d'encombrer  l'appartement  et  d'en  déformer  l'architec- 
ture, ornent  les  parois  de  la  pièce  de  battans  sculptés;  les  tables, 
véritables  objets  d'art,  sont  d'une  commodité  parfaite.  Pour  leur 
vaisselle,  les  artistes  d'Europe  qui  visitent  l'Orient  savent  apprécier 
ce  qu'elle  vaut,  et  nos  orfèvres  essaient  vainement  de  la  reproduire. 
Nous  n'en  finirions  pas,  s'il  nous  fallait  suivre  et  discuter  toutes  les 
erreurs  accréditées  sur  l'Orient,  depuis  surtout  que  nos  conquêtes 
en  Algérie,  dans  les  parties  les  plus  sauvages  de  l'Afrique,  ont 
fait  supposer  que  le  reste  de  ces  pays  du  soleil  avait  le  même 
caractère  de  rudesse  et  de  barbarie. 

C'est  au  bazar  de  Gonstantinople  qu'on  peut  surtout  se  rendre 
compte  de  la  diversité  des  fabrications  de  l'Orient.  Les  étoffes  de 
soie,  de  laine  et  de  coton  sont  faites  à  Scutari,  à  Brousse,  à  Nico- 
médie,  à  Andrinople,  à  Smyrne  et  Amazia,  à  Tarnowo,  à  Damas  et 
Alep,  enfin  dans  la  plupart  des  villes  et  villages  de  l'empire.  En 
Albanie  aussi  bien  qu'en  Asie-Mineure,  on  tisse  admirablement  ces 
gazes  crêpées  nommées  bouroundjouk.  C'est  une  toile  de  soie  trans- 
parente comme  de  la  mousseline,  mais  très  forte,  parfois  rayée  de 
couleur;  elle  est  le  plus  souvent  blanc  mat  sur  blanc  transparent,  et 
sert  à  faire  ces  chemises  {geumlek]  si  recherchées  des  kaidj'i  du  Bos- 


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LES    ARTS    DECORATIFS.  149 

phorc  (1).  On  en  trouve  de  toutes  qualités  et  pour  toutes  les  fortu- 
nes. 11  y  a  dans  une  des  vitrines  de  la  Turquie  une  chemise  de  Sca- 
dra,  capitale  de  l'Albanie,  dont  les  broderies  au  col  et  aux  poignets, 
représentant  des  arabesques  d'or  fin  avec  fleurettes  de  couleur,  ne 
sont  pas  indignes  des  plus  beaux  ornemens  byzantins.  On  reconnaît 
ces  étoffes  dans  les  élégantes  draperies  transparentes  des  cariatides 
du  petit  temple  d'Arété  à  Athènes.  Ces  tissus  vaporeux,  dont  la 
simplicité  ingénieuse  est  le  comble  de  l'art,  ont  été  inventés  par  le 
goût  raffiné  des  femmes,  qui,  occupées  sans  cesse  de  nouveaux 
moyens  de  relever  leurs  charmes,  savent  bien  l'effet  de  cette  demi- 
transparence  qui  «ache  et  laisse  entrevoir.  Une  ceinture  de  Tripoli 
en  soie  violette  dont  les  extrémités  sont  ornées  à  la  manière  des 
étoifes  saâsanides  nous  a  frappé  par  la  franchise  du  caractère  déco- 
ratir.  A  côté  se  trouvent  une  robe  bulgare  dont  les  broderies,  de  di- 
vers tons  rouges,  sont  pour  un  coloriste  un  modèle  d'harmonie, 
et  un  charmant  satin  d'Alep,  bleu  de  lin  ornementé  d'or.  C'est  une 
étoffe  pour  meuble,  de  l'espèce  de  celles  qu'on  nomme  kiama.  lÀs 
habilans  préparent  eux-mêmes  toutes  ces  nuances  avec  le  jus  des 
Imts,  des  fleurs  et  des  graines.  Ils  savent  ainsi  se  composer  une 
palette  très  riche  en  couleurs  franches.  En  Orieiit,  les  ornemens 
sont  toujours  dans  un  rapport  parfùt  avec  la  grandeur,  le  tissu, 
l'nsage  de  l'étoffe.  Les  rayures  sont  disposées  soit  pour  faire  des 
plis  et  des  reflets,  soit  pour  grandir  la  personne  ou  la  chose  sur 
laquelle  on  doit  la  placer;  tout  est  habilement  calculé  pour  obte- 
nir le  résultat  voulu.  Ici  au  contraire,  voyez  ces  manteaux  et  ces 
robes  de  cour  dont  les  hideuses  broderies  ont  dénaturé  le  tissu  au 
liea  de  l'enrichir,  ces  mantelets  monstrueux  qu'on  prendrtût,  à 
voù-  les  franges  et  les  glands  qui  les  garnissent ,  pour  de  vieux 
rideaux  du  siècle  passé,  ces  lourdes  guirlandes  de  chêne,  de 
myrte,  de  lauriers  ou  autres  feuillages  de  la  symbolique  gréco- 
romaine  appliqués  sur  les  habits  en  masse  .compacte,  exacte- 
ment comme  s'il  s'agissait  des  frises  et  des  cordons  sculptés'd'un 
palais.  Ces  broderies  servent  à  désigner  le  métier  ou  le  grade  de 
ceox  qui  s'en  affublent;  on  n'a  pas  daigné  songer  le  moins  du  monde 
à  la  décoration  ou  à  la  forme  du  vêtement,  au  corps  qui  doit  le 
porter,  aux  espaces  &  remplir,  au  travail  de  l'étoffe.  En  France, 
où  l'on  prend  la  dureté  des  couleurs  pour  de  l'éclat,  il  faut  que  les 
tons  se  heurtent  pour  satisfaire  le  goiit  public.  L'art  des  transiUons, 
des  vibrations  est  complètement  ignoré.  C'est  par  une  tendance  de 
même  nature  que  dans  les  profils,  au  lieu  d'une  élégante  symétrie, 
nous  ne  cherchons  jamais  que  la  régularité  absolue.  Quelques-uns 

(1)  Kaidji  OD  conditcttwi  de  kaik,  nom  des  barques  de  ConstaoUDople. 


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ISO  REVUE    DES    DEUX    MONDEE. 

de  nos  fabricans  français,  en  voyant  le  nouveau  traité  de  commerce 
donner  libre  entrée  aux  tapis  de  Perse  et  de  Turquie,  se  sont  ef- 
frayés avec  raison  de  la  lutte  qu'  Qs  auraient  à  soutenir.  Ils  essMcnt 
maintenant  d'imiter  ces  tapis,  et  nous  les  en  félicitons.  Déjà  M.  Bra- 
quenié  et  M.  Bernard  Laurent  entre  autres  sont  arrivés  à  de  bons 
résultats;  mais  que  dire  de  ces  tapisseries  à  personnages  qui  s'effor- 
cent en  vain  d'imiter  les  Gobelios  et  Beauvws?  Ce  genre  exception- 
nel ne  supporte  pas  la  médiocrité.  Laissez  donc  aux  manufactures 
impériales  le  monopole  de  ces  tours  de  force  qui  n'ont  qu'un  but  : 
B  produire  avec  la  laine  l'eflet  de  la  peinture  à  l'huile,  »  et  cherchez 
une  autre  voie,  plus  simple,  plus  décorative  surtout.  Bestez  dans  le 
domaine  assigné  aux  étoffes  de 'tenture,  —  une  belle  couleur,  un  des- 
sin aux  contours  fermes  et  purs  sans  ces  tons  rabattus,  ces  ombres, 
ce  trompe-l'œil  enfm  sous  lequel  disparaît  le  tissu.  Ainsi  vous  ob- 
tiendrez, comme  l'Orient,  des  effets  décoratifs  bien  supérieurs;  vous 
avez  la  science,  ayez  aussi  le  bon  goût  et  la  raison. 

Au-dessous  des  sofrali  (1),  des  sirali,  des  sidjadé  de  Smyrnc 
sont  'étalées  les  étoffes  de  Brousse,  cette  ville  merveilleuse,  au- 
jourd'hui ruinée  par  d'affreux  tremblemens  de  terre.  HélasI  n'est- 
ce  pas  un  triste  présage?  Gomme  son  berceau,  l'empire  ottoman 
s'écroule  aussi.  C'est  sur  le  grand  pont  Urgandhé  ou  pou»  ipieux 
dire  dans  l'intérieur  du  pont  que  demeure  la  corporation  des  tis- 
seurs de  soie.  Jeté  hardiment  sur  le  large  ravin  de  Keult-Déré  [la 
Vallée-Céleste),  il  a  dû  plus  qu'aucun  autre  édifice  de  Brousse  se 
ressentir  des  convulsions  de  l'Olympe,  sur  les  flancs  duquel  il 
s'appuie.  En  dessinant  ce  magnifique  paysage  encadré  par  l'arc 
ogival  unique  et  gigantesque  sous  lequel  se  précipite  le  torrent 
écumeux,  je  voyais  les  ouvriers  avancer  leurs  têtes  aux  mâchi- 
coulis et  aux  fenêtres  étroites  qui 'garnissent  les  façades  du  pont. 
Assis  fort  à  leur  aise  sur  une  sorte  d'estrade  recouverte  de  tapis,' 
lis  travaillent  lentement,  charmés  par  la  beauté  du  site,  par  le 
mouvement  des  cascades  et  le  chant  harmonieux  des  bulbuls.  C'est 
bien  le  travail  allrayant,  s'il  en  est,  qu'on  trouve  dans  ce  pha- 
lanstère asiatique,  sous  ce  beau  climat  où  il  est  si  doux  de  jouir  de 
l'ombre  et  de  la  fraîcheur  des  eaux  pendant  qu'un  chaud  soleil  pro- 
digue tout  autour  la  vie  et  la  force. 

On  peut  même  dire  que  le  travail  ici.vient  au-devant  des  habitaos. 
Ils  n'ont  qu'à  tendre  la  main  pour  cueillir  de  toutes  parts  sur  le 
mûrier  les  cocons  du  ver  à  soie.  Ces  millions  de  petits  ouvriers 
préparent  la  besogne  pour  toute  la  population  de  cette  vallée  heu- 

(1)  Les  lofrali  lont  de  grands  tapis  qui  oal  une  rosace  bu  centre  indiquant  la  plsM 
de  la  table  \totn). 


îdOyGoOf^lc 


LES    ABTS    DÉCOBATIFS.  151 

reuse.  Hommes,  femmes  et  enfans  vivent  sans  faligue  et  sans  peine 
du  produit  de  la  soie,  sans  souci  de  l'existence,  dirions-nous,  sî  le 
terrible  tremblement  de  terre  de  1854  n'était  venu  leur  rappeler 
les  réalités  d'ici-bas.  De  là  sont  sortis  tous  ces  tissus  charmans 
fabriqués  par  les  procédés  les  plus  simples  et  les  plus  primitifs,  oii 
l'or,  la  soie  et  le  coton  se  combinent  avec  tant  de  goût.  L'ouvrier, 
tODl  actif  et  industrieux  qu'il  est,  n'y  possède  pas  cet  esprit  d'en- 
b«prise  commerciale,  cette  intelligence  a|)pliquée  presque  unique- 
ment aux  intérêts  matériels,  qui  sont  aujourd'bui,  il  est  vrai,  les 
élëmens  premiers  de  la  puissance  politique,  mais  sans  doute  aussi, 
comme  toute  excitation  exagérée,  la  cause  la  plus  menaçante  de 
nune.  Dans  cette  Asie,  dont  le  sot  est  si  riche  et  si  varié,  la  faci- 
lité de  vivre  permet  à  l'homme  d'accepter  aisément  son  sort  et 
apûse  sa  nature,  surexcitée  ùlleurs  par  les  embarras,  les  priva- 
tions et  la  soufTrance.  Cette  absence  de  préoccupations  matérielles 
se  reflète  dans  le  caractère,  les  habitudes  et  le  costume  de  ce 
peuple  superbe  aETrancbi  de  nos  craintes  et  de  nos  angoisses.  Les 
procédés  de  tissage  sont  à  la  portée  de  tous,  et  la  mécanique  y  joue 
le  moindre  rdle;  mais  la  maia  qui  la  remplace  est  guidée  par  un 
sentiment  si  juste  de  la  forme  et  de  la  couleur,  qu'elle  atteint  une 
pcrfecUon  de  trame  et  une  fantaisie  qui  dépassent  tout  ce  que  peu- 
Teat  faire  nos  machines  compliquées.  Chez  nous,  c'est  la  mode 
seule  qui  fait  la  règle;  ne  s'appuyant  que  sur  la  convention,  elle 
change  à  chaque  instant  et  pour  le  seul  plaisir  de  changer.  Telles 
ne  aont  pas  les  conditions  de  l'art  dans  les  pays  où  les  principes  se 
transmettent  de  père  en  fils  au  moyen  d'une  sorte  d'initiation  tra- 
ditionnelle aux  procédés  sanctionnés  par  l'expérience  séculaire.  La 
fabrication  y  a  des  lois  qui  reposent  sur  la  base  invariable  des 
créations  de  la  nature,  et  l'habitude  de  la  pratique  finit  par  déve- 
lopper dans  les  âmes  une  sorte  d'instinct  du  beau  plus  s&r  que 
toutes  les  règles  des  écoles. 

Quelques  pas  séparent  la  Perse  de  l'Inde  anglaise.  Une  première 
vitrine  accolée  à  la  carte  des  Indes,  dans  la  rue  des  Indes,  nous 
captive  entre  toutes.  La  merveilleuse  collection  qu'elle  renferme 
^partient  à  M.  Gatbrîe,  représenté  à  l'exposition  par  M.  Phillips, 
aussi  habile  joaillier  que  savant  archéologue.  Ces  coupes,  ces  cof- 
frets, ces  écritoires,  ces  armes  et  ces  ustensiles  en  jade,  en  amé- 
ibiste,  en  cristal  de  roche,  inscrustés  d'arabesques  d'or,  de  rubis 
et  d'émeraudes,  nous  donnent  clairement  l'idée  de  ce  luxe  suprême 
des  rajahs  de  l'Inde,  dont  les  palais,  les  jardins,  les  terrasses  et  les 
mausolées  nous  sont  révélés  par  d'admirables  photographies  an- 
glaises que  nous  recommandons  aux  amateurs  de  l'art.  Elles  ra- 
content énergiquement  la  civilisation  incomparable  de  ces  villes. 


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15*2  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Selon  nous,  c'est  la  plus  haute  expression  du  beau  pittoresque  eo 
architecture.  L'art  persan,  joint  aux  matériaux  superbes  de  ces 
contrées,  a  produit  des  chefs-d'œuvre  qu'on  ne  peut  se  lasser  d'ad- 
mirer. Nous  citerons  plus  particulièrement  les  vues  d'Amristur,  celle 
de  la  porte  d'or  du  temple  sikh,  la  mosquée  Jumma  d'Ahmedabad, 
les  grilles  en  dentelle  de  marbre  du  sarcophage  de  Tag-Hahal  à 
Agra,  la  vue  générale  de  Beejapour,  puis  les  détails  du  tombeau 
de  Begum-Sabib,  la  mosquée  de  Jakout-Daboudi,  celle  d'ibrahim- 
Roza  et  son  mausolée,  toujours  dans  la  même  ville,  la  porte  de 
Secundra  prise  des  jardins,  l'Hosiaînabad-Emambara  de  Lucknow, 
les  façades  diverses  du  Tag-Mahal  d'Agra,  surtout  celle  qui  regarde 
les  bords  de  la  rivière,  le  palais  Seerhutee  de  Dbarwar,  le  temple 
Jain  à  Delhi  avec  soo  balcon  délicieux  et  les  jardins  du  palais  Deeg 
&  Bajpoolana.  Il  y  en  a  cent  autres,  et  ce  serait  sans  contredit  la 
plus  intéressante  collection  que  pourrait  faire  un  musée  d'archi- 
tecture. A  chaque  pas,  nous  retrouvons  ici  l'influence  de  la  domi- 
nation persane  sur  ces  contrées,  à  l'époque  la  plus  brillante  de  sa 
puissance  et  de  sa  splendeur. 

Les  vitrines  où  sont  placés  les  bijoux  de  l'Inde  n'offrent  pas  de 
pierreries  d'une  bien  grande  valeur.  On  voit  que  c'est  non  pas  la 
beauté  des  pierres,  mais  l'originalité  de  la  monture  qui  les  a  fait 
choisir.  Cette  absence  d'uniformité,  de  raideur,  de  régularité  trop 
absolue  dans  le  travail  de  l'or  et  l'arrangement  des  pierres  pré- 
cieuses donne  à  ces  objets  un  charme  particulier.  Voici  une  botte 
en  or  et  rubis  qui  atdre  et  charme  les  yeux.  De  la  grosseur  d'une 
orange,  elle  est  formée  de  doubles  zigzags  en  cloisons  d'or  eachàs- 
sant  des  rubis  dont  la  taille,  la  forme,  la  couleur  et  la  monture  re-  ' 
présentent  les  grains  de  la  grenade  retenus  duis  leur  gangue.  Rien 
n'est  parfait  comme  ce  bijou.  Pour  ces  peuples  qui  vivent  en  plein 
ûr,  la  nature,  si  belle  et  ai  variée  chez  eux,  est  le  modèle  sans  cesse 
présent,  sans  cesse  consulté.  Les  laques  de  Bhangulpore,  les  bois  de 
santal  sculptés  et  incrustés  d'ivoîre,  sont  d'une  fmesse  remarquable. 
Calcutta  et  Bombay  ont  envoyé  des  meubles  de  bois  de  fer  et  d'êbéne 
trav^llés  &  jour  comme  une  dentelle;  malheureusement  la  forme 
angUùse  qu'on  leur  a  donnée  et  les  hideuses  étoiles  de  tapisserie  qui 
les  recouvrent  en  détruisent  tout  Id  charme. 

Noua  ne  ferons  que  passer  devant  ces  admirables  Ussus,  impos- 
ables k  décrire,  qui  reflètent  vaguenîent  dans  leurs  broderies  fan- 
tastiques le  soleil,  les  fleurs  et  les  oiseaux  des  paysages  de  l'Asie, 
dont  l'éclat  résume  en  un  mot  tout  l'éblouissement  du  monde  tro- 
pical. Ainsi  sans  eflets  criards,  sans  bizarreries  mélodiques,  en  pas- 
-  sant  par  les  plus  habiles  transitions  ou  contrastes,  ils  réunissent 
tous  les  tons  et  toutes  les  nuances.  Les  Orientaiu  connaissent  à 


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LES   ARTS  DÉCORATIFS.  1&3 

looà  les  elTels  que  la  lumière  produit  sur  la  trame,  alors  qu'elle  se 
présente  horizontalement,  verUcalement  ou  de  biais,  et  dès  lors  en 
variant  le  grain,  en  changeant  de  rayure,  en  calculant  le  miroitage 
produit  par  un  ûl  élevé  ou  aplati,  ils  arrivent  à  des  harmonies  qui 
nous  sont  inconnues,  ou  que  nous  avons  bien  rarement  l'occasion 
d'obseirer,  l'absence  du  soleil  ici  ne  les  faisant  pas  ressortir  comme 
dans  ces  pays  lumineux.  Le  modèle  enfm,  qui  là-bas  se  trouve 
partout,  sur  le  plumage  des  oiseaux  aussi  bien  que  sur  le  corps 
mélallique  des  insectes  ou  le  tissu  des  fleurs,  ne  se  montre  chez 
nous  que  par  de  rares  exceptions.  Gela  explique  l'ignorance  dans 
laquelle  nous  sommes  encore  des  lois  de  la  couleur  et  de  l'har- 
monie. Vous  tous,  fabricans,  ouvriers,  dessinateurs  d'omemens, 
c'est  là  que  tous  devriez  aller  de  préférence  pour  essayer  de  siûsir 
ces  lois  naturelles,  cet  instinct  merveilleux  de  l'équilibre  dans  la 
forme  et  la  couleur.  La  loi  de  la  hiérarchie  des  tons  est  toujours 
respectée  dans  les  productions  de  l'art  industriel  de  l'Orient,  et  par 
suite  les  yeux  sont  satisfaits  de  cette  clarté  qui  n'empêche  ni  la  va- 
riété ni  la  plus  libre  fant^ie,  mais  arrête  le  désordre,  l'anarchie, 
la  discordance  et  la  confusion. 

les  babitans  de  l'Asie  ont  un  vif  sentiment  de  la  dominante  dans 
la  couleur,  chose  aussi  importante  pour  la  peinture  que  pour  la 
musique.  Remarquez  dans  ces  trois  petits  upis  en  moquette  de 
laine  et  de  soie  comme  le  rouge  carmin  prédomine  et  comme  la 
bordure  orangée  vient  s'y  joindre  en  accords  du  même  ton,  puis 
comme  le  fond  rouge  est  lui-même  modulé.  Que  de  nuances  dans 
cette  gamme,  et  quel  heureux  contraste  établissent  ces  marguerites 
blanches  semées  sur  le  fond,  donnant  ainsi  le  diapason  à  toutes  les 
cooleursl  11  faut  examiner  aussi  les  dentelles  ou  pour  mieux  dire 
les  passementeries  en  cordonnet  de  soie,  d'or  ou  d'argent  qui  ser- 
Teoi  à  border  les  vétemens.  Nulle  part  on  n'exécute  avec  plus  de 
goût  ei  de  délicatesse  ce  genre  de  travail;  il  est  inconnu  chez  nous, 
et,  par  la  variété,  la  légèreté  ou  l'ampleur  qu'il  est  susceptible 
Représenter  suivant  la  destination,  mérite  de  servir  de  leçon  et 
d'exemple  à  nos  brodeuses. 

L'Egypte  moderne  a  exposé  fort  peu  de  chose.  C'est  dans  le  jar- 
dû  qu'il  faut  aller  la  voir.  Son  okei  et  ses  kiosques  sont  les  seuls 
moDumeDs  d'ùlleurs  qui  puissent  donner  une  idée  saine  de  l'archi- 
tecture orientale;  tout  le  reste  n^t  que  l'Orient  du  Café  turc  ou  de 
THippodrome. 

II. 

Hélas  !  en  terminant  cette  promenade  à  travers  tant  de  richesses, 
iMWs  constatons  avec  un  sentiment  de  regret  et  de  douleur  que 


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iblt  nEVUE    DES    ÙEVU.    MONDES. 

cette  grande  exhibition  ne  nous  montre  aucun  progrès  dans  les  di- 
verses fabrications,  la  céramique  exceptée.  Le  goût  depuis  1862, 
au  lieu  de  s'épurer,  n'a  fait  que  s'abâtardir  encore.  C'est  toujours 
le  même  désordre  dans  les  procédés,  le  même  esprit  faussé  par 
l'abus  d'un  luiie  fastidieux.  Décorateurs  ou  dessinateurs  industriels 
se  fourvoient  de  plus  en  plus.  Bronzes,  cristaux,  châles,  étoffes 
ou  meubles,  succombent  sous  une  abondance  déréglée  d'oroemeDs. 
Rien  de  vrai,  de  sain,  d'élevé,  toujours  des  compilations  indigestes, 
des  amalgames  insensés.  Assurément  le  beau  est  plus  simple  et  n'a 
pas  besoin  de  si  prodigieux  efforts.  Et  cet  Orient  que  nous  venons 
de  chanter  ne  subit-il  pas  lui-même  les  fâcheuses  influences  de 
l'Occident?  Nous  sommes  frappé  de  la  décadence  qui  apparaît  de- 
puis l'exposition  de  1S55  dans  certains  de  ses  produits.  Les  chUes 
de  Lahore  et  de  Cachemire,  grâce  aux  entrepreneurs  et  dessina- 
teurs parisisiens,  ne  nous  montrent  plus  que  des  couleurs  ternies, 
disposées  sans  art,  des  formes  sans  raison  d'être  manquant  absolu- 
ment de  cette  simplicité  ingénieuse  qui  repose  et  égaie  l'œil.  L'igno- 
rance prétentieuse  de  ces  compositions  se  révèle  aux  yeux  les  moins 
ctairvoyaos.  La  fabrique  impériale  d'Érékié  dans  le  golfe  de  Nico- 
médie  perd  l'art  des  étoffes  dans  cette  partie  de  l'Asie.  En  voulant 
imiter  Lyon,  non-seulement  elle  dénature  le  caractère  et  les  tradi- 
tions du  pays,  mais  encore  elle  détruit  son  originalité  et  son  esprit. 
Ces  imitations  sont  donc  aussi  malencontreuses  qu' anti-nationales. 
N'en  est-il  pas  de  même  du  honteux  abandon  de  ce  beau  costume 
échangé  contre  notre  misérable  vêtement?  Nous  supplions  les  fabri- 
cans  de  ces  contrées,  au  nom  de  leurs  intérêts,  de  reprendre  sans 
hésiter  leur  ancien  savoir-faire.  Le  moment  est  mal  choisi  d'ailleurs 
pour  nous  imiter.  Nos  écoles  d'art  industriel  sont  dans  une  voie  dé- 
plorable. C'est  sur  elles  qu'il  faut  énergiquement  frapper,  si  l'on 
veut  conserver  la  supériorité  de  l'industrie  française.  Qu'on  les  éloi- 
gne des  grandes  villes,  où  cette  jeunesse  devient  de  plus  en  plus  in- 
consciente  de  la  nature,  de  la  vérité  et  du  juste  esprit  des  choses. 
C'est  à  ce  prix  seulement  que  la  régénération  se  fera.  Les  chiffres 
parfois  sont  éloquens;  les  achats  faits  aux  vitrines  d'Europe  par  les 
visiteurs  de  l'exposition  sont  loin  d'égaler  en  importance  les  ventes 
de  'Inde,  du  Japon,  de  la  Perse  et  de  la  Turquie.  C'est  par  millions 
qu'il  aut  compter  ces  dernières. 

De  cette  promenade  au  milieu  del  a  fabrication  orientale,  quelle 
déduction  devons-nous  tirer  lorsque  nous  parcourons  la  parde  eu- 
ropéenne de  l'exposition  î  C'est  que  dans  la  première  le  goût  se 
trouve  presque  toujours,  tandis  que  dans  la  seconde,  à  part  quel- 
ques fahricaos  qui  s'inspirent  des  vrais  principes  parce  qu'ils  ont 
vu  ou  étudié  l'Orient,  le  plus  grand  nombre,  malgré  des  dépenses, 
des  efforts  et  un  talent  incontestables,  est  en  dehors  de  la  route.  Ce 


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LES   ARTS    DÉCORATIFS.  IdEi 

que  nous  disions  il  y  a  quelque  temps  ici  même  des  peintres  et  des 
architectes  de  l'école  moderne  (1),  nous  l'appliquerons  encore  aux 
décorateurs,  aux  fabricans  de  toute  chose  pour  l'art  industriel.  Les 
récompenses,  les  applaudissemens  accordés  par  le  public  éclairé 
Tiennent  &  l'appui  des  senttmens  et  de  la  convictioo  que  nous  for- 
mulons ici.  Voyez  la  charmante  exposition  de  M.  Roudillon;  ne 
semble-t-il  pas  que  ses  étolTes  et  ses  tapis  arrivent  tout  droit  d'Alep 
ou  de  Pékin  ?  Ce  lit  en  salin  garance  rosé  de  Chine  relevé  d'appli- 
catiODs  de  velours  pareil  d'un  dessin  très  pur  est  un  modèle  de 
goût.  Là  tout  est  sobre  et  mérite  d'être  observé.  Nous  citerons  entre 
autres  son  petit  tapis  d'Aubusson  brodé  dans  le  style  des  serma  de 
Damas  et  d'une  élégance  que  les  Persans  ne  renieraient  point. 

Nous  n'avons  garde  d'en  dire  autant  des  ffûences  anglaises  qui  lui 
font  face.  Cette  céramique  froide  et  sèche  comme  tout  ce  que  fût 
la  machine  produit,  pour  des  yeux  d'artiste,  le  même  effet  que 
Forgne  de  barbarie  aux  oreilles  d'un  musicien.  Si  nous  passons 
dans  la  galerie  françuse  des  arts  libéraux,  nous  rencontrons  Sèvres 
et  Baccarat.  Laissons  de  côté  la  manufacture  impériale;  les  critiques 
que  nous  nous  permettrions  sur  les  formes  et  la  coloration  de  ses 
vases  pourrùent-elles  l'atteindre?  Nous  ne  ferions  d'ailleurs  que 
sous  répéter.  Les  observations  que  nous  adresserions  à  Sèvres  s'ap- 
pliquent en  partie  aux  cristaux  de  Saint-Louis  et  de  Baccarat.  E» 
^>efcevant  ces  coupes  de  trente  pieds  de  haut,  ces  lustres  surchar- 
gés de  girandoles  dont  la  lourdeur  efTraie  l'oeil,  bien  loin  de  le  char- 
mer, ces  amas  de  cristaux  superposées,  on  cherche  son  manteau 
comme  s'il  s'agissait  de  traverser  les  glaces  du  pôle.  Cette  coupe 
formidable,  lors  même  que  le  dessin  en  serait  excellent,  à  quoi 
pourrait-elle  jamais  servir?  Si  vaste  que  soit  la  salle  à  laquelle  on 
la  destine,  elle  est  trop  grande  pour  y  former  une  décoration  ad-: 
missible,  et  l'hiver  défend  de  la  placer  dans  un  jardin.  Produire 
des  pièces  d'une  taille  qui  les  rend  forcément  inutiles,  c'est  dé- 
passer le  but  et  manquer  par  conséquent  aux  lois  du  bon  sens 
m  même  temps  qu'à  celles  du  bon  goût.  Que  dire  de  ces  vases  en 
Terre  peiot  qui  cherchent  à  imiter  des  tableaux  à  l'huile?  L'erreur 
n'est-ëlle  pas  plus  grossière  encwe  sur  ce  fond  transparent  que  sur 
Uporcelaûie?  Dans  tout  cela,  où  trouver  te  progrès?  Le  cristal  en 
est-il  plas  blanc  et  plus  pur?  ou  bien  est-ce  uniquement  la  diffi- 
culté vaincue  qui  fait  ici  tout  le  mérite  ? 

SnpposoQS  maintenant  que  ces  fabriques,  avec  les  talens,  avec 
les  moyens  considér^les  dont  elles  disposent,  se  soient  posé  ce 
programme  :  un  /  nos  forces  pour  faire  une  salle  d'été  enUèrement 
composée  de  tous  les  modes  divers  dont  la  fabrication  du  verre  est 

(I)  Voyei  la  Jbvtw  du  15  octobre  1866. 


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156  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

susceptible.  Ainsi,  par  exemple,  exécuter  des  murs  en  cristal  tantôt 
transparens,  tantôt  opaques  et  étamés,  des  colonnes  torses  ou  can- 
nelées soit  blanches  soit  de  couleurs  diverses,  des  frises  gravées  par 
l'acide  tluorbydrique  ou  niellées  d'argent  par  ta  pile,  des  voussures 
stalactiformes,  Jes  dômes  en  verre  d'une  seule  pièce,  des  colon- 
nettes  et  des  moulures  en  cristal  et  en  miroirs,  des  torcbëres  élé- 
gantes de  style  vénitien  à  côté  de  cadres  à  facettes,  enfin  des  caisses 
de  fleurs  en  verre  craquelé,  frisé  ou  rubanné,  qu'on  se  figure,  pour 
compléter  cet  ensemble,  ici  des  fontaines  coulantes,  ornant  l'en- 
trée comme  au  kiosque  de  Soliman  le  Magnifique  à  Gonstantinople, 
là  au  contraire  un  bassin  d'eau  tranquille  éclairé  par  une  lumière 
souterraine,  enfin  des  lampes  émaillées  comme  celles  des  mosquées 
de  Damas  ou  du  Caire  :  n'est-il  pas  vrai  que  tout  cela  bien  conçu, 
bien  étudié,  eût  offert  un  coup  d'œil  aussi  neuf  qu'enchanteur?  C'eftt 
été  le  palais  d'une  fée,  à  la  fois  élégant  et  pratique,  digne  enfin  de 
devenir  la  salle  d'été  d'un  souverain. 

C'est  ainsi  que  nous  aurions  compris  la  disposition  d'une  partie 
de  l'exposition.  Au  lieu  de  faire,  comme  au  palus  de  Sydenham, 
des  copies  archéologiques  de  telle  ou  telle  époque  ancienne,  nous 
aurions  arrangé  des  salles  faciles  à  habiter  de  nos  jours  et  rappelant 
les  temps  et  les  contrées  où  la  civilisation  est  arrivée  à  son  apogée  : 
—  une  salle  en  boiserie  sculptée  par  Grohé  dans  le  style  Louis  XV 
ou  Louis  XVI,  mais  sans  imitation  servile,  une  autre  en  panneaux 
des  Gobelios  confiée  au  goût  parfait  de  M.  Badin,  à  la  suite  (ta 
salon  tout  en  lampas  ou  en  brocart,  avec  les  peintures  et  les  do- 
rures rappelant  le  grand  luxe  du  palais  des  doges.  Le  talent  de  nos 
peintres  s'y  étalerait  sans  gêne,  ce  sont  des  travaux  que  ne  dédai- 
gnaient pas  Boucher  et  Paul  Véronèse.  Puis  viendrait  l'antichambre 
en  marbre  et  en  porphyre  sculptés,  avec  des  statues  calculées  pour 
la  décoration.  Nos  habiles  statuaires  sont  tout  prêts,  et  les  modèles 
qui  ornent  le  jardin  intérieur  prouvent  ce  qu'ils  feraient  sous  une 
impulsion  intelligente.  La  galerie  d'entrée  donnant  sur  toutes  les 
salles  eût  été  en  faïence  de  style  persan,  ornée  de  tapis  fabriqués 
dans  l'esprit  des  merveilles  que  l'Inde  et  la  Perse  olfrent  à  notre 
admiration.  Un  boudoir  en  laque  du  Japon,  avec  étofl*es  et  meubles 
de  la  Chine,  serait  disposé  à  la  mode  du  pays;  la  serre  en  fer  ou- 
vré, chef-d'œuvre  de  serrurerie,  terminerait  cette  suite  d'appar- 
temens.  Tout  cela  en  un  mot  pouvait  être  combiné  de  façon  à  réunir 
les  forces  de  nos  meilleurs  artistes  au  lieu  de  les  éparpiller,  au  lieu 
d'aller  au  hasard  et  sans  guide,  et  i)  eût  été  intéressant,  instructif 
surtout,  de  diriger  par  un  conseil  de  gens  de  goût  les  artisans  fran- 
çais. Nous  les  avons  tous  sous  la  main,  nous  les  rencontrons  suc- 
cessivement dans  cette  promenade,  et,  bien  qu'ils  n'aient  pas  donné 
loute  leur  mesure  à  cette  exposition,  nous  ne  craignons  pas  de  dire 


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LES  ABTS   DÉCORATIFS.  157 

que  le  résultat  eût  frappé  d'enlhousiasme  et  d'étoanement.  Là  on 
aunùt  vu  ce  dont  ils  soDt  capables,  tandis  qu'on  en  est  réduit  à  le 
deviaer.  C'est  que  ni  l'adresse,  ni  la  science,  ni  l'argent,  ni  les  plus 
habiles  mécaniques  ne  pourront  jamais  remplacer  le  sentiment  juste 
du  beaa  et  le  bonbeur  de  la  conception.  Cette  exposition,  hélas!  ne 
le  pnmve  que  trop. 

Parmi  les  artistes  que  nous  aimerions  à  employer  pour  les  étoffes 
d'ameablement,  voici  le  seul  qui  nous  arrête  dans  les  produits  de 
LyoD,  parce  que  seul  à  l'exposition  il  est  dans  la  route  véritable. 
C'est  H.  Paul  Grand.  Sa  vitrine  renferme  des  étoffes  aussi  remar- 
quables par  le  dessin  que  par  la  couleur.  On  y  retrouve  le  goût  si 
pur  de  Venise  à  sa  plus  belle  époque.  Ses  velours  en  relief  sur  satin 
couleur  thé,  ses  lampas  capucine,  or  et  bleu,  argent  et  Heur  de  p6- 
cher,  ses  bordures  chinoises  noir  et  or  sur  des  draperies  rouge  de 
cinabre,  atteignent  le  plus  haut  degré  de  l'art  des  étoffes.  Il  n'y  a 
que  l'Inde  qui  les  dépasse  encore;  mais,  quand  on  s'inspire  de  l'art 
vënJUen,  on  a  déjà  un  pied  dans  l'Orient,:  le  reste  du  corps  doit  y 
passer. 

En  revenant  à  la  classe  VIII,  nous  retrouvons  bientôt,  adossée 
à  la  cloison  des  cristaux  de  Baccarat,  l'exposition  céramique  de 
M.  Collinot.  C'est  une  salle  persane  tout  en  faïence  digne  de  l'exa- 
men le  plus  sérieux.  Non-seulement  les  panneaux,  dans  le  style 
oriental ,  offrent  des  résultats  décoratifs  aussi  parfaits  que  ceux 
produits  par  les  plus  belles  faïences  de  l'Asie,  mais  les  vases,  par 
la  taille,  par  la  solidité  de  la  terre ,  comparable  à  de  la  pierre 
dure,  eolin  par  la  décoration  qui  les  recouvre,  arrivent  au  niveau 
des  poteries  chinoises,  les  premières  du  monde.  Cependant  ce  n'est 
pas  ici  de  la  porcelaine,  dont  la  pâte  si  fme  et  si  blanche  se  prête 
mieiu  que  toute  autre  à  la  décoration.  Tout  le  monde  a  été  frappé 
da  rôle  important  que  joue  la  faïence  française  à  l'exposition  de 
1S67  et,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  de  la  suprématie  qu'elle 
acoEquise  sur  celle  des  autres  pays.  Nous  ne  voulons  pas  assuré- 
ment, par  un  faux  sentiment  de  patriotisme,  rabaisser  cette  indus- 
trie chez  nos  voisins.  Les  fabriques  de  Minton,  de  Copland,  d'au- 
tres encore,  ont  contribué  des  premières  à  la  relever  de  l'oubli  où 
elle  était  tombée,  et  lui  ont  donné  une  existence  nouvelle.  Grâce 
à  leurs  relation»  commerciales  avec  le  monde  entier,  grâce  à  de 
grands  capitaux  et  à  de  puissantes  machines,  les  Anglais  ont  ré- 
pandu leurs  faïences  de  tous  les  côtés,  nous  créant  à  l'aide  du  libre 
échange  une  concurrence  terrible.  Toutefois  leur  succès  de  1S55  a 
été  très  affaibli  en  1S67,  et  l'impression  générale  est  qu'Us  ont 
perdn  cette  fois  plutôt  que  gagné. 

L'exposition  de  la  classe  VIII  est  certainement  une  de  celles  qui 
remplit  le  tnieux  les  conditions  du  progrès.  Ici  on  n'a  cherché  à 


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168  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

imiter  personne,  et  de  plu3  on  a  su  trouver  des  procédés  nouveaux 
et  créer  un  genre  absolument  en  dehors  de  la , fabrication  ordi- 
naire, élargissant  avec  une  eitrême  hardiesse  le  rôle  des  émaui. 
Il  faut  D'avoir  pas  vu  toutes  ces  mosquées  couvertes  d'émail  de 
la  cime  à  la  base  pour  méconnaître  la  beauté  qu'en  tire  l'architec- 
ture. Si  Venise  a  été  le  foyer  des  coloristes,  n'oublions  pas  qu'elle 
le  doit  à  ces  mosaïques  orientales  qui  habîtuùent  ses  enfans  à 
remplir  leurs  yeux  de  l'éclat  des  monumens.  La  décoration  en 
faïence,  comme  elle  a  été  comprise  en  Perse,  en  Asie-Mineure  et 
dans  l'Inde,  jetterait  sur  l'ensemble  gris  et  blafard  de  nos  villes  la 
couleur  et  la  gaieté  qui  leur  manquent,  donnerait  la  vie  et  le  pit- 
toresque à  l'architecture  froide  et  compassée  des  cités  européennes. 
A  Paris,  on  tâtonne,  on  essaie  sans  savoir  au  juste  ce  que  l'on  veut. 
Tantôt  on  exécute  des  peintures  de  grand  style  dont  le  seul  mérite 
est  de  faire  croire  que  ce  sont  de  mauvaises  peintures  à  l'huile,  car 
la  faïence  ne  s'y  trouve  jamais  avec  ses  qualités  propres,  qui  sont 
l'éclat,  la  franchise  et  la  simplicité  des  couleurs-mères;  tantôt  ce 
sont  ces  têtes  de  médailles  grecques  et  ces  éternels  rinceaux  ita- 
liens, jaunes  et  bleus,  dont  l'harmonie  douteuse  ne  produit  aucun 
effet  pour  la  décoration.  Dès  que  le  but  de  la  faïence  est  dépassé 
et  que  vous  lui  demandez  ce  qu'il  lui  est  impossible  de  donner, 
vous  seriez  Raphaël,  que  vous  n'arriveriez  à  atteindre  ni  l'art,  ni  la 
couleur,  et  ne  parviendriez  à  produire  qu'un  monstre.  Laissez  à  la 
peinture  à  l'huile  ses  effets  de  irompe-l'œil,  de  relief  et  de  vie, 
les  glacis,  les  lointains  vaporeux,  la  lumière  des  bois,  les  eaux 
calmes  ou  turbulentes,  toutes  choses  incompatibles  avec  les  couleurs 
limitées  qui  vont  au  feu.  L'art  décoratif  ne  veut  pas  de  tout  cela;  un 
beau  trait,  une  couleur  franche  et  pure,  voilà  ce  qu'il  lui  faut.  Jus- 
qu'à présent,  l'art  céramique  s'est  trop  complu  dans  la  reproduc- 
tion facile  des  faïences  italiennes,  françaises  et  hollandâses  de  ces 
derniers  siècles.  Tout  en  appréciant  la  finesse  et  le  goût  des  ome- 
mens  de  celles-ci,  on  doit  reconnaître  que  c'est  là  cependant  l'en- 
fance de  cet  art.  La  terre  en  est  mauvaise  mnsi  que  l'émul  et 
s'ébrèche  facilement,  puis  la  couleur  est  absente,  car  on  ne  saurait 
donner  ce  nom  au  bleu  terne  et  sans  modulation  qui  décore  la  plu- 
part d'entre  elles.  Applaudissons  donc  à  ceux  qui  sortent  de  l'or- 
nière, aux  procédés  nouveaux  qu'ils  inventent  et  qui  marquent  d'un 
progrès  l'histoire  de  l'art  industriel.  Espérons  surtout  qu'en  exami- 
nant les  merveilles  de  l'art  individuel  en  Orient  comme  en  France 
les  fabricans  comprendront  que  les  immenses  associations,  les  puis- 
santes compagnies,  qui,  sous  prétexte  de  liberté  de  l'industrie, 
créent  une  sorte  de  féodalité,  sont  une  des  causes  principales  de 
l'abaissement  de  l'intelligence  et  du  goût  dans  les  productions  dont 
nous  venons  de  nous  occuper.  Au  lieu  de  multiplier  les  établisse- 


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LES    ARTS    DÉCORATIFS.  159 

01605,  de  susciter  des  etTorts  personnels,  uae  concuiTence  féconde, 
elles  constituent,  des  monopoles,  imposent  k  la  société  leurs  exi- 
gences, et  ont  pour  tendance  commune  de  substituer  la  régularité 
à  I&  vie,  la  précision  des  mouvemens  à  l'acUvité  de  la  pensée.  Les 
onniers  ne  sont  plus  que  les  rouages  infîmes  d'un  organisme  sans 
caractère  et  sans  grandeur,  et  l'on  s'étonne  de  l'absence  complète 
d'individualisme  dans  ces  ceuvres  qui  sont  le  produit  fatal  des  ma- 
cbioes! 

Stimuler  l'initiative  particulière,  voilà  surtout  à  quoi  il  faudrait 
s'attacher  d'abord  pour  relever  l'art.  N'est-ce  pas  ce  qu'il  faudrait 
fure  aussi  pour  revivifier  le  commerce,  l'industrie,  toutes  les  ma- 
nifestations de  notre  vie  économique?  On  s'est  sans  doute  proposé 
de  hâter  ce  progrès  quand  on  a  organisé  la  grande  exhibition  du 
Champ  de  Mars;  nous  ne  croyons  pas  que  le  moyen  fût  mauvMS  en 
lui-même,  nous  trouvons  seulement  qu'il  n'a  pas  rendu  en  cette 
occasion  tout  ce  qu'on  eût  paru  en  droit  d'en  espérer.  En  songeant 
&nx  conséquences  que  devrait  amener  ce  grand  concours  com- 
meraal,  aux  fertiles  effets  qui  naîtraient  naturellement  des  rap- 
ports plus  intimes  entre  les  producteurs  et  les  consommateurs  sur 
tous  les  points  du  globe,  h  l'élan  prodigieux  que  des  besoins  nou- 
Teani  sont  appelés  à  imprimer  aux  communications  déjà  si  ra- 
pides, on  reste  consterné  de  la  durée  si  courte  dévolue  à  cette 
exposition.  On  craint  de  voir  tant  de  frais,  tant  de  peines,  per- 
dus sans  donner  de  résultat  sérieux.  Au  moment  même  où  l'heure 
est  venue  de  profiter  de  ce  prodigieux  effort,  il  serait  triste  de  le 
laisser  s'affaisser  sur  lui-même,  comme  un  ballon  qui  crève  avant  • 
de  s'enlever.  On  remue  le  monde,  on  l'attire  par  tous  les  moyens; 
ce  n'est  pas  tout,  il  faut  extraire  de  ce  mouvement  tout  ce  qui  peut 
le  rendre  fructueux.  Voyez  les  directeurs  des  musées  de  Kensing- 
ton,  de  Vienne,  de  Berlin,  de  Pétersbourg  et  de  Tillis;  avec  quel  em- 
jffessement  ils  mettent  la  main  sur  tout  ce  qui  leur  paraît  utilel  Les 
gonvememens  étrangers,  les  sociétés  particulières,  n'ont  pas  man- 
qué cette  précieuse  occasion,  que  la  France  semble  négliger.  Assoré- 
meot  l'exposition  universelle  de  1867  est  de  toutes  la  plus  complète 
et  la  plus  brillante,  elle  a  causé  un  ébranlement  général  des  hommes 
et  des  choses  de  l'industrie,  elle  attire  à  Paris  une  partie  de  l'uni- 
»era,  et  par  suite  elle  est  une  source  momentanée  de  richesse  pour 
le  pays;  mais  le  but  même  qu'on  s'est  proposé,  et  qui  est  d'exciter 
pu  la  comparaison  à  faire  mieux  et  à  meilleur  marché,  ce  but,  nous 
craignons  qu'il  ne  soit  pas  touché.  Notre  manque  de  capitaux,  notre 
médiocre  esprit  de  persévérance  et  d'union  dans  les  entreprises,  pla- 
ceront pour  longtemps  encore  notre  industrie  après  celle  de  l'Angle- 
terre. L'Allemagne  de  son  côté  a  pour  elle  l'avantage  d'une  masa- 


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160  BEVUE  DES  DEUX  UONDES. 

d' œuvre  beaucoup  moins  chère  qu'en  Angleterre  et  eu  France,  et 
les  prU  de  revient  y  sont  inférieurs  aux  nôtres.  Ce  sont  là  pour  le 
moment  deux  obstacles  dilDciles  à  surmonter.  Restent  l'art,  le  style, 
le  goût,  et  nous  faisons  les  afTaires  de  nos  voisins  en  les  conviant  à 
venir  en  surprendre  chez  nous  les  secrets.  Est-ce  bien  là  le  but 
des  eipositioDS?  Sont-elles  faites  pour  que  les  peuples  se  mesa- 
rent  entre  eux,  s'enlèvent  mutuellement  leurs  procédés  nouveaux? 
ou  plutôt  ne  sont-elles  pas  uniquement  destinées  à  faire  connaître 
et  vendre  les  produits?  Les  grandes  foires  d'autrefois  remplissaient 
parfaitement  ces  conditions,  et  permettaient  la  vente  immédiate, 
qui  n'est  pas  à  dédaigner.  C'est  donc,  croyons-nous,  à  l'ancien  sys- 
tème commercial  des  foires,  telles  que  celles  de  Beaucaire,  de  Leip- 
zig, de  Nîjni -Novgorod,  qu'on  sera  logiquement  conduit  à  revenir 
quand  cette  mode  des  expositions  universelles  sera  passée.  Les  foires 
ont  la  plupart  des  avantages  de  ces  dernières,  et  en  même  temps 
elles  échappent  à  des  inconvéniens  et  à  des  dépenses  qui  tiennent 
au  caractère  même  des  concours  officiels. 

C'est  à  la  France  de  profiter  de  la  grande  exhibition  de  1867  pour 
inaugurer  ce  régime  des  foires  en  organisant  un  marché  continu  el 
libre  où  viendront  aboutir  les  fabrications  du  monde  entier.  Od 
voit  par  le  succès  de  cette  exposition  et  la  secousse  qu'elle  a  donnée 
au  commerce  l'importance  qu'il  y  aurait  à  ne  pas  arrêter  tout  à 
coup  cette  force  d'impulsion.  L'œuvre,  selon  nous,  n'est  que  com- 
mencée; il  faut  songer  à  continuer  ce  mouvement  d'attraction  vers 
Paris  et  empêcher  la  réaction  qui  pourrait  résulter  d'un  trop  brus- 
que arrêt.  Le  courant  est  établi  au  profit  de  la  France,  qui  s'y  prête 
par  sa  position  géographique;  continuons-le,  soutenons-le  énergi- 
quement,  et  nous  deviendrons  l'entrepôt  du  monde.  Avec  les  che- 
mins de  fer  et  les  bateaux  à  vapeur,  il  sera  plus  facile  aux  Chinois 
et  aux  Tartares  de  venir  planter  leur  tente  à  Paris  que  de  se  rendre 
à  travers  leurs  steppes  à  la  foire  de  Novgorod.  A  quoi  serviraient 
les  nouveaux  moyens  de  s'entendre  et  de  se  connaître,  si  on  ne  le? 
appliquait  à  ce  qui  importe  le  plus,  les  rapports  industriels  des  na- 
tions. N'est-ce  pas  à  nous  que  revient  ce  rôle  civilisateur?  Quel 
pays,  quelle  ville,  se  trouvent  en  pareille  position  pour  devenir  le 
lac  central  de  tous  les  afiluens  commerciaux?  Quel  moment  plus 
propice  peut-on  espérer  pour  la  réalisation  de  cette  idée?  C'est  ainsi 
que  l'expo^liOD  universelle  de  1867,  si  elle  est  continuée,  agrandie, 
transformée,  peut  acquérir  une  importance  sans  pareille  et  donner 
à  la  France  d'incalculables  résultats. 

Adalbegt  de  Beauhoni. 


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SEINE   A  PARIS 


Le  Parisien  qui  traverse  les  ponts  et  passe  sur  les  quais  est  de- 
pnia  son  enfance  tellement  accoutumé  au  spectacle  qui  se  déroule 
Kos  ses  yeux  qu'il  ne  pense  guère  à  s'en  rendre  compte.  Il  sait  va- 
guement  qu'il  y  a  des  navires  au  port  Saint-Nicolas,  que  pendant 
l'été  on  peut  prendre  des  bains  de  rivière;  parfois  il  lit  dans  son 
iouroïl  qu'un  train  de  bois  s'est  brisé  contre  une  des  piles  du  Pont- 
an-Cbange;  par  curiosité  il  entre  à  la  Morgue,  et  souvent  il  re- 
garde les  pécheurs  à  la  ligne  assis  dans  les  bacbots  amarrés  à  la 
berge.  La  Seine  ne  lui  oITre  rieo  de  particulier;  elle  a  pourtant  une 
importance  majeure,  car  elle  est  une  des  grandes  voies  d'approvi- 
sioDDement  de  la  capitale,  et  de  plus  elle  a  une  existence  spéciale, 
représentée  par  les  industries  qui  vivent  sur  elle  et  par  elle.  I-'é- 
cKvatn  qui  raconterùt  l'histoire  de  la  Seine  pendant  les  seize  pre- 
miers siècles  de  la  monarchie  française  serait  bien  près  d'avoir  fait 
nne  histoire  complète  de  Paris.  Grâce  aux  routes  d'abord  et  ensuite 
uii  chemins  de  fer,  elle  n'a  plus  cette  utilité  redoutable  qui  en 
rendât  la  libre  possession  si  précieuse;  elle  n'est  plus  la  clé  de  la 
fuoine  ou  de  l'abondance.  Pour  apprécier  le  rôle  qu'elle  jouait  en- 
core dans  des  temps  relativement  rapprochés  de  nous,  il  faut  se 
f^peler  ce  que  dit  Pierre  de  l'Estoile.  «  Le  samedi  7  avril  1590, 
1>  ville  de  Heluo  fut  rendue  au  roy  par  composition.  La  prise  de 
cette  ville  avec  celles  de  Corbeil,  Montereau,  Lagny  et  autres  pas- 
sages de  rivières  saisis  en  mesme  temps,  qui  estoient  les  clés  des 
îivres  de  Paris,  avancèrent  fort  le  dessein  du  roy,  qui  estoit  de 
laire  faire  nne  diette  à  ceux  de  Paris,  qui  peust  tempérer  l'ardeur 
nn  uzn.  —  1807.  11 


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162  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  leurs  résolutions  et  frénaisies.  »  On  sait  l'épouvantable  famine 
qui  suivit  cette  conquête  de  la  Seine.  A  ce  moment,  tous  les  yeui. 
sont  tournés  vers  la  rivière,  du  haut  des  clochers  on  en  interroge 
le  cours  aussi  loin  qu'on  peut  en  suivre  les  méandres;  c'est  par  eUe 
seule  que  peuvent  arriver  les  vivres  si  douloureusement  attendus. 
Aussi  quel  désespoir  lorsque,  «  le  dimanche  28  du  présent  mois 
d'avril  1591,  la  flotte  de  Meaux  et  de  Château-Thierry,  conduisant 
à  Paris  jusqu'à  quatorze  cents  muis  de  bled  en  cent  quinze  basteaui, 
est  arrestée  et  prise  par  les  gens  du  roy.  »  S'il  en  ét^t  ainsi  au  temps 
de  Henri  IV,  qu'était-ce  donc  sous  les  rois  de  la  première  et  de  la 
seconde  race?  Ces  dures  époques  sont  aujourd'hui  passées  pour 
toujours;  mais  elles  ont  laissé  des  traces  profondes  qu'on  retrouve 
à  chaque  page  dans  les  vieux  mémoires.  Dès  que  la  navigaUoQ  de 
la  Seine  est  interdite,  Paris  s'émeut  et  se  désespère.  C'était  le 
fleuve  nourricier  par  excellence,  et  jusque  sur  les  marchés  publics 
il  déposât  le  blé,  le  vin,  le  bois  et  les  fruits.  L'interruption  do 
cours  de  la  Seine  apportât  la  famine,  la  contagion  et  la  mort. 

D'où  vient  ce  mot  :  ta  Seine?  Du  celtique,  dit-on  :  squan,  serpent; 
tin-ane,  la  lente  rivière;  sâgh-ang,  la  paisible  rivière;  les  Romans 
l'ont  latinisé,  selon  leur  usage,  et  en  ont  fait  Sequana.  A-t-elle  été 
one  divinité?  On  pourrait  le  croire,  puisque  le  Tibre  fut  un  dieu. 
Ceux  qui  la  possédaient  et  en  avaient  U  navigation  exclusive  étaient 
de  grands  personnages,  les  plus  riches  et  les  plus  considérables 
de  la  cité;  Û  y  a  longtemps  que  les  nautes  ont  fait  parler  d'eoi, 
et  le  plus  ancien  monument  de  Paris  leur  appartient.  Lorsque 
dans  l'année  1711  Louis  XIV  fit  changer  le  maltre-autel  de  Notre- 
Dame,  dans  les  fouilles  qu'on  opéra  au  milieu  du  chœur  de  la  vieille 
basilique,  on  rencontra  les  débris  d'un  autel  élevé  autrefois  psr 
nos  pères;  sur  une  de  ses  faces,  on  lisait  et  on  peut  lire  encore  au 
musée  de  Cluny  :  tib.  c*;sare  aog.  joti  optdmo  maxsumo...  m. 
NAUT£  PARisiAci  PUBucE  posiERUNT;  SOUS  Tibère  César  Auguste,  à 
Jupiter  très  bon,  très  grand,  les  navigateurs  parisiens  publique- 
ment consacrèrent...  Ces  naula,  désignés  plus  tard  sous  le  nom  de 
mercatores  aquœ,  furent  la  souche  de  notre  administration  munid- 
pale;  ils  furent  la  hanse.  Leur  chef,  d'abord  prévôt  de  la  marchan- 
dise d'eau,  devient  prévôt  des  marchands,  puis  maire  de  Paris  et 
enfin  préfet  de  la  Seine.  C'est  à  cette  origine  beaucoup  plus  qu'à  la 
forme  problématique  de  l'Ile  de  la  Cité,  qui  jadis  était  composée  àe 
trois  tles,  qu'il  faut  attribuer  les  armes  de  Paris,  le  vaisseau  et  la 
devise  :  fluctuât  nec  mergitur.  C'est  donc  de  la  Seine  qu'est  née 
la  ville  qui  est  encore  plus  la  capitale  du  monde  que  celle  de  la 
France. 

La  Seine  a  connu  toutes  nos  discordes  civiles,  et,  si  je  puis  dire, 
elle  y  a  pris  part.  Les  Normands  l'ont  envahie  sur  leurs  barques 


Dioti^odOyGoOt^lc 


Xi.   SEINE  A   PARIS.  16S 

d'osier  recouvertes  de  peau;  elle  a  vu  brûler  les  templiers  sur  l'Ilot 
où  s'élève  aujourd'hui  la  place  Dauphine;  elle  a  reçu  le  corps  de 
Louis  de  Bourbon,  l'amam  d'Isabeau  de  Bavière  :  «  laissez  passer 
la  justice  du  roi  I  »  Elle  s'est  refermée  sur  les  cadavres  des  d'Ar- 
m^acs,  lors  du  grand  massacre  de  lil8,  que  commaadait  Cape- 
loche;  à  la  Saint-Barthélemy  pendant  que  Charles  IX, 

Ce  roy,  non  juste  roy,  mais  Juste  arquebusier, 
GibofOil  aui  passans  trop  tardifs  k  noyer, 

elle  3  charrié  dix -huit  cents  huguenots  vers  le  quai  des  Bons- 
hommes; de  nos  jours,  elle  a  porté  jusqu'à  la  mer  les  livres,  les 
manoscrits,  les  vétemens  sacerdotaux,  les  vases  de  l'archevêché,  et 
pendant  cette  fratricide  insurrection  de  juin  elle  a  roulé  le  corps  de 
plos  d'un  combattant. 

Les  inondations  de  la  Seine  ont  été  jadis  fréquentes  et  souvent  ter- 
ribles. La  plus  considérable  dont  l'histoire  ait  gardé  1q  souvenir  est 
celle  de  1176;  elle  emporta  tout,  les  deux  ponts  qui  la  traversaient 
alors,  les  moulins,  les  barques,  les  berges,  les  piles  de  bois  et  les  mai- 
sons; elle  noya  les  troupeaux  qui  paissaient  dans  les  lies.  La  popula- 
tion consternée  se  tourna  vers  le  ciel,  et  l'évéque  de  Paris,  suivi  de 
tout  son  clergé,  de  tous  les  moines,  du  roi  Louis  VII  accompagné  de  sa 
conr,  vint  solennellement  sur  la  grève  étendre  les  mains  au-dessus 
de  la  rivière  rebelle  et  lui  montrer  un  clou  qui  avait  percé  les  mûns 
du  Christ;  puis  il  lui  dit  :  «  Que  ce  signe  de  la  sainte  passion  fasse 
rentrer  tes  eaux  dans  leur  Ut  et  protège  ce  misérable  peuplel  »  La 
CTue  s'arrêta,  et  la  ville  fut  sauvée.  Plus  récemment,  en  17iO,  à  Noël, 
Paris  fat  littéralement  inondé.  La  place  du  Palais-Royal,  la  place 
Haubert,  la  place  Vendôme,  les  Champs-Elysées,  étaient  sous  l'eau. 
Des  maisons  furent  renversées,  une  entre  autres  rue  Sânt-Domini- 
que.  Pour  porter  remède  à  tant  de  désastres,  on  découvrit  la  châsse 
de  sainte  Geneviève.  On  a  maintenant  des  moyens  plus  certains  pour 
resserrer  la  Seine  et  l'empêcher  de  courir  la  prétantaine  à  travers 
Paj^is.  Nos  ingénieurs  des  ponts  et  chaussées  n'emploient  guère  de  re- 
liques; mais  il  faut  croire  que  leurs  procédés  ne  sont  pas  mauvais, 
car,  malgré  les  déboisemens  imprudens  qui  ont  dénudé  les  monta- 
gnes voisine^  de  ses  rives,  la  Seine  est  assez  paisible  maintenant  et 
Se  franchit  plus  le  rempart  de  ses  quais,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
D  reste  d'être  sévèrement  surveillée  :  chaque  jour,  sa  hauteur  est 
relevée,  enregistrée,  et  tous  les  mois  le  tableau  de  ses  variations  est 
envoyé  à  l'Académie  des  Sciences,  à  l'Observatoire,  à  la  préfecture 
de  police  et  à  l'Hôtel-de-Ville.  Il  y  a  deux  étiages  à  Paris,  celui  du 
pont  de  la  Tournelle  et  celui  du  Pont-Royal.  Chacun  sut  qu'un 
étiage  est  le  niveau  de  la  rivière  pris  à  ses  plus  basses  eaux;  ce  sont 
celles  de  1719  qui  ont  servi  de  point  de  départ.  Pour  avoir  la  hau^ 


A 


16S  REVUE   DES  DEUX   «ONDES. 

teur  exacte  de  la  rivière  depuis  le  fond  jusqu'à  la  soperGcie,  U  fuit 
ajouter  pour  le  pont  de  la  Tournelle  O^tid  et  O^iSK  pour  le  Pont- 
Royal;  le  zéro  de  l'échelle  du  premier  est  dooc  marqué  à  Q'',h^  au- 
dessus  du  sol  même  de  la  rivière;  le  zéro  de  l'échelle  du  second  à 
O'.SS.  Ce  calcul  n'est  pas  d'une  certitude  absolumeot  rigoureuse, 
car  le  lit  de  la  Seine  subit  parfois  des  tassemens  et  des  ensablemens 
qui  peuvent  modirier  son  oiveau.  Les  eaux  les  plus  basses  qu'on  j 
ait  jamais  observées  se  montrèrent  le  29  septembre  1865  et  laissè- 
rent apercevoir  le  sol  même  de  la  rivière  (1).  En  1866,  précisément 
à  la  même  date,  les  eaux,  gagnant  pour  cette  année-là  leur  maxi- 
mum d'élévation,  arrivèrent  à  5'",60,  et  par  extraordinaire  c'est  le 
1"  janvier  que  les  eaux  atteignirent  leur  niveau  le  plus  faible,  0'',ÏQ 
au-dessus  de  zéro.  Ce  fait,  qui  au  premier  abord  nous  parait  étrange, 
d'un  abaissement  anormal  de  la  rivière  pendant  les  mois  rigou- 
reux n'est  pas  aussi  rare  qu'on  pourrait  le  croire,  et  a  déjà  été  re- 
marqué autrefois.  En  effet,  je  lis  dans  les  mémoires  de  l'Estfûle  : 
«  Le  jeudi  3  janvier  1591,  qui  estoit  le  jour  Sainte-Geneviève,  la 
rivière  de  Seine,  qui  estoit  si  basse  en  ceste  saison  que  l'on  pouvoit 
quasi  aller  à  pied  sec  du  quai  des  Augustins  en  l'isle  du  Palus  (ce 
qui  n'avait  été  vu  de  mémoire  d'homme),  vint  à  croistre  ce  joar 
sans  aucune  cause  apparente.  » 

Si  Paris  étiût  une  circonférence,  la  Seine  en  serait  l'axe,  car  elle 
le  traverse  dans  sa  plus  grande  largeur  sur  une  étendue  de  11  ki- 
lomètres et  demi;  la  vitesse  moyenne  de  son  cours  entre  les  quais 
qui  la  pressent  et  accélèrent  sa  marche  est  de  (f.Q^  par  seconde, 
ce  qui  donne  2,840  mètres  à  l'heure,  un  peu  plus  d'une  demi-Iieuc; 
une  épave  abandonnée  au  fil  de  l'eau  mettrdt  donc  environ  dnq 
heures  pour  franchir  Paris  depuis  le  pont  Napoléon  jusqu'au  pont  do 
Point-du-Jour.  A  son  entrée  à  Paris,  la  Seine  est  large  de  165  mètres 
et  de  136  à  sa  sortie.  Vers  le  pont  Saint-Michel,  resserrée  dans  son 
bras  le  plus  étroit,  elle  n'a  que  49  mètres;  mais  au-dessous  du 
Pont-Neuf  elle  obtient  toute  son  amplitude,  et  parvient  à  263  mè- 
tres de  largeur.  Quant  à  sa  limpidité,  elle  est  aussi  variable  qus  le 
temps;  un  spécialiste  qui  fait  autorité  dans  la  matière,  H.  Poggi  aie 
a  calculé  que  la  Seine  était  en  moyenne  trouble  pendant  179  jours 
de  l'année. 

L'eau  de  la  Seine  est-elle  bonne  à  boire?  Grave  question  sur  la- 
quelle on  a  écrit  des  volumes;  la  chimie  s'est  chargée  de  répondre, 

(I)  ■  On  uit  i  quel  éut  lea  BJchereiMi  de  1865  av^ent  rédait  la  Sdne.  L*  ririM 
•Ttit  pris  l'upect  d'an  féririble  égout,  dont  lei  e>ui  boarbeuse»  exclUlent  une  Ti*c 
répugnuice.  ■  ^Robinet,  Sur  m»  applicalton  de  t'h]/drotimitrU.)  La  effet,  le  W  MP* 
lembre,  les  obwrvatioDi  portent  que  la  Seine  deKendit  à  1  mËire  lu-deMOui  de  léro 
de  l'étiage  du  Pont-Royal;  il  faut  admetlre  dans  ce  cai  que  lei  langes  du  lll  de  U  ri- 
vlèra  a'etaient  afUwées  de  SO  cenlimètrei  au  molni. 


;dOyGoO<^lc 


U  SBINB  A  PARIS.  165 

et  voici  ce  qa'elle  dit  :  Dans  les  temps  de  plaie  et  de  fonte  de  neige, 
le  résidu  limoneux  des  eaux  de  la  Seine  s'élève  à  1  et  2  grammes 
par  liire,  de  plus  elle  conUeDt  environ  2  on  3  pour  100  de  ma- 
cères organiques;  en  général,  dans  la  saison  normale,  l'eau  prise 
an  centre  de  Paris  renferme  par  litre  16  centigrammes  de  carbonate 
de  chaux,  2  de  carbonate  de  magnésie,  2  de  sulfate  de  chaux  et 
quelques  milligrammes  de  chlorures  alcalins  et  de  nitrates.  —  Certes 
noe  telle  boisson  est  potable;  mais  est-ce  bien  l'eau  de  la  Seine  qui 
abreuve  Paris?  Les  Parisiens  de  la  rive  gauche  boivent  l'eau  de 
k  Seine,  les  Parisiens  de  la  rive  droite  boivent  l'eau  de  la  Marne. 
Des  expériences  sérieuses  et  concluantes  ne  lussent  aucun  doute 
icet  égard.  Les  deux  rivières  se  côtoient  sans  se  mêler  pendant 
qu'elles  traversent  Paris  entre  les  mêmes  bords,  sur  le  même  lit; 
c'est  en  vain  qu'elles  se  heurtent  entre  les  piles  des  ponts,  qu'elles 
sont  agitées  par  tes  bateaux  à  vapeur  :  elles  se  conservent  presque 
pures  malgré  leur  contact  forcé.  H  faut  qu'elles  soient  attirées  et 
comme  baralléis  dans  le  grand  coude  que  la  Seine  fait  en  face  de 
Veudon  pour  perdre  leurs  qualités  distinctes  et  devenir  réellement 
aoe.  A  Sèvres  seulement,  le  mélange  est  complet,  et  l'eau  est  enfm 
absolument  uniforme. 


U  topographie  de  la  Seine  a  souvent  changé;  je  ne  parle  pas 
senlement  de  ses  berges,  où  les  quais,  commencés  en  1312  par 
Philippe  le  Bel,  n'ont  été  achevés  que  de  nos  jours.  La  vallée  de  ta 
Misère  est  devenue  la  place  du  Châtelet,  la  prottienade  plantée  de 
saoies  et  chère  aux  Parisiens  est  aujourd'hui  le  quai  des  Grands- 
AngDslîns,  l'Écorcherie  s'appelle  le  quai  de  Gèvres;  en  passant  de- 
nntle  qutû  d'Orsay,  bâti  en  1802,  Née!,  à  la  fin  du  siècle  dernier, 
pouvait  écrire  dans  son  burlesque  Voyage  à  Saint-Cloud  par  terre 
ttparmer  :  «  J'esUmai  que  ce  que  je  voyais  était  ce  que  nos  géo- 
graphes de  Paris  appellent  la  Grenouillère,  parce  que  j'entendis 
effectivement  le  coassement  des  grenouilles.  »  Les  peaussiers,  les 
mégissiera,  qui,  habitant  les  bords  de  ta  Seine,  avaient  baptisé  le 
quai  de  la  Mégisserie,  sont  relégués  avec  les  tanneurs  dans  le  fau- 
bourg Saint-Marceau,  à  côté  de  la  Blèvre;  les  bouchers  ont  vu  leurs 
abattoirs,  qui  jadis  ensanglantaient  les  environs  de  l'Hôlel-de- Ville, 
repoussés  vers  les  quartiers  excentriques.  Lentement,  mais  inces- 
samment la  Seine  s'est  épurée,  elle  a  rejeté  loin  de  ses  rives  tous 
les  corps  d'état  malflairans  qui  les  encombraient  :  elle  est  aujour- 
f  bui  exclusivement  réservée  à  la  navigation ,  à  la  batelerie  et  aux 
industries  spéciales  qui  s'y  rattachent  et  vivent  forcément  sur  l'eau; 
mus  ce  ne  sont  pas  seulement  les  rivages  de  la  Seine  qui  ont  subi 


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166  BErOE  DES  DEUX  MONDES. 

des  modifications  :  ses  lies  non  plus  n'ont  pas  été  épargnées;  au 
^é  des  besoins  successiTs,  on  les  a  reliées  entre  elles  ou  rattachées 
à  la  terre  ferme. 

Dans  tout  le  cours  de  la  Seine  parisienne,  on  n'en  compte  plus 
que  deux  à.  cette  heure,  l'Ile  de  la  Cité,  l'tle-mère,  celle  d'où  la 
vieille  Lutëce  est  sortie  du  fond  des  marécages,  et  l'Ile  Saint-l/iuis; 
les  autres  méritent  qu'on  rappelle  ce  qu'elles  étaient  et  qu'on  dise 
ce  qu'elles  sont  devenues.  Jadis  on  en  comptait  dix  :  c'était  d'abord 
rUe  aux  Javiaux;  en  li68,  elle  prit  le  nom  de  Nicolas  Louviers, 
prévôt  des  marchands,  qui  la  possédait.  Au  commencement  du 
XTiii'  siècle,  elle  fut  acquise  par  l'administration  municipale  sans 
but  déterminé  ;  elle  était  louée  à  des  marchands  de  bois,  qui  y 
créèrent  des  chantiers  iraportans,  sorte  de  docks  des  bois  flottés  (1). 
C'est  ainsi  que  nous  l'avons  encore  connue,  réunie  au  quai  des  Cé- 
lestins  par  le  petit  pont  de  Gramrapnt  et  n'ayant  pour  toute  maison 
qu'un  poste  occupé  par  des  gardes  municipaux  ;  l'étroit  bras  de  la 
Seine  qui  la  séparait  de  la  ville  a  été  comblé  en  1843.  Elle  resta 
inhabitée,  et  en  1848  on  y  établit  des  baraquemens  pour  quelques- 
uns  des  régimens  de  l'armée  rassemblée  à  Paris  à  la  suite  de  l'in- 
surrection de  juin.  Aujourd'hui  l'ancienne  île  Louviers  est  bordée 
d'un  côté  par  le  boulevard  Morland,  de  l'autre  par  le  quai  Henri IV, 
et  l'on  ne  se  douterait  guère,  à  la  voir,  qu'elle  était,  il  y  a  vingt  ans 
à  peine,  entourée  d'eau  de  tous  côtés. 

L'ile  Saint-Louis,  qui  de  nos  jours  encore  a  conservé  une  phy- 
sionomie toute  spéciale  (et  qui  offre  une  honorable  particularité 
que  Parent-Ducbâtelet  fait  ressortir  avec  soin) ,  est  formée  de  l'île 
Notre-Dame  et  de  l'tle  aux  Vaches;  en  examinant  un  plan  de  Paris 
au  xvi°  siècle,  on  voit  que  ces  deux  lies  étaient  séparées  par  un 
petit  canal  étroit  qui  ne  pouvait  recevoir  aucun  bateau,  et  qui  pas- 
sait sur  l'emplacement  actuel  de  l'église  Saint-Louis.  Par  contrat 
signé  le  19  avril  1614  et  enregistré  le  6  mai  de  la  môme  année, 
elles  furent  concédées  à  Christophe-Marie,  entrepreneur  général  des 
ponts  de  France,  et  à  Le  Regratier,  trésorier  des  Gent-Suisses,  h.  la 
condition  qu'ils  réuniraient  les  deux  Iles  ensemble  et  les  joindraient 
&  la  terre  ferme  par  un  pont.  Grâce  aux  difficultés  élevées  parle 
chapitre  de  Notre-Dame,  qui  avait  un  vieux  droit  de  possession  sur 
ces  terrains,  les  constructions  ne  furent  terminées  qu'en  1647;  la 
rue  Le  Begratier  et  le  pont  Marie  ont  consacré  le  nom  des  fondateurs 
de  l'Ile  Saint-Louis.  Dans  l'origine,  l'île  de  la  Cité  s'arrêtait  à  l'en- 
droit où  l'on  a  tracé  la  rue  Harlay-du-Palais;  au-dessous  d'elle, 

(1)  Ses  débuts  soas  ce  rapport  netorent  pas  heureux.  Dans  liDoUdaSS  au  39  mars 
1731,  UD  chantier  de  bols  de  charpente  y  Tat  consuma  par  ud  iacendie  que  trois  OQ- 
TTiers  y  allumèrent  en  fumant.  Ces  malheureux  périrent  dans  les  flammes,  et  le  dégll 
dépasM  1(0,000  fnuics.  Voyez  Buvat,  Journal  dt  ia  régince,  D,  p.  S33. 


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Lk  SEINB  A   PAHIS.  167 

Tere  l'ouest,  s'étendait  l'Ue  aux  Juifs,  l'île  aux  Treilles,  où  furent 
brûlés  le  graDd-maltre  Jacques  Molay  et  Guy,  commandeur  de  Nor- 
maDdie;  au-delà,  c'était  l'Ilot  de  la  Gourdûne  ou  l'Ile  au  Moulio- 
Bud.  En  1578,  Henri  III  réunit  les  trois  Iles  en  une  seule  au  mo- 
ment où  il  rusait  commencer  la  construction  du  Pont-Neuf.  Henri  IV 
donna  tout  cet  emplacement  au  chancelier  de  Harlay  à  la  charge 
de  le  couvrir  de  musons  bâties  sur  un  plan  indiqué  par  Sully;  l'Ile 
mi  Juifs  est  maintenant  la  place  Dauphine  et  l'Ile  de  la  Gour- 
daine  est  le  terre-plein  sur  lequel  s'élève  la  statue  d'Henri  IV.  L'Ile 
du  Louvre  était  un  simple  banc  de  sable  qui  a  été  détruit  vers  la 
Gd  du  XVII*  siècle,  lorsqu'on  construisit  le  port  Saint-Nicolas;  l'Ue 
de  Seine  était  séparée  de  la  Greuouillëre  moins  par  un  bras  de  ri- 
vière que  par  un  marécage  peuplé  de  batraciens;  elle  avait  une 
quinzaine  d'arpens  de  longueur  et  conteuait  des  oseraies;  en  1645, 
à  l'aide  d'un  barrage  en  amont,  on  dessécha  le  fossé  boueux,  et 
l'Ile  disparut.  L'Ile  des  Cygnes,  où  s'élèvent  aujourd'hui  la  manu- 
facture des  tabacs  et  le  Garde- Meuble,  n'a  été  jointe  à  la  rive  gauche 
que  depuis  1820.  Son  premier  nom  était  fort  irrévérencieux;  elle 
doit  le  second  aux  cygnes  que  Louis  XIV  avait  fait  mettre  sur  la 
Sàne  en  1676,  et  qui  allaient  chercher  un  refuge  et  déposer  leurs 
couvées  dans  les  roseaux  dont  l'Ile  était  entourée;  elle  servit  de 
point  de  mire  à  bien  des  faiseurs  de  projets,  et  en  1785  un  archi- 
tecte nommé  Poyet  proposa  d'y  bâtir  un  nouvel  Hôtel-Dieu  qui  au- 
TÛt  eu  exactement  la  forme  du  Colisée  de  Rome.  Son  mémoire,  ac- 
compagné de  plans,  est  extrêmement  curieux  à  parcourir  et  montre 
on  homme  qui  avait  des  idées  aussi  grandioses  que  pratiques  (1). 

L'aDDexioQ  delà  banlieue  a  faitentrer  une  lie  nouvelle  dans  Paris; 
est-ce  bien  une  lie?  A  la  voir,  on  en  pourrait  douter  :  elle  ressemble 
à  une  étroite  jetée  qui  prolonge  la  pile  médiane  du  pont  de  Grenelle; 
OD  la  nomme  Vallée  des  Cygnes  :  elle  ne  porte  aucune  habitation; 
mais  elle  est  le  paradis  des  pêcheurs  à  la  ligne.  Sur  ses  berges 
verdoyantes,  ils  se  réunissent  attentifs  et  silencieux;  c'est  le  petit 
bras  de  la  Seine  où  ne  passent  pas  les  bateaux  à,  vapeur  qui  est  le 
théâtre  de  leurs  exploits;  l'ablette  abonde,  le  goujon  donne,  et  par- 
fois même  on  a  la  chance  d'enlever  un  barbillon,  à  la  grande  ja- 
loQsie  des  concurrens  voisins. 

Il  faut  aussi  parler  des  ponts,  car  Us  appartiennent  à  la  Seine, 

|1)  Slrmoire  lur  la  nietniti  de  transférer  et  recoratrutre  l'Hâltt-Dieu  dt  Paris,  etc., 
pwle  (iear  Poyet,  architecle  et  contrtlear  des  bfttimeps  de  Is  ville  (17851.  Ce  projet 
«■(Mil  point  noQTeau,  esr  Barbier  IChronîipie  de  la  régenct  et  du  règnt  de  Louis  XV), 
■frt*  tTeir  racoaté  rincendie  qui  détriÙBit  une  partie  de  l'Hùtel-Oieu  a.a  mois  d'ooOt 
l'37,  Rjoute  :  ■  Le  public  eoubaitaroit  fan  que  cet  Mcident  doDoït  lieu  à  Ater  l'HAtel- 
Diea  dn  milieu  de  Paris  pour  le  transporter  dans  l'Ile  H...,  au-dessus  des  InTalldes, 
■nenda  que  la  qnaDtité  d'ordures  qui  sorteut  de  cet  bApItal  par  UDe  lessive  coutinuella 
doit  corrompre  Teau  que  l'on  puise  au-deuoos  pour  boire  dans  tout  Paris.  • 


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168  RETDE   DES   DEUX  MONDES. 

doDt  ils  joignent  les  deux  rives  et  dont  ils  ont  singulièrement  mo- 
difié ta  physionomie.  Dans  le  principe,  quand  toute  la  ville  était  la 
Cité,  il  n'y  en  eut  cpie  deux,  le  Grand  et  le  Petit,  défendus  cliacun 
à  leur  entrée  par  une  forteresse  :  le  Grand-Châtelet,  le  Peiit-Ghâ- 
telet.  Ces  deux  ponts  suffirent  aux  besoins  des  Parisiens  pendant 
treize  ou  quatorze  siècles.  Dès  liai,  te  Grand-Pont  prit  le  nom  de 
Pont-au-Change  à  cause  des  changeurs  de  monnaies,  qui,  sur  l'ordre 
de  Louis  VII,  y  avaient  établi  leurs  boutiques;  les  eaux,  les  débâ- 
cles de  glaces  l'ont  souvent  emporté.  Les  maisons  qu'il  portait  furent 
démolies  en  1786,  à  l'époque  où  l'on  se  décida  à  supprimer  les  ha- 
bitations qui  encombraient  les  ponts  et  les  rendaient  souvent  dan- 
gereux. Il  a  été  récemment  refait  de  fond  en  comble  pour  continuer 
l'alignement  du  boulevard  Sébastopol.  Un  manuscrit  de  la  Biblio- 
thèque impériale  contient  une  miniature  exécutée  en  1SÛ5  qui  re- 
présente le  Pont-au-Change;  il  ne  ressemble  guère  à  ce  qu'il  est 
aujourd'hui  ;  ses  arcbes  sont  embarrassées  par  des  moulins,  et  ses 
bords  disparaissent  sous  les  masures  qui  les  couvrent.  C'était  le 
pont  par  excellence  à  cette  époque;  Guillebert  de  Metz,  qui  l'a  visité, 
en  parle  avec  admiration.  «  Là  demeurent  les  changeurs  d'un  costé 
et  les  orfèvres  d'autre  costé.  En  l'an  quatorze  cent,  et  quand  la 
ville  estoit  en  sa  fleur,  passoient  tant  de  gens  tout  jour  sur  ce  pont 
que  on  y  rencontroit  adez  ung  blanc  moine,  adez  un  blanc  cheval.  » 
Il  appartenait  k  trois  juridictions  différentes  qui  toutes  trois  y  exer- 
çaient la  justice  avec  cette  jalousie  inquiète  que  donnent  les  privi- 
lèges seigneuriaux.  La  chaussée  était  au  roi,  les  arches  de  côté  au 
chapitre  de  Motre-Dame,  qui  y  faisait  moudre,  l'arche  du  miheu  au 
prévôt  des  marchands.  Cette  dernière  était  exclusivement  réservée 
à  la  navigation;  mais  nul  bateau  ne  pouvait  la  francliir  sans  payer 
un  droit  lixe  à  l'avaleur  de  nefs.  Que  le  lecteur  ne  voie  pas  dans 
ce  fonctionnaire  une  sorte  de  Gargantua  engloutissant  les  bateaux 
chargés  de  vivres  et  de  vins;  son  nom  a  une  signification  moins  re- 
doutable :  il  avalait  les  nefs,  c'est-S-dire  qu'il  les  faisait  descendre, 
les  dirigeait  en  aval  de  la  rivière.  Lorsqu'un  roi  de  France  faisait 
son  entrée  solennelle  dans  <i  sa  bonne  ville  de  Paris,  ii  il  passait  sur 
le  Pont-au-Change;  au  moment  où  il  y  mettait  le  pied,  auprès  du 
Grand-<;tiâlelet,  les  jurés  oiseliers  avaient  le  privilège  et  l'obliga- 
tion de  lâcher  des  oiseaux  captifs,  afin  de  rappeler  au  souverain  la 
liberté  qu'il  devait  accorder  aux  prisonniers.  Le  Petit-Pont  est  au- 
jourd'hui encore  tel  qu'il  fut  rebâti  en  1718,  après  avoir  été  neuf 
fois  détruit  par  des  incendies  et  des  inondations. 

Le  pont  Saint-Michel  fut  le  troisième  pont  que  vit  Paris;  il  fut 
commencé  en  1378  par  ordre  de  Charles  V  et  terminé  seulement 
en  1387.  Les  vieillards  peuvent  se  rappeler  l'avoir  vu  chargé  de 
mwBons,  car  ces  dernières  ne  furent  enlevées  qu'en  1808;  il  vient 


LA   SEINE   A   PABIS.  169 

d'être  repris  bd  sous-œuvre  et  mis  en  rapport  avec  le  boulevard 
Saiot-Hicliel,  qu'il  réunit  au  boulevard  Sébastopol.  En  IMS,  pen- 
dant une  des  époques  les  plus  troublées  de  notre  histoire,  au  mo- 
meat  de  cette  folie  de  Charles  VI  qu'on  appelait  h  l'occupation  de 
notre  seigneur  le  roi  de  France,  »  on  compléta  la  communication 
de  la  Cité  avec  la  terre  ferme  en  construisant  le  pont  Noire-Dame, 
qui  ne  fut  achevé  qu'en  ii'21  et  ne  dura  pas  longtemps,  car,  grâce 
au  mauvais  matériaux  de  son  appareil,  il  s'écroula  en  lA'j9;  on  le 
rebâtit,  et  nous  l'avons  vu  encore  embarrassé  d'une  haute  conslruo- 
lion  soutenue  sur  pilotis,  énorme  pompe  hydraulique  élevée  en 
1670,  refaite  en  1708,  qui  chaque  jour  distribuait  deux  millions  de 
litres  d'eau  aux  quartiers  environnans.  C'était  un  lieu  de  repêche 
des  cadavres;  tous  les  noyés  de  la  Haute-Seine,  entraînés  par  la 
force  extraordinaire  du  courant,  venaient  s'arrêter  dans  l'assem- 
blage des  poutres  qui  servaient  de  fondation  à  cette  vaste  machine 
et  étaient  recueillis  par  le  gardien,  qui  les  faisait  porter  à  la  morgue 
et  retirait  quelques  bénéfices  de  cette  étrange  industrie.  La  pompe 
avec  son  enchevêtrement  de  poutres  et  de  madriers  a  été  enlevée 
en  1858;  cette  suppression  a  rendu  la  navigation  plus  facile,  mais 
Déanmoins  elle  est  dangereuse  sous  le  pont  Notre-Dame,  et  l'arche 
da  Diable  n'a  que  trop  mérité  son  nom;  elle  a  vu  sombrer  bien  des 
bateaux  chargés  de  pierres  et  se  briser  les  coupons  de  bien  des 
trains  de  bois.  Grâce  à  la  canalisation  du  petit  bras  de  la  Seine  pa- 
naienoe  et  au  barrage  écluse  de  la  Monnaie ,  une  route  meilleure 
est  ouverte  aux  mariniers,  et  le  pont  Notre-Dame  est  presque  com- 
plètement délaissé  aujourd'hui. 

Il  était  couvert  de  maisons  comme  les  autres.  Mercier  raconte 
dans  son  Tnbleau  de  Paris  que  le  2  janvier  1782  une  débâcle  im- 
prévue entraîna  l'énorme  patache  qui  servait  de  bureau  aux  doua- 
niers de  la  Seine;  emportée,  elle  brisa  sur  son  passage  tous  les 
chalands  qu'elle  rencontra.  Les  débris  se  précipitèrent  vers  le  pont 
Sotre-Darae;  «  on  ordonna  de  déménager  sur  l'heure,  »  une  subite 
reprise  de  gelée  sauva  ie  pont  et  ses  habitans.  Mercier  r''dama  le 
déblayage  immédiat  de  tous  les  ponts,  n  Quand  toutes  les  cheminées 
Mec  les  entre-sols  seront  dans  la  rivière,  dit-il,  il  faudra  bien  d'au- 
tres travaux  pour  décombrer  le  lit  de  la  Seine.  »  U  avait  raison,  et, 
^t  rare,  il  fut  entendu,  car  on  prit  cnlJn  la  grande  mesure  récia- 
mée  depuis  si  longtemps,  et  l'on  commença  à  rendre  le  passage 
des  ponts  sérieusement  praticable. 

En  mai  1578,  dit  Pierre  de  l'EstoUe,  «  à  la  faveur  des  eaux,  qui 
lora  commencèrent  et  jusques  à  la  Saint-Mariin  continuèrent  d'être 
fort  basses,  fut  commencé  le  Pont-Neuf  de  pierre  de  taille,  qui  con- 
duit de  Nesle  à  l'École  Saint-Germa'm,  sous  l'ordonnance  du  jeune 
du  Cerceau,  architecte  du  roy.  »  C'est  Heuri  IV  qui  devait  le  voir 


vCoc^lc 


170  RETCE    DES    DEOX    MONDES. 

terminer  en  1602.  A  peine  fut-il  achevé  que  les  bouquinistes  s'en 
emparèrent  pour  y  mettre  leurs  échoppes  et  leurs  étalages;  il  ne 
fallut  rien  moins  qu'un  arrêt  du  parlement  pour  les  eu  déloger  en 
16Û9;  ils  se  sont  réfugiés  sur  les  quais,  et  depuis  lors  ils  les  occu- 
pent en  maîtres. 

Dans  ce  temps-là,  on  n'avait  guère  de  respect  pour  les  besoins 
de  la  navigation,  qui  cependant  était  plus  considérable  qu'aujour- 
d'hui, car  le  pont  était  à  peine  achevé  qu'on  élevait  sur  la  seconde 
arche  une  pompe  qu'on  appela  la  Samaritaine,  et  qui  avût  son 
gouverneur  comme  un  château  royal;  elle  était  fort  aimée  des  ba- 
dauds parisiens  qui  en  vendent  écouter  le  carillon;  après  avoir  été 
reconstruite  en  1772,  elle  fut  abattue  en  1813.  Ce  n'était  pas  le 
seul  édifice  inutile  qui  embarrassait  le  Pont-Neuf;  on  se  souvient  en- 
core des  vingt  boutiques  dessinées  par  Soufllot  qui  s'arrondissaient 
sur  le  parapet  et  semblaient  prolonger  les  piles  :  on  y  vendait  des 
habita,  des  chapeaux,  des  briquets-Fumade;  tout  cela  a  disparu 
enfm,  et  au  lieu  de  ces  vilaines  logettes  on  a  placé  des  bancs  semi- 
circulaires  qui  ne  gênent  pas  la  vue,  n'entravent  pas  la  circula- 
tion et  servent  aux  passans  fatigués. 

On  peut  comprendre  l'accroissement  extraordinùre  que  subit 
Paris  pendant  le  xtii'  siècle  en  voyant  la  quantité  de  ponts  qu'on 
y  élève  pour  mettre  les  difTérens  quartiers  en  communication  les 
uns  avec  les  autres,  augmenter  la  facilité  de  la  circulation  d'une 
rive  à  l'autre  de  la  Seine  et  supprimer  avanlageusemeot  les  bacs, 
les  batelets,  dont  les  derniers  ne  disparurent  cependant  que  vers 
1820.  En  1635,  le  Pont-Marie  est  terminé;  le  pont  de  la  Tournelle, 
d'abord  bâti  en  bois  en  1320,  est  refah  en  pierre  en  1656;  en  163d, 
on  établit  le  Pont-au-Double,  ainsi  nommé  parce  qu'il  fallait  payer 
un  double  denier  pour  avoir  le  di-oit  de  le  traverser.  Jusqu'au  mi- 
lieu du  XVII'  siècle,  on  ne  communique  des  Tuileries  à  la  rive 
gauche  que  par  un  bac  dont  le  souvenir  est  conservé  aujourd'hui 
encore  par  la  rue  qui  porte  ce  nom.  Vers  1632,  le  sieur  Barbier, 
contrôleur-général  des  forêts  de  l'Ile-de-France,  fît  bâtir  un  pont  de 
bois  qui  s'appela  le  Pont-Barbier,  le  pont  Saint-Anne,  en  rhonneur 
de  la  reine,  et  bien  plus  communément  le  Pont-Rouge;  d'après  le 
plan  de  Gomboust,  il  aboutissait  précisément  en  face  la  rue  de 
Beaune  et  était  aussi,  comme  le  Pont-I4euf  et  le  pont  Notre-Dame, 
embarrassé  d'une  pompe  hydraulique.  Tant  bien  que  mal  il  dura  une 
cinquantaine  d'années,  fort  endommagé  souvent  par  les  débâcles  et 
exigeant  des  réparations  presque  continuelles.  Le  2u  février  1684, 
une  crue  plus  haute  que  de  coutume  se  fît  sentir  en  Seine,  et  le  pont 
s'en  alla  avec  elle.  Louis  XIV  ordonna  de  le  reconstruire  en  pierre; 
l'arrêt  du  conseil  est  du  10  mars  1685  ;  quatre  ans  après,  le  Pont- 
Royal  élût  terminé  sous  la  direction  de  Gabriel,  et  le  procès-verbal 


■iptizedOyGoO<^lc 


LA   SEINE   A   PARIS.  171 

de  réception  du  13  juin  1689  constate  qu'il  a  coûté  742,171  livres 
11  sols  (1). 

Ed  1617,  on  avàt  réani  l'tle  Saint-Louis  à  la  Cité  par  le  pont  de 
bms,  dit  aussi  le  Pont-Rouge,  qu'une  passerelle  remplaça  en  18S2, 
et  qui,  aujourd'hui  en  bonnes  pierres  de  taille,  s'appelle  le  pont 
Siûnt-Louîs.  Au  xtiii'  siècle,  un  seul  pont  apparaît,  mais  c'est  le 
plus  beau  de  Paris;  le  pont  de  la  Concorde,  commencé  en  1787, 
traînait  en  longueur,  la  prise  de  la  Bastille  en  accéléra  la  construc- 
tion en  lui  apportant  les  matériaux  de  la  vieille  forteresse.  Pendant 
longtemps,  nous  l'avons  vu  orné  de  douze  statues  colossales  qui  re- 
présentaient quelques-uns  des  héros  de  l'histoire  de  France;  mas 
elles  chargeaient  trop  les  piles  sur  lesquelles  elles  étaient  placées, 
on  craignait  un  tassement  qui  aurait  pu  avoir  de  graves  consé- 
quences, et  en  1837  on  transporta  ces  lourds  grands  hommes  dans 
la  cour  d'honneur  du  château  de  Versailles  (2). 

Tels  sont  les  dix  ponts  que  le  xix'  siècle  a  trouvés  à.  Paris  et  qui 
alors  suffisaient  amplement  aux  besoins  de  la  grande  ville.  Napo- 
léon, la  dynastie  de  juillet  et  le  second  empire  ont  singulièrement 
augmenté  ce  nombre  :  Paris  possède  aujourd'hui  vingt-six  ponts  et 
même  vingt-sept,  si  l'on  compte  le  pont  Saint-Charles,  qui  sert  aux 
communications  des  deux  rives  de  l'HAtel-Dieu.  Sous  le  gouverne- 
ment de  Louis-Philippe,  la  mode  était  aux  ponts  suspendus;  on  en 
fit  beaucoup  trop.  Outre  le  très  grave  inconvénient  qu'ils  ont  de  ne 
point  offrir  de  passage  aux  voitures,  ils  ont  prouvé,  par  l'usage, 
qn'ils  étaient  peu  solides  et  résistaient  mal  au  piétinement  perpé- 
tuel d'une  population  toujours  active  et  pressée  (3).  De  toutes  les 
passerelles  qui  ont  été  élevées  il  y  a  une  trentaine  d'années,  une 
seule  subsiste  encore  aujourd'hui  :  c'est  la  passerelle  de  Constan- 
tine,  qui,  livrée  au  public  en  janvier  1838,  réunit  le  quai  Saint-Ber- 
nard au  quai  de  Eéthune.  La  révolution  de  février  a  rendu  aux  Pa- 
risiens le  service  considérable  d'annuler  d'un  seul  coup  tous  les 
péages  dont  certains  ponts  étaient  grevés;  aujourd'hui  toute  cir- 
culation est  libre,  l'état  a  désintéressé  les  compagnies  concession- 

;t)  DeluuuTe,  Traité  dt  ta  police,  1,  p.  89. 

(^  Ce*  stkiDea  lODt  celles  de  Sulljr,  Suger,  Du^eaclin,  Colbcrt,  Turenoe,  Dugutkjr- 
Trooiii,  SulTren,  Baysrd,  Condé,  Duquesne,  Tourville  et  le  cardin&l  Ricbelieu.  C'ett 
DK  ordoDDsace  de  Louis  XVIII,  datée  des  19  j&ovier  et  U  février  1XID  qui  en  His  le 
tWti  mais  ce  cbaii  remplaçait  celui  qui  avait  élé  fait  par  Napoléon  sii  ans  aupark- 
tuk  •  Le  1"  Janiier  ISIO,  etc.,  avons  décrété  et  décrétons  ce  qui  suit  :  Les  statues 
desgénénui  Saint-Hilaîre,  Espagne,  Lasalle,  Lapîsse,  Cervoni,  Lacour,  Hervé,  morts 
tu  champ  d'honneur,  seront  placés  sur  la  pont  de  la  Concorde.  "  Il  faut  raconnaltre 
qnele  projet  de  Louis  XVUl  est  plus  général  dans  son  ensemble  et  bistoriqueioeDt  meil- 
leur  qae  celui  âe  Nipaléon. 

[3)  115  pEuvent  Être  eicessivement  dangereux.  Qa'on  se  rappelle  la  catastrophe  d'Ao- 
pn,  tout  0)1  bataillon  précipité  par  la  chute  snbite  du  tablier  d'un  pont  guspeodul 


.,glC 


172  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

naires.  11  existe  cependant  encore  quelques  ponts  (le  pont  des  Arts, 
la  passerelle  de  Cooslantine)  qui  sont  exclusivement  réservés  anx 
piétons;  il  faut  le  dire  franchement,  k  une  époque  comme  la  nôtre, 
où  nos  rues  sont  à  toute  heure  encombrées  par  une  quantité  ex- 
traordinaire de  voitures,  où,  malgré  de  considérables  travaux  rapi- 
dement accomplis,  les  débouchés  sont  encore  insuffisans,  une  pa- 
reille anomalie,  un  tel  coDtre-sens  est  absurde  et  devrait  disparaître 
sans  délai;  autant  il  était  vexatoire  d'avoir  à  payer  jadis  sur  les 
ponts  d'Austerlitz,  d'Arcole.  des  Saints-Pères,  des  Invalides,  an- 
tant  il  est  difficile  à  comprendre  qu'on  force  les  voitures  à  des  dé- 
tours inutiles  et  préjudiciables,  tandis  qu'il  serait  si  facile  de 
reconstruire  les  ponts  insuffisants  qui  leur  refusent  le  passage  au- 
jourd'hui. 

Depuis  le  2  décembre,  on  a  beaucoup  fait  pour  les  ponts  de  Paiis; 
le  second  empire  en  a  construit  ou  reconstruit  quinze;  les  deux 
plus  importans  sont  le  pont  Napoléon,  au-dessus  de  Bercy,  et  le 
pont  monumental  du  Point-du-Jour,  au-dessous  d'Auteuil.  Tons 
deux  servent  de  viaduc  au  chemin  de  fer  de  ceinture,  mais  ils  sont 
ouverts  aussi  aux  voitures  et  aux  piétons  (i).  Certes  Pvis  a  un  sys- 
tème de  ponts  qui  est  sans  pareil  au  monde,  et  je  ne  sais  nulle  ca- 
pitale qui  sous  ce  rapport  puisse  lui  être  comparée  ;  cependant  il 
entre  dans  les  projets  de  l'autorité  municipale  de  rendre  ce  sys- 
tème plus  complet  encore,  et  d'ouvrir  entre  les  deux  rives  de  la 
Seine  des  communications  plus  faciles  et  plus  larges.  —  Le  terre- 
plein  qui  porte  la  statue  de  Henri  IV  sur  le  Pont-Neuf,  conduit  en 
forme  de  jetée  jusqu'à  l'extrémité  aval  de  l'écluse,  rejoindrait  nu 
pont  qu'on  doit  consti-uire  entre  le  quai  Gonti  et  le  point  d'inter- 
section des  quais  du  Louvre  et  de  l'École,  de  façon  à  établir  un  va- 
et-vient  reliant  la  rue  du  Louvre  et  le  futur  prolongement  de  la  me 
de  Rennes,  qui,  partant  de  la  gare  Montparnasse,  aboutirait  presque 
en  ligne  droite  au  boulevard  Poissonnière,  si  la  rue  du  Louvre  est, 
comme  on  le  dit,  poussée  jusque-là.  Ce  n'est  pas  assez,  et  une  en- 
treprise plus  grandiose  encore  sera  mise  k  exécution  lorsque  les 
nouvelles  constructions  du  Louvre  seront  terminées  :  un  poot  de 
àb  mètres  de  large,  ayant  ses  trottoirs  dans  l'axe  du  pavillon  Les- 

(1)  Il  peut  sire  curieut  de  MToir  t  combien  reviennent  les  travaux  entrepria  depuis 
quinte  ans  ponr  bïlir  ou  rebttir  les  différens  pODIs  de  Paris.  Voici  les  cbiffrei: 
pont  Napoléon,  3,330,005  fr.s  —  pont  de  Bercy,  1,334,877  fr.  85  ci  —  pont  d'AM- 
twliu,  951,204  fr.  08  c;  —  pont  Loui a-Philippe,  785,005  fr.  39  c.j  —  pont  Sunt-Lonia, 
•55,069  frarfc  75  a  —  pont  d'Arcole,  1,143,000  fr.;  —  Petit-Pont,  385,509  frunt»  W  «■! 
—  pont  Notre-Dame,  713,356  fr.  37  c;  —  pont  Saint-Hichel ,  743.353  fr.  09  e.;  - 
PoDt-au-Chaniîe,  1.373,331  fr.  38  c;  —  Pont-Neuf,  1,087,779  ti.  03  c.i  —  pont  Solfe- 
tIdo,  1.080,9(5  fr.  35  c;  -  pont  des  Intalide».  1,053.380  fr.  53  cj  —  pool  de  TAli». 
8,V75,75y  fr.  98  c;  —  poDt-TÎadiu;  d'Auteuil,  3,403,774  fr.  35  c;  —  tOUd  :  lS,HO,ei0  k. 
Ot  centimes. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


L&   SEINE   A   PAHIS.  17} 

digutères  et  du  paviUoQ  La  Trémouille,  irait  rejoindre  le  quai  Vol- 
taire, ou  il  s'aboucherait  avec  une  place  recevant  deux  vastes  voies 
qui  commuaiqueraient  avec  le  boulevard  Saint- Germain.  Dans  ce 
os-là,  le  pont  des  Saînts-Pèrea  et  le  Pont-Boyal  seraient  démolis, 
aujourd'hui  tous  les  ponts  sont  libres;  les  arches,  débarrassées 
des  constructions  sur  pilotis  qui  les  encombraient  jadis,  ollrent  à  la 
nangstion  un  passage  facile  ;  les  piles  portent  k  la  surface  de  so- 
lides anneaux  de  fer  oi.  lesbateaux  peuvent  attacher- un  grelin  qui 
leur  sert  à  se  haler  lorsque  la  remonte  est  trop  pénible;  les  fonda- 
tkms  sont  visitées  régulièrement;  dès  qu'un  ensablement  se  mani- 
feste sous  une  arche,  vite  on  amène  une  drague  à  vapeur,  et  l'on 
rend  à  la  rivière  sa  profondeur  normale.  Quelque  rapide  que  soit 
eacore  le  courant  sous  le  pont  Notre-Dame  et  le  Pont-au-Change, 
il  n'oOre  plus  de  danger,  et  les  naufrages  sont  bien  plus  rares  au- 
jourd'hui qu'autrefois.  Faut-il  ajouter  que  les  abords  des  ponts  sont 
encore  un  rendez-vous  pour  les  pécheurs  à  la  ligne?  Malgré  les  ba- 
teaux à  vapeur  qui  la  fouettent  incessamment,  la  Seine,  largement 
engrûssée  par  les  détritus  de  Paris,  est  abondante  en  poisson.  Ce 
qui  le  prouve,  c'est  que  la  pèche  au  ûlet  depuis  Bercy  jusqu'à  l'an- 
cienne barrière  des  lionshommes  est  affermée  annuellement  pour  la 
somme  de  0,100  francs. 

U. 

k  part  le  canal  Saint-Uartin,  qui  s'y  jette  au  bassin  de  l'Arsenal 
pu  un  des  anciens  fossés  de  la  Bastille,  la  Seine  ne  reçoit  à  Parts 
mérne  qu'un  seul  aflluent  :  c'est  la  Biëvre,  triste  ruisseau  qui  tombe 
ta  amont  du  pont  d'Austerliu,  un  peu  au-dessus  de  la  gare  mo- 
ounientale  que  la  compagnie  du  chemin  de  fer  d'Orléans  vient  de 
construire.  La  Bièvre,  qui  aujourd'hui  s'échappe  honteusement  par. 
une  bouche  d'égout,  était  jadis  redoutable  pour  les  quartiers  qu'elle 
traverswt.  «  La  nuit  du  mercredi  1"  avril  1579,  dit  Pierre  de  l'Es- 
toile,  la  rivière  de  Sajnt-Marceau,  au  moyen  des  pluies  des  jours 
ptécédens,  crût  à  la  hauteur  de  quatorze  ou  quinze  pieds,  abattit 
plusieurs  moulins,  murailles  et  maisons,  noya  plusieurs  personnes 
sorprises  en  leurs  maisons  et  leurs  lits,  ravagea  grande  quantité  de 
bétail  et  fit  un  mal  infiDi.  »  Les  deux  aOluens  urbains  n'apportent 
pas  grande  force  à  la  Seine;  en  revanche,  elle  est  grevée  de  quatre 
prises  d'eau,  dont  trois,  celles  de  Bercy,  de  Chaillot,  d'Auteuil,  ali- 
mentent les  quartiers  voisins,  et  dont  la  quatrième,  celledu  Gros- 
Caillou,  dessert  la  manufacture  des  tabacs. 

Le  département  de  la  Seine  est  divisé  en  neuf  arrondissemens  de 
lUvigation,  dont  six  appartiennent  à  Paris  :  le  troisième,  qui  va  des 
AfftificatloDs  d'amoDt  jusqu'au  pont  de  Bercy,  le  quabième  du  pont 


D.oti.odOyGoO'^lc 


17&  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  Bercy  au  Pont-Neuf,  le  cinquième  du  Pont-Neuf  au  pont  de  h 
Concorde,  le  sixième  du  pont  de  la  Concorde  aux  fortifications  d'a- 
val, le  huitième  embrassant  le  canal  Saint-Martin,  et  le  neuvième 
comprenant  le  bassin  de  la  Villette,  le  canal  de  l'Ourcq  et  le  canal 
Saint-Denis.  Ces  six  airondissemens  contiennent  trente  ports  affec- 
tés au  débarquement  et  à  l'embarquement  de  différentes  marchan- 
dises. Le  personnel  chargé  de  veiller  au  m^ntien  des  conditions 
qui  rendent  la  navigation  facile  sur  un- fleuve  aussi-encombré  que 
la  Seine  à  Pari?  est  composé  d'un  inspecteur  général,  de  six  inspec- 
teurs de  première  classe,  de  six  inspecteurs  de  seconde  classe  et  de 
deux  inspecteurs-adjoints.  Ce  service  important  sous  tant  de  rap- 
ports appartient  à  la  seconde  division  de  la  préfecture  de  police. 

La  Seine  parisienne  est  par  elle-même  en  communication  avec  la 
Champagne  et  la  Normandie;  par  les  canaux  de  Loing  et  du  Centre, 
elle  se  relie  à  la  Loire  et  à  la  Sadne;  par  le  canal  de  Bourgogne, 
l'Yonne  et  la  SaAne,  elle  touche  au  Rfaâne  et  du  BhAne  au  Rhin;  par 
k  canal  de  Saint-Quentin  et  par  l'Oise,  elle  se  rattache  aux  dépar- 
temens  du  nord;  par  le  canal  Saint-Denis  et  le  canal  de  l'Ourcq,  elle 
rectifie  et  annule  les  coudes  trop  accusés  de  son  propre  cours,  de 
même  que,  par  le  canal  Saint-Maur,  la  Marne  évite  un  détour  plein 
de  lenteur  et  arrive  plus  vite  aux  grands  entrepôts  de  Paris.  Comme 
on  le  voit,  par  les  canaux,  la  Seine  a  l'est  et  le  nord;  par  la  mer, 
le  cabotage  et  son  emboutibure  du  Havre,  elle  a  l'ouest,  auquel  le 
midi  se  rejoint  par  les  voies  canalisées.  Elle  est  donc  en  relation  avec 
la  France  entière.  Aussi  la  navigation  de  la  Seine,  à  Paris  même, 
est-elle  très  active  et  plus  importante  pour  nos  besoins  journaliers 
qu'on  ne  le  croit  généralement.  Les  chemins  de  fer,  il  faut  le  re- 
connaître, lui  ont  porté  un  rude  coup  et  lui  ont  enlevé  une  partie 
de  son  utilité;  néanmoins  elle  offre  encore  des  conditions  de  sécu- 
rité et  de  bon  marché  qui  la  rendeut  très  précieuse  au  commerce. 

Sauf  des  exceptions  tellement  minimes  qu'il  est  inutile  d'en 
parler,  tout  le  bois  qui  se  consomme  à  Paris,  bois  à  brûler  et  bois 
à  œuvrer,  arrive  par  la  Seine  en  bûches,  en  perches,  en  grume  et 
parfois  même  en  poutres  débitées.  C'est  une  industrie  bien  primi- 
tive que  celle  du  flottage,  et,  à  en  voir  l'extrême  simplicité,  on  pour- 
rai croire  qu'elle  a  existé  de  tout  temps  et  qu'elle  remonte  à  l'époque 
où  l'arche  de  Noé  voguait  sur  les  eaux  du  déluge.  II  n'en  est  rien, 
et  relativement  elle  est  assez  récente.  En  15A9,  un  marchand  de 
bois  parisien  nommé  Jean  Rouvet,  voyant  que  les  forêts  voisines  de 
la  capitale  s'épuisaient,  et  comprenant  que  le  moment  n'ét^t  pas 
éloigné  où  le  combustible  manquerait,  car  les  routes  étaient  rares 
en  ce  bon  vieux  temps,  imagina  de  faire  servir  les  ruisseaux,  puis 
les  rivières  et  enfin  la  Seûte  à  charrier  vers  Paris  le  bois  nécessaire 
aux  besoins  des  habitans.  On  se  moqua  du  bonhonime,  on  le  traita 


,     Là   SEINE   A   PABIS.  175 

de  fou  ;  il  eat  cela  de  commun  avec  la  plupart  des  inventeurs.  Il 
n'eu  démordit  pas,  se  rendit  dans  le  Morvan,  acheta  une  partie  de 
forêt,  la  fit  abattre,  la  jeta  &  l'eau,  la  réunit,  en  fit  des  traiiu  et 
tes  conduisit  triomphalement  au  quai  de  la  Grève.  L'exemple  était 
donné,  on  l'imita  et  l'on  fit  bien.  En  1556,  un  autre  marchand, 
René  Amould,  perfectionna  la  construction  des  trains  et  les  amena  à 
l'eut  où  nous  les  voyons  encore  aujourd'hui.  Le  bols  étant  abattu 
et  dépecé  à  une  longueur  moyenne  déterminée,  chaque  bilcbe  est 
timbrée  d'uoe  estampille  particulière  indiquant  à  qui  il  appartient, 
pois  on  l'abandonne  au  ruisseau  voisin,  auquel  on  a  eu  soin  de  faire 
on  barrage  en  aval,  à  l'endroit  où  il  tombe  dans  une  rivière.  Là  on 
fait  le  tri  (les  ouvriers  chargés  de  cette  besogne  se  nomment  les 
triqueurs),  on  groupe  ensemble  tous  les  morceaux  de  bois  appar- 
tenant au  même  individu,  et  l'on  en  fait  un  train  qui  est  toujours 
composé  d'une  façon  invariable.  On  divise  le  train  en  576  parties 
^es,  préparées  séparément  et  qu'on  nomme  les  mises,  on  as- 
semble ces  mises  quatre  par  quatre;  ùnsi  réunies,  elles  sont  des 
branches.  Quand  les  72  branches  sont  I^tes,  on  les  groupe  en  dix- 
huit  portions,  dont  chacune  forme  un  coupon;  neuf  de  ces  coupons 
lattacbés  ensemble  deviennent  une  part,  la  part  d'avant  et  la  part 
d'arrière;  ces  deux  parts,  solidement  liées  l'une  à  l'autre,  complè- 
tent le  train,  qui,  ainsi  parachevé,  est  prêt  pour  le  flot.  Ainsi  un 
train  se  compose  de  deux  parts,  de  dix-huit  coupons,  de  soixante- 
douze  branches  et  de  cinq  cent  soixante-seize  mises;  les  cordes  eu 
osàer  qui  servent  à  faire  un  tout  de  ces  divers  élemens  s'appellent, 
comme  au  temps  où  Jean  Rouvet  les  employa  pour  la  première  fois, 
des  haris.  Par  suite  d'une  vieille  coutume  traditionnelle,  tout  indi- 
vidu, quel  qu'il  soit,  homme,  femme  ou  enfant,  qui  travaille  à  trier, 
à  empûer  le  bois,  à  confectionner  le  train,  a  le  droit  de  brûler  sur 
place  ce  dont  il  a  besoin  pour  son  usage  personnel  tout  le  temps 
qu'il  travaille;  de  plus  chaque  soir  il  reçoit  le  faix,  c'est-à-dire  ua 
certùn  nombre  de  bûches  équivalant  à  son  ffùx,  à  ce  qu'il  peut 
emporter  sous  son  bras. 

Les  trains  voyagent  deux  par  deux  et  forment  ainsi  un  couplage. 
Chacun  est  dirigé  par  deux  hommes  :  l'un,  le  flotteur,  qui  se  tient 
à  l'avant,  dirige  la  navigation,  se  sert  du  pieu  de  nage  pour  guider 
son  long  serpent  de  bois  à  travers  les  méandres  du  fleuve;  l'autre, 
qui  est  un  apprenti  dont  la  place  est  à  l'arrière,  et  qui  à  cause  de 
cela  est  surnommé  le  pelit  derrière.  Quand  les  trains  arrivent  vers 
Paris,  on  les  gare  au  Port-àr-l'Anglûs,  près  de  Charenton;  là  les 
conducteurs  reçoivent  de  Fun  des  inspecteurs  des  dilTérens  ports  de 
Paris  l'autorisation  d'entrer  et  de  se  ranger  à  l'emplacement  dé^- 
gné  où  le  train  doit  être  tiré.  Il  est  dépecé,  détaché  bûche  à  bûche 
par  des  ouvriers  qui  sont  des  tireurs;  puis  le  tout  est  chargé  sur 


vCoot^lc 


176  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

des  charrettes  et  conduit  aux  chanUers,  où  il  attend  l'heare  d'être 
▼eodu.  Le  bois  vert  est  propre  à  être  brûlé  après  une  année  de 
coupe,  le  bois  sec  attend  dix-huit  mois  ou  deux  ans.  Les  porta  de 
Paris  spécialement  réservés  au  tirage  des  bois  sont  ceux  de  la  Gare, 
de  la  Râpée,  le  port  au  vin,  le  port  des  Invalides  et  les  ports  du 
canal  Saint-Martin.  En  1866,  il  est  arrivé  à  Paris  2,616  trains 
de  bois  à  œuvrer  et  k  brûler  représentant  l'énorme  poids  de 
582,609,729  kilogrammes.  La  majeure  partie  des  bois  à  brûler, 
166,6*25,A70  kilogrammes,  est  venue  par  l'Yonne  et  ses  aUluens, 
tandis  que  c'est  la  Marne  qui  nous  a  apporté  le  plus  de  bois  à  œu- 
vrer, 7â,6S7,030  kilogrammes.  II  y  a  des  mois  pendant  lesquels  le 
flottage  chôme  singulièrement,  tandis  que  dans  certains  autres  il 
semble  se  multiplier  :  si  en  janvier,  février,  mars  1S66,  les  trùns 
n'arrivent  qu'au  nombre  de  21.  —  26,  —  18,  ils  montent  en  mai, 
juin,  juillet,  au  chifTre  de  691, — AAl,  —  385.  K  partir  de  ce  moment, 
ils  décroissent;  mais  l'hiver  approche,  il  faut  faire  sa  provision  de 
bois,  les  marchands  craignent  d'être  pris  au  dépourvu,  et  novembre 
donne  367  trains.  S'il  arrive  qu'un  train  de  bois  se  détraque  en 
route  ou  se  brise  sur  une  pile  de  pont,  la  marchandise  n'est  pas 
perdue  pour  cela.  Chaque  année,  en  exécution  de  l'ordonnance  de 
police  du  25  octobre  1840  (art.  19i),  le  préfet  de  police  délivre  en- 
viron quatre-vingts  commissions  de  repêcheurs  de  bois  à  des  indi- 
vidus présentés  par  l'agent  général  du  commerce  des  bois  à  brûler. 
C'est  nn  dur  métier  que  celui  de  flotteur;  il  faut  sans  cesse  être 
sur  le  qui-vive,  la  nuit,  quand  on  dort,  ne  dormir  que  d'un  œil, 
parer  au  passage  des  ponts  et  des  écluses,  éviter  les  courans  trop 
lents  ou  trop  rapides,  vivre  les  pieds  dans  l'eau  et  la  tête  au  soleil, 
devenir  une  espèce  d'être  amphibie  et  connaître  jusque  dans  leurs 
détours,  leurs  caprices,  leurs  fausses  apparences,  les  rivières  aux- 
quelles on  s'abandonne.  Ces  flotteurs  qui  nous  apportent  à  Paris 
notre  provision  de  bois  pour  l'hiver  constituent  une  race  éner^- 
que,  rude,  un  peu  brutale  parfois,  mais  d'une  probité  à  toute 
épreuve.  Pieds  dus,  le  pantalon  retroussé,  la  veste  de  camelot  ft 
l'épaule,  ils  vont,  pendant  de  longues  journées  mélancoliques,  an 
cours  de  l'eau  qui  les  emporte,  chantant  un  refrùn  monotone  on 
jetant  un  ordre  bref  à  l'enfant  qui  est  à  l'arrière  et  guide  les  der- 
niers coupons.  Ils  n'ont  pas  cependant  la  poésie,  la  haute  saveur 
de  ces  flotteurs  de  la  Murg  qui,  vêtus  de  rouge  et  de  blanc,  la  tête 
coiffée  du  bonnet  de  renard  à  pasquilles  d'or,  mènent  jusqu'à  Dor- 
drecht  et  Amsterdam,  par  le  Rhin  et  la  Meuse,  des  trains  de  bois 
de  construction  qui  valent  souvent  quatre  ou  cinq  millions.  D'un 
temps  oublié  maintenant,  ils  ont  conservé  l'habitude  de  comman- 
der France,  Allemagne,  selon  la  rive  du  Rhin  vers  laquelle  Us 
veulent  incliner;  quand  ils  sont  arrivés  au  terme  de  leur  voyage, 


LA   SEtNE   A   PARIS.  177 

ils  reriemient  à  pied,  en  chariot,  en  chemiD  de  fer,  fêtant' tous  les 
cabarets  qu'ils  reacontreot  sur  leur  route,  et  rentrent  dans  lears 
vilh^es,  accroupis  au  pied  des  montagnes  de  la  Forât-Noïre,  en 
portant  sur  leur  dos  les  lourds  engins  qui  servent  à  leur  dur  labeur. 

Les  mêmes  rivières,  les  mêmes  canauK  qui  nous  amènent  le  bois 
à  brûler  nous  apportent  également  le  charbon.  Cependant  le  char- 
bon n'est  pas  si  pesant  qu'il  ne  puisse  prendre  la  voie  des  chemins 
de  fer  sans  que  le  prix  en  soit  augmenté.  Aussi  la  Seine  a-t-elle 
perdu  le  monopole  de  ce  genre  de  transport,  qu'elle  a  conservé 
JDsqu'en  1832,  où  la  vente  publique  du  charbon  n'était  permise 
que  sur  certains  emplaceoiens  de  quais  appartenant  à  l'administra- 
licHi  mnnicipale  et  loués  par  elle.  Néanmoins  en  1866  il  en  a  été 
débarqué  dans  les  ports  de  Paris  plus  de  quarante-deux  millions 
de  kilogrammes,  venant  principalement  de  l'Aube  et  de  la  Loire. 
Cest  en  juillet  qu'a  lieu  l'arrivage  le  plus  considérable.  L'an  dér- 
mer,  pour  ce  seul  mois,  il  a  été  de  11,183,811  kilogrammes.  Il 
y  a  quatre  ports  réservés  à  la  vente  du  charbon  de  bois  :  ce  sont 
ceoi  de  Mazas,  de  i'tle  Louviers,  du  quai  Saint-Bernard  et  du  quai 
de  l'Ëcole. 

Depuis  l'application  de  la  vapeur  à  l'industrie ,  le  charbon  de 
terre  est  devenu  un  objet  de  première  nécessité  ;  on  a  cherché  à  se 
le  procurer  au  plus  bas  prix  possible,  et  on  en  amène  beaucoup 
par  les  voies  navigables;  les  ports  des  Miramiones,  de  Saint-Paul, 
d'Orsay,  des  canaux  de  Saint-Martin  et  de  la  Villette,  en  ont  reçu 
8t3,&38,020  kilogrammes  en  1866,  sans  compter  5,862,300  kilo- 
gnunmes  de  coke  et  de  tourbe.  Toute  cette  masse,  sauf  une  quan- 
tité minime ,  nous  arrive  de  Belgique,  par  les  canaux  du  Nord  et 
pu* l'Oise,  sur  les  larges  et  profondes  péniches  qui,  avant  de  s'en  . 
retODroer  vers  la  Sambre  et  l'Escaut,  chargent  du  savon  et  des 
écorces  de  jeunes  chênes. 

Tout  le  transport  du  vin  se  faisait  autrefois  par  eau;  jusqu'à  la  fin 
dniTi' siècle,  il  fut  même  défendu  de  vendre  le  vin  en  gros  ailleurs 
<!De  sur  la  rivière.  Aujourd'hui  on  confie  plus  volontiers  les  vins 
fias  aux  chemins  de  fer,  et  seuls  les  vins  communs  sont  réservés  à 
U  Seine  ;  c'est  la  Bourgogne  surtout  qui  nous  en  expédie,  car  sur 
295,672  hectolitres  dâ  litres  qui  sont  entrés  à  Paris  en  1866,  etle 
en  a  envoyé  plus  de  200,000  hectolitres.  J'imagine  que  les  ma- 
liniers  qui  nous  apportent  ces  fûts,  ces  pipes  et  ces  feuillettes 
n'eogendrent  pas  la  mélancolie,  car  l'usage  veut  que  chaque 
borome  ait  le  droit  de  disposer  d'un  tonneau  de  vin  pendant  son 
voyage.  Cela  peut  sembler  excessif;  mais  sur  les  rives  où  ils  s' arrê- 
ta)! afin  d'acheter  leur  nourriture  quotidienne,  c'est  pour  eux  une 
moiiDaîe  d'échange  :  on  leur  donne  du  poisson,  du  pain,  de  la  viande; 

nn  ma,  —  1867.  IS 


■i!)tizedO¥GoO<^lc 


178  REVUE   DES  DEOX   MONDES. 

ils  puent  en  bouteilles  pleines.  Tout  ne  s'en  va  pas  d'ailleurs  en 
menue  monnaie,  tant  s'en  faut;  un  marinier  de  Haute-Seine  boit 
facilement  dans  sa  journée  et  sans  en  être  troublé  5  ou  6  litres  de 
vin.  On  m'a  dit  même  qu'un  bon  tonnelier  de  Bercy  buvait  quotidien- 
nement de  8  à  9  litres.  Ces  gens-là  mangent  peu,  donnent  dès  qu'Us 
n'ont  rien  à  faire  et  passent  leur  vie  dans  une  sorte  d'abrutisse- 
ment vague  qui  leur  laisse  tout  juste  assez  de  lucidité  pour  accom- 
plir leurs  faciles  fonctions.  Bercy,  chacun  le  sait,  est  le  lieu  princi- 
palement réservé  au  débarquement  des  vins;  en  1866,  ce  porta 
reçu  26â,75&  hectolitres  âS  litres.  C'est  un  étrange  pays  qui,  par 
son  aspect  absolument  spécial,  a  l'air  d'être  aux  antipodes  de  Paris. 
Le  quai  n'a  point  de  parapet;  une  simple  rangée  de  bornes  écor- 
nées par  les  baquets  sépare  le  port  de  la  chaussée;  derrière  les 
bornes  et  ne  les  dépassant  jamais  sont  alignées  des  espèces  de  gué- 
rites sur  lesquelles  on  lit  des  enseignes  de  voituriers.  Ce  sont  les 
propriétaires  d'une  charrette,  d'un  baquet,  d'un  cberal,,  qui  s'éta- 
blissent là  et  sollicitent  le  charroi  des  tonneaux  que  les  débiiaos 
au  détail  viennent  acheter.  Chaque  maison  a  une  porte  charre- 
tière suivie  d'une  avenue  plantée  d'arbres  qui  n'en  finit  pas  et  oti 
sont  placés  cdte  à  côte  des  régimens  de  feuillettes.  On  ne  voit 
que  des  gens  armés  d'un  poinçon  et  d'une  tasse  d'argent;  ils  font 
un  trou,  reçoivent  le  vin  dans  leur  coupelle,  le  hument  en  pinçant 
les  lèvres,  s'en  gargarisent,  le  recrachent,  s'essuient  la  bouche  d'un 
revers  de  manche,  passent  à  une  autre  pièce  et  recommencent.  On 
sent  partout  une  fade  odeur  de  lie  et  de  vinasse  qui  n'est  point 
agréable.  Là  on  crie  le  vin  comme  dans  d'autres  quartiers  on  crie  : 
vieux  habits!  vieux  galons!  C'est  un  gros  commerce  cepend^t  et 
dont  il  ne  faut  point  médire,  car  il  s'y  fait  d'énormes  fortunes.  Dès 
1860,  l'enquête  de  la  chambre  de  commerce  constatât  que  les  mar- 
chands de  vins  de  Paris  faisaient  annuellement  près  de  200  millions 
d'afTaires,  et  je  crois  que  ce  cbilTre  est  tout  à  fût  au-dessous  de  la 
réalité. 

Les  céréales  viennent  relativement  en  petite  quantité  par  Is 
Seine;  1866  en  a  vu  arriver  157,250,005  kilogrammes,  sur  les- 
quels les  blés  et  farines  comptent  pour  82,556,269.  L'Yonne  et 
ses  affluens  en  amènent  la  plus  grande  partie.  C'est  encore  les 
chemins  de  fer  qui  ont  accaparé  ce  transport,  qui  jadis  appar- 
tenait exclusivement  aux  rivières  et  aux  canaux;  il  ne  faut  pas' 
s'en  plaindre  :  le  blé  a,  dans  des  wagons  bien  fermés,  moins  de 
chances  de  s'avarier  que  dans  des  bateanx  où  la  plus  mince  voie 
d'eau  peut  pénétrer,  et  où  les  rats  ne  se  font  pas  faute  d'y  fait* 
de  larges  brèches.  Un  riche  minotier  qui  a  des  moulins  célèbres 
sur  la  Seine,  aux  environs  de  Corbeil,  a  fait  construire  sur  le  quai 
d'Austerlitz  un  vaste  débarcadère  couvert,  où  les  sacs,  amenés 


LA.   SEINE  A   FABIS.  179 

par  Dne  grue  pÏTOtante ,  soot  toujours  à  l'abri  de  la  pluie  et  du 
soleil.  Dans  les  débarquemens  faits  aux  ports  de  Paris  l'année  der- 
nière, les  fruits  oe  sont  représentés  que  par  le  chiffre  presque  insi- 
gsîGant,  eu  égard  à  la  consommation  parisienne,  de  3,127,650 
tilogr&mmes;  encore  faut-il  en  déduire  quelques  tonnes  de  quatre- 
mendians  et  de  larges  pots  de  raisiné.  L'arrivée  des  fruits  varie 
naturellement  selon  les  saisons  :  en  automne  les  raisins,  et  vers  le 
mois  de  février  les  pommes,  qu'on  apporte  k  la  Grève  dans  des 
looes  profondes  où  elles  sont  jetées  au  hasard  comme  des  cailloux 
sornne  route.  Cette  anuée-ci,  il  y  avait  une  flottille  de  plus  de  trente 
bMeaux  chargés  de  pommes  symétriquement  rangés  devant  le  quai 
de  l'Hôtel-de- Ville. 

Ce  sont  de  très  forts  bateaux,  des  chalands  solides  qui  condui- 
sent jusqu'à  Paris  les  matériaux  de  construction  dont,  depuis, une 
quinzaine  d'années,  on  fait  un  si  grand  usage  autour  de  nous.  Le 
chiffre  de  cette  importation  est  considérable  et  s'est  élevé  pour  1866 
i  1,519,269,511  kilogrammes;  il  faut  dire  que  la  matière  est  pe- 
sante, et  les  grues  à  vapeur  du  quai  d'Orsay,  où  la  plus  grande 
partie  des  pierres  de  taille  est  déchargée,  n'bntjamaîs  été  à  pareille 
fete  :  elles  fument  jour  et  nuit  et  manœuvrent  nuit  et  jour.  Autre- 
fois, du  temps  de  la  Grenouillère,  c'étidt  en  face  qu'on  recevait  cette 
espèce  de  matériaux,  et  le  quM  de  la  Conférence,  où  s'ouvrait  le 
port  de  l'Évoque,  à  l'époque  où  ce  dernier  avait  une  ville,  est  en- 
core désigné  dans  les  plans  du  commencement  de  ce  siècle  sous 
le  nom  de  Port-aui-pierres-de-Saint-Leu.  C'est  en  elTet  des  car- 
rières qui  bordent  l'Oise  entre  Greil  et  Saint-Leu  que  la  plupart  de 
CCS  belles  pierres  arrivaient;  mais  aujourd'hui  il  s'en  fait  une  telle 
et  si  prodigieuse  consommation  pour  les  églises,  les  théâtres,  les 
palais,  les  tribunaux,  les  préfectures,  les  casernes  et  les  maisons 
nouvelles,  qu'on  en  demande  un  peu  partout,  et  que  l'Eure  nous  en 
a  envoyé  l'année  dernière  près  de  &00  millions  de  kilogrammes. 
L'Yonne,  l'Oise,  la  Loire,  le  canal  de  l'Ourcq,  ne  sont  pas  restés 
en  arrière  et  ont  rivalisé  de  zèle  avec  la  rivière  normande. 

Paris  attire  et  reçoit  par  la  Seine  bien  d'autres  objets  qui  sont 
indbpensables  à  la  vie  quotidienne  :  des  vinaigres,  des  huiles,  des 
trois-sir,  des  sucres,  des  cafés,  des  savons,  des  fourrages,  des  pois- 
sons, des  métaux,  des  cotons,  des  faïences,  des  papiers  et  des 
meubles.  Tout  ce  commerce  donne  à  la  fivièré  une  activité  consi- 
dérable; mais  nous  sommes  si  actifs  nous-mêmes  que  c'est  à  peine 
a  noQs  le  remarquons,  et  peut-être  sera-ton  étonné  d'apprendre 
qne  les  débarquemens  faits  dans  te  département  de  la  Seine  par  tes 
32,507  bateaux  ou  trains  qui  ont  abordé  à  ses  ports  en  1866  repré- 
sentent un  poids  de  3,496,62A,712  kilogrammes,  dont  les  deux 
tiers  au  moins,  sinon  les  trms  quarts,  étaient  à  destination  de  Paris, 


ivCoc^lc 


180  BETUB  DBS  DEUX  MONDES. 

et  que  la  môme  aDnée  les  embarquemeos  se  sont  élevés  ui  chiffre 
de  396,690,0A8  kilogrammes  emportés  par  &,795  bateaux  vers  les 
pays  de  haute  et  de  basse  Seine.  Nos  importations,  il  faut  le  recoa- 
aaltre,  sont  singulièrement  plus  considérables  que  nos  e:fporu- 
tions;  mais  c'est  un  fait  qui  n'a  pas  besoin  de  commentaires  pour 
être  compris. 

111. 

Tous  les  bateaux  qui  font  les  transports  sur  la  Seine,  besognes, 
lavandiëreâ,  chalands,  marnais,  péniches,  touea,  flûtes  et  barquettes, 
de  25  à  50  mètres  de  long,  jaugeant  de  AO  à  450  tonneaux,  pea- 
vent  aisément  descendre  la  rivière  :  il  ne  faut  pour  cela  qu'avoir  de 
la  patience  et  s'abandonner  au  Pil  de  l'eau;  mais,  lorsqu'il  s'agit  de 
la  rémonter,  c'est  une  autre  aflaire,  et  les  difTicultés  commencent. 
La  voile  est  souvent  inutile  et  la  rame  toujours  illusoire.  Autrefois 
c'étaient  des  chevaux  qui,  sur  les  quais  mêmes  de  Paris,  balaient  les 
bateaux.  Il  y  &  quinze  ans,  cela  se  voyait  encore;  le  halage  était  la 
destinée  dernière  des  chevaux  réformés  :  attelés  à  la  cincenelle,  lon- 
gue corde  qui  s'attachait  au  bateau,  ils  marchaient  inclinés  par  le 
poids  qu'ils  liraient;  parfois  la  corde,  détendue  par  un  rapide  mou- 
vement de  l'embarcation,  se  raidissait  tout  à  coup  et  renversait  im- 
pétueusement ce  qu'elle  rencontrait.  C'était  un  moyen  lent,  dan- 
gereux, pénible;  Paris  s'en  est  débarrassé.  Le  faaiage  est  remplacé 
aujourd'hui  par  le  touage.  Un  décret  du  k  avril  1854  autonse 
H.  Eugène  Godeaux  à  établir  n  à  ses  risques  et  périls  un  service  de 
touage  à  la  vapeur  sur  chaîne  noyée  au  fond  de  la  rivière.  »  Dai>s 
le  cahier  des  charges,  il  est  spécilîé  que  ce  n'est  point  un  mono- 
pole, et  que  tout  autre  remorqueur  aura  le  droit  de  naviguer  sur 
les  parties  de  rivière  concédées  à  la  nouvelle  entreprise.  Cn  tarif 
rémunérateur  sans  excès  est  imposé  aux  concessionnaires  :  on  re- 
monte moyennant  un  centime  par  tonne  et  par  kilomètre;  ainsi, 
par  exemple,  une  péniche  chargée  de  200  tonnes  de  bouille  partie 
de  la  Briche  Saint-Denis  et  amenée  par  un  toueur  à  l'écluse  de  la 
Monnaie  aura  parcouru  29  kilomètres  et  payé  pour  le  remorquage 
58  fr.,  pour  le  pilotage  12  fr.,  pour  la  location  des  cordages  5  fr., 
total  :  75  fr. 

On  sait  en  quoi  consistent  la  force  et  la  manœuvre  des  loueurs. 
Une  chaîne  noyée  est  fixée  aux  points  extrêmes  de  la  rivière,  le  ha- 
teau  toueur  fait  passer  cette  chaîne  sur  deux  treuils  placés  au  milieu 
de  son  pont;  une  machine  à  vapeur  met  les  treuils  en  mouvement,  et 
le  bateau  se  haie  lui-même,  sans  hélice  et  sans  aubes,  en  déroulant 
vers  lui  la  chaîne  sur  laquelle  il  prend  un  point  d'appui  qui  qua- 
druple sa  force  de  traction.  On  peut  afOrmer  qu'un  loueur  armé. 


:vGoo<^lc 


LA   SEINE  A   PAKIS.  181 

d'âne  macbine  de  50  cheTauic  égale  la  puissance  d'un  remorqueur 
vdioaire  de  200  chevaux.  Les  premières  dépenses  d'insullatioa 
sont  assez  considérables,  car  en  dehors  de  la  constraction  du  ba- 
tean  et  de  sa  machine  la  chaîne  seule  coûte  6,500  fr.  par  kilo- 
mètre. Le  louage  aujourd'hui  est  en  pleine  activité  sur  la  Seine  de 
Puis,  et  le  temps  n'est  pas  éloigné  où  ce  système  de  halage,  pré- 
férable k  n'importe  quel  autre,  sera  appliqué  à  toutes  nos  voies 
navigables,  fleuves,  rivières  et  canaux.  Un  seul  toueur  peut  remor- 
quer à  la  fois  dix  et  quinze  bateaux  chargés  ;  il  pourrait  facilement 
ai  traîner  vingt,  mais  il  est  arrêté  par  l'ordonnance  de  police  du 
îhmai  1860,  qui  limite  à  600  mètres  la  longueur  des  trains  de 
remorque,  ce  qui  déjà  est  considérable.  En  1866,  la  Société  de 
touage  de  la  Baue-Seine  a  remorqué  entre  Sûnt -Denis  et  Paris,  soit 
a  amont,  soit  en  aval,  6,767  bateaux  vides  ou  chargés,  ayant  i 
bord  857,A77  tonnes  de  marchandises  diverses;  la  Compagnie  du 
iMage  de  la  Haute-Seine  a  halé  de  l'écluse  de  la  Monnaie  à  Bercy 
U,S7ï  bateaux  vides  ou  chargés  portant  221,263  tonneaux.  Ce 
senice  est  fait  actuellement  par  13  toueurs,  et  le  total  du  poids 
qn'ila  ont  amené  aux  ports  de  Paris,  tant  sur  la  Seine  que  sur  les 
canaoi,  ot  de  2,760,228  tonnes  pour  l'année  dernière.  Ils  n'ont 
rien  de  commun  avec  A  bateaux  remorqueurs  qui,  dans  le  même 
bps  de  temps,  n'ont  transporté  que  22,710  tonnes  (1).  Des  mar- 
ciiudises  (463,086  tonnes)  arrivent  encore  sur  nos  quais  par  des 
bateaux-porteurs  à  vapeur  qui  viennent  directement  de  Rouen,  du 
Hwre  et  des  canaux  du  Nord. 

■  K'avoDS-nous  pas  vu,  dit  Mercier  dans  son  Tableau  de  Paris, 
tel" août  1766,  le  capitaine  Bertholo  arriver  au  Pont-Royal,  vis- 
ons les  Tuileries,  sur  son  vaisseau  de  cent  soixante  tonneaux,  de 
cùgoante  pieds  de  quille,  et  dont  le  grand  màt  avait  quatre-vingts 
pieds  de  bauteur  7  ■>  II  en  conclut  que  Paris  peut  être  un  port  de 
■er;  mais  il  ne  prévoyait  pas  que  la  devise  du  chemin  de  fer  du 
fiiTre,  tic  Lutetia  porlus,  deviendrait  si  facilement  une  vérité.  Que 
£nît-il  donc  aujourd'hui,  s'il  voyait  ancrés  au  port  Saint-Nicolas 
ks  bateaux  à  vapeur  Seine  et  Tamise  qui  font  un  service  régulier 
EBtre  Paris  et  Londres?  J'aurais  voulu  donner  au  lecteur  des  ren- 
«gBemens  positifs  sur  cette  entreprise  qui,  en  germe  du  moins, 
ett d'une  grande  importance;  mais  les  personnes  qui  la  dirigent 
'n'ont pas  pensé  que  ie  moment  fût  venu  de  la  révéler  au  public. 
ftnx  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  trois  bateaux  accomplissant 
àuatB  en  moyenne  quinze  voyages  par  an  font  la  navette  entre 
Undras  et  Paris,  que  leur  tonnage  est  au  maximum  de  AOO  ton- 
Mraz,  qu'ils  sont  k  hélice,  et  que  leur  construction  spéciale,  qui 

(i)  UlMoe  tqoiTut  à  1,000  UlognunmM. 

[),oti.odOyGoO<^lc 


182  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

sans  doute  est  à  trois  quilles  comme  celle  des  navires  employés  à 
la  navigatioQ  mixte,  les  rend  propres  au  parcours  des  fleuves  et 
de  la  mer. 

Si  le  halage  à  l'aide  des  chevaux  a  été  remplacé  par  le  touage 
et  la  remorque  à  vapeur,  les  fameuses  galiotes  et  les  coches  ont 
disparu  pour  toujours  devant  les  bateaux  à  roues  et  à  hélice.  Qui 
n'a  entendu  parler  du  coche  d'Auxerre  qui  a  tant  fait  rire  nos 
grands-parens  dans  les  Petites  Danaïdes?  Il  arrivait  et  s'amarrait 
au  quai  de  la  Grève;  c'était,  dit-on,  une  arche  immense  toute 
pleine  de  raisiné,  de  futailles  et  de  nourrices.  On  n'allait  pas  vile,  et 
l'on  s'arrêtait  volontiers  à  tous  les  cabarets  qui  bordaient  le  che- 
min de  halage.  11  a  cédé  le  pas  aux  bateaux  à  vapeur,  qui  eux- 
mêmes  aujourd'hui  ne  luttent  que  bien  dilGcitement  contre  U 
redoutable  concurrence  des  chemins  de  fer.  Onze  steamers,  ayant 
des  départs  réguliers  et  quotidiens,  mettent  aujourd'hui  Paris  CQ 
communication  avec  Saint-Cloud,  Melun  et  Montereau;  c'est  bien 
peu  pour  une  ville  comme  la  nôtre,  et  je  ne  crois  pas  cependant 
que  ce  genre  de  transport,  très  délaissé  par  les  voyageurs,  fasse  de 
brillantes  affaires.  Le  bateau  qui,  allant  à  Melun,  s'arrête  à  Gorbeil, 
porte  encore  le  surnom  qu'on  avait  donné  pendant  le  xvi'  siècle 
au  coche  qui  faisait  le  même  service;  jouant  sur  le  mot  Gorbeil,  on 
l'appelle  le  Corbillard,  ce  qui  prouve  qu'une  plaisanterie  n'a  pas 
besoin  d'être  bonne  pour  durer  longtemps. 

L'exposition  universelle  a  fait  naître  à  Paris  une  nouvelle  indus- 
trie fluviale,  celle  des  mouclies,  petits  bateaux  à  vapeur  rapides, 
pouvant  contenir  cent  cinquante  passagers,  déjà  employés  à  Lyon 
et  usités  depuis  bien  longtemps  à  Londres.  On  eût  pu  croire  que 
ce  service  n'était  que  transitoire  et  simplement  appelé  à  subvenir 
aux  exigences  d'une  circonstance  exceptionnelle;  l'administration 
a  été  plus  libérale,  elle  a  voulu  qu'il  fût  définitif,  et  les  mouches 
ont  désormais  droit  de  cité  sur  la  Seine.  Une  décision  du  ministre 
des  travaux  publics  en  date  du  19  juillet  1866,  rendue  exécutoire 
par  un  arrêté  du  préfet  de  police  du  10  août  1866,  autorise,  pour 
un  délai  de  quinze  ans  à  compter  du  1"  février  1867,  la  circulation 
entre  le  pont  Napoléon  et  le  viaduc  d'Auteuil  d'un  certain  nombre 
de  bateaux  pour  le  transport  en  commun  des  voyageurs;  le  tarif 
est  fixé,  depuis  le  28  mai  1867,  à  25  centimes  par  place.  Ces  ba- 
teaux seront  à  la  rivière  ce  que  les  omnibus  sont  à  nos  rues  et  à 
nos  boulevards;  mais  pour  qu'ils  puissent  faire  en  tout  temps  un 
bon  service,  actif,  ininterrompu,  vraiment  profitable  à  la  popula- 
tion, pour  qu'ils  ne  soient  pas,  comme  nous  l'avons  vu  récemment, 
en  partie  neutralisés  par  les  basses  eaux,  il  faut  que  le  barrage  de 
Suresne  maintienne  la  rivière  à  une  hauteur  minima  invariable  : 
sans  cela  les  pauvres  mouches  pourront  bien  briser  leurs  ailes  sur 


LA   SEINE  A  PAKIS.  183 

le  fond  même  de  la  Seine,  dont  le  Ut  est  souvent  inhospitalier.  Ce 
D'est  pas  qu'on  ne  le  surveille  avec  soin  et  qu'on  ne  le  cure  inces- 
samment pour  offrir  à  la  navigation  toute  la  sécurité  possible.  Dix- 
boit  bateaux  dragueurs  se  portent  partout  où  il  est  nécessaire  d'en- 
lever un  banc  de  sable  inopiaémeat  formé,  de  ramasser  des  vases 
accomulées  ou  de  ressaisir  les  pierres  tombées  d'un  chaland  mala- 
droit écrasé  contre  un  pont. 

Lorque  j'aurai  dit  qu'il  existe  à  Paris  Q19  bachots,  canots,  yoles, 
gDssoirs,  j'aurai  parlé,  je  crois,  de  toutes  les  embarcations  qui 
animent  la  Seine  entre  Bercy  et  Auteuil;  mais  une  partie  de  la 
population  parisienne  vit  du  travail  que  développe  sur  nos  ports 
l'arrivée  de  tant  de  marchandises  et  de  tant  de  bateaux.  Indépen- 
damment des  mariniers,  des  pilotes  et  des  conducteurs  de  trains, 
n  f  a  des  corps  d'état  qui  doivent  leur  existence  à  notre  marine 
locale;  il  convient  de  ne  pas  tes  passer  sous  silence.  Les  coUineurs 
sont  les  ouvriers  qui,  la  nuque  garantie  par  un  capuchon  de  forte 
toile  on  de  sparterie,  portent  sur  leur  tète  ou  plutôt  sur  leur  cou 
les  fardeaux  d'un  navire  qu'on  charge  ou  qu'on  décharge;  les  dê- 
bardeurs  font  à  peu  près  le  même  office  et  deviennent  tireurs  lors- 
qu'il s'agit  de  dépecer  les  trains  de  bois;  les  dérouleurs  sont  ceux 
qui  roulent  les  tonneaux  ;  il  y  a  aussi  les  sabliers  qui,  à  l'aide 
d'une  drague  à  main,  extraient  le  sable  du  fond  de  la  rivière;  ils  ne 
peuvent  exercer  leur  pénible  métier  que  sur  un  permis  de  l'autorité 
munidpale,  et  d'après  l'article  198  de  l'ordonnance  de  police  du 
2&  octobre  18A0  ils  sont  obligés  de  se  tenir  à  50  mètres  en  amont  et 
àSO  mètres  en  aval  des  ponts,  à  12  mètres  des  quais  et  des  berges, 
k  20  mètres  des  écoles  de  natation,  restrictions  excellentes  et  qui 
assurent  la  sécurité  de  la  rivière.  Presque  tous  les  tireurs  de  sable 
ont  an  petit  bureau  où  ils  reçoivent  les  commandes  que  viennent 
kar  faire  les  jardiniers  de  Paris.  Cette  mwgre  industrie  tend  à  dis- 
paraître; elle  est  remplacée  par  les  dragueurs  &  vapeur  qui  fouillent 
la  Haute-Seine  au-dessus  de  Gharenton.  A  l'heure  présente,  il  n'y  a 
I^us  à  Paris  que  19  tireurs  de  sable.  Les  déckireurs  détruisent, 
déchirent  les  bateaux  hors  de  service;  ils  ont  des  ports  spéciaux  où 
se  fait  la  mise  en  pièces  :  Grenelle,  Bercy,  la  Râpée,  Orsay;  en- 
core dans  ces  divers  emplacemens  un  endroit  particulier  sévère- 
nent  limité  leur  est  réservé.  L'inspection  générale  a  la  direction 
imiDédiate  des  ouvriers  de  l'Entrepôt,  dont  le  nombre  ne  peut  ré- 
glementùrement  dépasser  cinquante,  et  des  forts  du  port  aux  fruits 
(Grève),  qui  ne  sont  que  trente  en  activité  pendant  la  sMSon  des 
arrivages. 

Les  ouvriers  que  je  viens  de  désigner  rapidement  constituent  ce 
qo'on  pourrait  appeler  l'année  régulière  de  la  Seine;  mais  elle  a 
ses  enfans  perdus,  ses  bachi-bozouks,  qui  sont  curieux  h.  regarder 


vGoot^lc 


ISA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  près.  11  y  avait  autrefois  à  Paris  des  ravageurs  qui  s'en  allaient 
dans  les  rues,  fouillant  le  ruisseau  avec  une  latte,  déchaussant  les 
pavés  et  recueillant  tes  clous  échappés  aux  fers  des  clievaux.  Re- 
pousses de  la  ville,  ils  se  sont  réfugiés  sur  les  berges  ;  comme  les 
orpailleurs  de  l'Ariége  et  du  Rhin,  ils  cherchent  l'or  et  l'argent, 
mais  ils  aiment  à  trouver  l'or  façonné  en  monnaie  et  l'argent  sous 
forme  de  cuiller.  Les  ravageurs  connaissent  parfaitement  les  en- 
droits où  les  tombereaux  de  la  municipalité  viennent  jeter  les 
neiges  pendant  l'biver.  C'est  là,  aux  dix-huit  emplacemens  fixés  par 
l'autorité  compétente,  sur  les  bords  encore  couverts  par  les  amas 
de  neige  boueuse  qu'on  a  laissé  tomber  du  haut  des  quais,  qu'ils 
s'établissent  avec  leur  sébile,  semblables  aux  laveurs  de  pépites 
du  Sacramento,  et  finissent  quelquefois  par  découvrir  au  milieu  des 
immondices  une  piécette  blanche,  un  bijou  perdu,  un  porte-mon- 
naie suflisamment  garni.  Ces  aubaines-là  sont,  il  faut  le  croire, 
moins  rares  qu'on  ne  l'imagine,  car  il  y  a  des  gens  de  rivière  qui, 
à  Pariset  pendant  l'hiver,  ne  vivent  que  de  cet  inconcevable  métier. 
A  côté  des  ravageurs,  il  faut  placer  les  tafauilleux;  ceux-là  sont 
les  chiffonniers  de  la  Seine,  ils  sont  aux  aguets  sur  les  berges,  eia- 
minant  le  courant  d'un  œil  exercé,  ramassant  la  bûche  arrachée 
au  train,  la  pomme  tombée  du  bateau,  la  serviette  ou  le  bas  em- 
porté du  lavoir,  la  canne  de  ligne  échappée  de  la  main  d'un  pé- 
cheur malhabile,  le  chapeau  que  le  vent  a  jeté  à  la  rivière;  toutleur 
est  bon,  tout  leur  est  une  proie  et  un  proiit.  Enfin  viennent  les  ca- 
rapalas.  Tous  les  noms  qui  précèdent  sont  faciles  à  comprendre  et 
s'expliquent  d'eux-mêmes  en  se  décomposant;  mais  ce  dernier  est 
au  moins  singulier  par  son  origine.  Quel  bohëme  ayant  traversé  la 
Turquie  l'a  rapporté  parmi  nous  et  en  a  fait  une  désignation  que 
les  staiistiques  officielles  n'ont  pas  dédaigné  de  recueillir?  Kara, 
noir;  batlef  canard.  Jamais  appellation  n'a  été  mieux  appropriée  à 
des  gens  qui  barbotent  et  pataugent  tout  le  jour  le  long  de  la  Seine 
oii  du  canal  Saint-Martin,  halant  les  petits  bateaux  qui  franchis- 
sent les  écluses,  offrant  tout  service,  acceptant  toute  rémunération, 
aidant  à  déchirer  les  vieilles  toues,  à  tirer  le  bois  flotté,  à  rouler 
les  tonneaux  d'ocre  venus  de  Bourgogne,  touchant  à  tous  les  mé- 
tiers et  n'ep  sachant  aucun.  Quand  le  carapatas  n'est  pas  ivre, 
on  peut  .crier  miracle.  Oi"!  couche-t-ilî  Dans  les  bateaux  abandon- 
nés, sous  la  table  des  cabarets,  le  plus  souvent  au  poste.  Son  nom 
est  devenu  un  terme  de  mépris ,  et  c'est  faire  injure  à  un  homme 
des  ports  que  de  lui  dire  :  Tn  n'es  bon  qu'à  carapater. 

Tout  ce  personnel,  tous  ces  bateaux  dont  je  viens  de  parler  ap- 
partiennent aux  industries  mobiles  du  lleuve  :  la  Seine  a  aussi  ses  in- 
dustries sédentaires,  qui  sont  les  bains  et  les  lavoirs.  Autrefois  le 
Parisien,  moins  pudique  qu'aujourd'hui,  se  mettait  tout  simplement 


LA    SEIKE    A    PABIS.  18& 

à  la  rivière  et  s'y  baignait  à  sa  fantaisie.  »  Tout  le  monde,  dît  La 
Bruyère,  connaît  cette  longue  levée  qui  borne  et  qui  resserre  le  Ut 
de  la  Seine  du  côté  où  elle  entre  ii  Paris  avec  la  Marne,  qu'elle  vient 
de  recevoir;  les  hommes  s'y  baignent  au  pied  pendant  les  chaleurs 
de  la  canicule;  on  les  voit  de  fort  près  se  jeter  dans  l'eau,  on  les  en 
voit  sortir;  c'est  un  amusement.  Quand  cette  saison  n'est  pas  ve- 
nue, les  femmes  de  la  ville  ne  s'y  promènent  pas  encore,  et  quand 
elle  est  pa.ssée,  elles  n'y  viennent  plus.  »  Des  ordonnances  du  pré- 
vôt de  Paris  défendaient,  en  1716  et  en  1742,  sous  peine  d'empri- 
aoDDement,  de  se  baigner  sans  être  sulTisamment  vêtu;  c'est  de, 
cette  époque  que  datent  les  premiers  établissemens  de  bains  froids 
sur  la  Seine.  Pendant  longtemps,  la  clôture  des  bains  fut  consi- 
dérée, à  l'estrême  rigueur,  comme  un  vêtement  sullisant  pour  les 
bûgneurs;  aussi  les  amateurs  de  bains  à  quatre  sous  ne  se  gênaient 
guère  et  se  contentaient  du  costume  primitif  dans  toute  sa  simpli- 
cité, La  préfecture  de  police  publia  le  6  juillet  1858  un  arrêté  qui 
mit  fm  à  cet  abus,  qu'une  trop  longue  tolérance  avait  à  tort  laissé 
subsister  jusqu'à  notre  époque.  Il  existe  aujourd'hui  diï-neuf  éia- 
blia^emcns  de  bains  froids,  treiïe  destinés  aux  hommes  et  six  réser- 
vés aux  femmes.  Depuis  les  premiers  jours  de  mai  jusqu'à  la  fm  de 
septembre,  ils  sont  en  permanence;  pendant  la  saison  rigoureuse, 
ils  vont  se  ranger  derrière  le  garage  de  Grenelle,  de  l'Ile  Saint- 
Louis,  de  l'Arsenal,  au  Bas-Meudon  et  aux  lies  de  Neuilly. 

Les  premiers  bains  chauds  ont  été  établis  sur  la  Seine  par  un 
nommé  Poitevin.  Sa  veuve,  lorsqu'il  mourut,  épousa  son  garçon 
baigneur,  Vigier,  qui  devait  donner  à  ce  genre  d'industrie  une  cé- 
lébrité et  une  extension  considérables.  Chacun  connaît  ces  grands 
bateaux  surmontés  de  constructions  plus  ou  moins  élégantes  qui 
stationnent  en  aval  du  Pont-Neuf  et  en  amont  du  Pont-Royal.  On 
y  a  ajouté  depuis  quelques  années  un  vaisseau  qu'on  a  appelé  la 
frégate-école,  qui  est  resté  longtemps  inutile  dans  les  eaux  de 
Neuilly  et  dont  on  a  cherché  à  tirer  un  parti  quelconque  en  y  in- 
stallant des  appareils  balnéaires.  Il  n'y  a  maintenant  que  quatre 
établissemens  de  bains  chauds  à  Paris  sur  la  Seine,  et  le  plus  im- 
portant appartient  à  un  député  au  corps  législatif. 

En  revanche,  il  y  a  vingt-huit  lavoirs,  dont  six  sur  les  canaux  et 
le  reste  sur  la  Seine.  Ce  n'est  pas  une  mauvaise  industrie,  quoique 
les  premiers  frais  d'installation  se  montent  à  46,000  francs  pour 
deux  bateaux  juxtaposés  garnis  d'auvens  et  de  séchoirs.  Le  droit 
d'y  travailler  se  paie  en  gros  40  centimes  ta  journée,  et  en  détail 
un  sou  l'heure;  le  seau  d'eau  de  lessive  mesurant  12  litres  vaut 
&  centimes;  un  compartiment  de  séchoir  muni  de  barres  se  loue 
40  centimes  pour  vingt-quatre  heures.  On  chôme  ordinairement  le 
dimanche  et  le  lundi.  Ces  établissemens,  où  l'on  a  de  l'eau  courante 


ivCoc^lc 


186  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à  discrétion  pour  une  très  minime  rétribution,  rendent  d'inappré- 
ciables services  à  la  population  pauvre  de  Paris,  et  lui  donnent  peu 
à  peu  des  habitudes  de  propreté  qui  finiront  par  entrer  dans  ses 
mœurs.  Les  blanchi&seuses  n'étaient  pas  si  commodément  instal- 
lées jadis;  elles  venaient  simplement  laver  au  cours  de  l'eau,  age- 
nouillées sur  un  peu  de  paille  ramassée  au  hasard ,  souillant  leur 
linge  aux  fanges  de  la  berge  et  le  voyant  parfois  disparaître  em- 
porté par  le  courant.  Lorsque  les  rives  étaient  escarpées,  on  y  ap- 
pliquait des  échelles  que  les  pauvres  femmes  descendaient  et  gra- 
vissaient chargées  de  leurs  fardeaux  humides.  En  voyant  ces  sortes 
d'escaliers  primitifs  appliqués  aux  bords  de  la  Seine  devant  Chaillot, 
le  Parisien  de  Néel  les  prend  pour  les  échelles  du  Levant  et  raconte 
en  termes  fort  spirituels  comment  une  lavandière  lui  fit  voir  qu'il 
était  encore  en  France,  fiul  Parisien  n'ignore  que  la  mi-caréme  est 
la  fête  consacrée  des  blanchisseuses  et  des  porteurs  d'eau  qui,  sous 
prétexte  de  s'amuser,  se  fatiguent  ce  jour-là  comme  si  leur  vie  n'é- 
tait pas  une  fatigue  perpétuelle. 

Il  est  encore  sur  la  Seine  une  autre  industrie  sédentaire;  elle  est 
représentée  par  un  bateau  qui,  seul  de  son  espèce,  est  resté  dfltraut 
comme  une  protestation  vivante  et  surannée  contre  tous  les  essais 
de  nos  temps  inventifs.  C'est  le  bateau  broyeur  qui  est  amarré 
près  du  quai  de  l'Horloge;  ses  quatre  roues,  lentement  agitées  par 
le  courant  tranquille,  tournent  pacifiquement  et  font  mouvoir  des 
meules  qui  écrasent  des  couleurs.  Malgré  les  nuances  criardes  dont 
il  a  bariolé  ses  plats-bords  et  sa  cahute,  malgré  les  volubilis  et 
les  capucines  qui  grimpent  sur  le  pignon  de  son  toit,  il  a  un  air 
triste,  vieillot  et  délabré.  11  est  demeuré  fidèle  aux  us  et  coutumes 
d'autrefois;  en  présence  des  machines  à  vapeur  qui  bruissent  de 
tous  côtés  et  battent  la  rivière  où  il  clapote  avec  une  si  paisible 
mansuétude,  il  ressemble  à  un  coucou  qui  regarderait  passer  une 
locomotive. 

En  tant  que  Deuve,  la  Seine  appartient  au  domaine,  qui  en  retire 
un  profit  assez  médiocre,  car  les  locations  fûtes  sur  les  berges  et 
sur  la  rivière  à  Paris  ne  rapportent  annuellement  guère  plus  de 
39,000  francs.  Les  prix  sont  uniformes  :  3  francs  par  mètre  carré 
pour  les  établissemens  où  il  existe  une  habitation,  1  franc  pour  les 
bateaux  à  lessives,  25  centimes  pour  les  bains  froids.  Les  exploita- 
tions inutiles  et  tapageuses  ne  sont  même  pas  surchargées,  et  le 
café-concert  qui  a  pris  possession  du  terre-plein  du  Pont-Neuf  ne 
paie  annuellement  que  1,200  francs  de  loyer.  Les  abreuvob?  sont 
libres;  il  y  en  a  huit  où  l'on  peut  aller  bidgner  les  chevaux  et  les 
chiens.  Toutes  les  industries  qui  vivent  de  la  Seine  ou  sur  la  Seioe 
sont  réglementées  par  l'ordonnance  de  police  du  25  octobre  1840, 
ordonnance  qui ,  empruntant  certains  élémens  constitutifs  à  celles 


LA   SEfflE   A   PARIS.  187 

qui  l'oBt  précédée  sur  la  matière  en  1669  et  1672,  est  un  chef- 
d'œuvre  de  prévoyance  et  de  clarté. 

La  préfecture  de  police  ne  se  contente  pas  de  veiller  à  ce  que  les 
abords  des  berges  et  des  ponts  ne  soient  pas  encombrés,  à  ce  qu'un 
espace  sulTisant  soit  toujours  laissé  libre  pour  la  navigation,  à  ce  que 
les  matériaux  débarqués  soient  enlevés  dans  un  délai  déterminé; 
elle  va  plus  loin,  et  prend  toute  sorte  de  précautions  minutieuses 
pour  parer  aux  accidens  individuels  qui  journellement  se  produi- 
sent sur  le  fleuve.  Elle  sait  que  le  Parisien  est  étourdi,  imprudent, 
ivrogne  et  bravache,  qu'il  monte  dans  les  canots  dont  il  ignore  la 
loaDceuTre,  qu'il  se  baigne  sans  savoir  nager,  et  qu'il  s'endort  par- 
fois avec  insouciance  sur  les  parapets.  Aussi  a-t-elle  fait  disposer 
daos  tous  les  endroits  propices  des  boites  de  secours  munies  d'un 
formulaire  iadiquant  l'usage  qu'on  doit  faire  des  instnimens  qu'elles 
contiennent.  Grâce  à  ces  boites  précieuses,  à  ces  instructions  rédi- 
gées avec  une  extrême  lucidité,  bien  des  malheureux  déjà  aux  trois 
quarts  asphyxiés  par  suite  de  submersion  ont  été  rappelés  à  la  vie. 
Le  principe  de  la  préfecture  de  police  est  bien  simple  :  en  échange 
de  toute  permission  lucrative  accordée  par  elle,  elle  exige  un  ser- 
vice pouvant  s'appliquer  à  la  population  qu'elle  a  mission  de  sur- 
veiller. Ces  qu'un  individu  demande  une  concession  sur  la  Seine  et 
qu'on  juge  opportun  de  la  lui  octroyer,  on  lui  impose  l'obligation 
d'être  utile  au  public  et  de  reconnaître  de  cette  manière  la  faveur 
dont  il  est  l'objet;  c'est  ainsi,  grâce  à  cet  excellent  système,  que 
tous  les  postes,  bùns,  lavoirs,  bateaux  à.  vapeur,  bateaux  dra- 
gueurs, bateaux  loueurs,  que  toutes  les  constructions  en  un  mot 
qui  profitent  de  la  Seine  ou  de  ses  berges  sont  munies  de  bottes  de 
secours  dont  la  plupart  appartiennent  à  la  préfecture  elle-même. 
Dne  plaque  en  fonte,  portant  ces  mots  écrits  en  gros  caractères  ; 
ucours  aux  noyêSf  est  fixée  à  demeure,' de  façon  à  frapper  les 
yeux,  sur  les  murailles  dea  établissemens  où  le  dépôt  a  été  fait. 
Du  pont  Napoléon  au  viaduc  d'Autcuil,  cent  dix-sept  boîtes  sont 
disséminées  çà  et  là  et  mises  à  la  disposition  de  tous  ceux  qui  pour- 
raient en  avoir  besoin.  Dans  les  endroits  où  la  circulation  fluviale 
est  permanente,  où  des  marchés  sur  l'eau  sont  ouverts,  où  les  dé- 
bardeurs sont  souvent  attirés  par  leur  travail,  où  les  abreuvoirs  ap- 
pellent les  palefreniers,  où  les  bains  sont  réunis  sur  un  espace  res- 
treint, les  bottes  sont  extrêmement  nombreuses;  on  en  trouve 
presque  à  chaque  pas.  Entre  le  Pont-Neuf  et  le  pont  de  la  Con- 
corde, où  la  Seine  a  toujours  une  animation  souvent  excessive,  on 
en  compte  ^ingt.  De  plus,  un  médecin  portant  le  titre  de  directeur 
des  xâôours  publics  est  particulièrement  chargé  de  vérifier  si  les 
bottes  sont  maintenues  en  bon  état,  si  l'humidité  ne  les  a  pas  dété- 
riorées, A  le  liage  qu'elles  renferment  est  assez  abondant  pour  ré- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


18$  BBTUE  DES  DECX   MONDES. 

pondre  aax exigences  qui  peuvent  se  produire.  Il  estinatilede  dire, 
je  crois,  que  ces  boites  ne  soot  pas  exclusivement  consacrées  aux 
noyés,  et  qu'on  y  trouve  de  quoi  remédier  aux  mille  accidens  qui 
&  toute  minute  peuvent  atteindre  une  population  aussi  nombreuse 
que  celle  de  Paris.  Malgré  tant  de  vigilance  et  de  bon  vouloir,  U 
rivière  voit  chaque  année  se  terminer  bien  des  existences.  Quand  od 
cadavre  est  repêché,  le  commissaire  de  police  le  plus  voisin  de  l'en- 
droit où  il  a  été  trouvé  fait  un  procès-verbal  de  la  levée  du  corps, 
qui  à  la  suite  de  cette  indispensable  formalité  est  renvoyé  à  la  Mor- 
gue, dont  je  dois  parler,  car  ce  lieu  sinistre  est  une  annexe  directe 
de  la  Seine. 

IV. 

La  Morgue  était  originairement  le  second  guichet  du  Grand- 
Ghâtelet.  On  y  gardait  les  nouveaux  prisonniers  pendant  quelques 
instans,  afin  que  les  guichetiers  pussent  les  morguer  à  leur  aise, 
c'est-à-dire  les  dévisager  attentivement  et  se  graver  leurs  tnûts 
dans  la  mémoire.  Ce  fut  là  ensuite  qu'on  déposa  les  cadavres  ramas- 
sés sur  la  voie  publique  ou  dans  la  Seine.  Plus  tard,  en  180A,  on 
construisit  sur  le  quai  du  Marché -Neuf,  à  l'angle  nord-ouest  da 
pont  Sùnt-Hichel,  un  bâtiment  carré  spécialement  destiné  à  l' ex- 
position des  corps  inconnus.  L'ouverture  des  nouveaux  boulevards 
a  singulièrement  modifié  ce  quartier,  et  la  Morgue  est  aujourd'hui 
reléguée  à  l'extrémité  de  la  Cité,  sur  cet  tlot  depuis  longtemps  réuni 
à  la  terre  ferme  et  qu'on  appelait  autrefois  la  Motie-aux-Papelards, 
La  salle  d'exposition,  garnie  d'un  vaste  vitrage  qui  permet  l'obser- 
vation la  plus  attentive,  contient  douze  dalles  sur  lesquelles  les 
corps  sont  étendus  au-deesous  d'un  robinet  d'eau  froide  qui  tes  ar- 
rose incessamment  et  retarde  la  décomposition.  A  côté  sont  le  greffe, 
la  salle  des  autopsies,  la  salle  des  mortâ  reconnus  ou  inconnus  qui 
doivent  être  enterrés,  les  magasins  où  des  casiers  séparés,  numé- 
rotés, étiquetés,  renferment  les  vëtemens  trouvés  sur  les  cadavres 
ou  simplement  recueillis  dans  la  Seine,  les  égouts  et  les  canaux , 
enfm  la  salle  des  gardiens  et  leur  chambre  de  nuit.  Nul  cadavre 
n'est  reçu  à  la  Morgue,  si  les  gens  qui  l'apportent  ne  sont  munis 
d'un  ordre  de  réception  délivré  par  un  commissaire  de  police;  le 
procès-verbal  de  la  découverte  du  corps  et  le  rapport  du  médecin 
sont  directement  envoyés  au  cabinet  du  préfet.  Une  fois  admise  le  ca- 
davre est  déshabillé,  lavé  et  exposé.  L'énumération  des  diiïérentes 
divisions  qui  servent  de  titres  au  livre  du  greffe  fera  comprendre  im- 
médiatement avec  quel  soin  méliculeux  et  intelligent  cette  lugubre 
comptabilité  est  tenue.  Numéro  d'ordre,  —  date  d'entrée,  —  heure 
d'arrivée.  —  Noms,  — ■  sexe,  —  âge.  —  Signalement  d'idenUté  : 


LA    SEINE    A    PABIS.  180 

lien  de  naissance,  état  civil,  profession.  — DeiBeure  :  rue,  quartier. 

—  Vétemens,  —  genre  de  mort,  —  temps  écoulé  depuis  la  mort. 

—  Suicide  ou  homicide ,  —  causes  présumées.  —  Envoyé  par  le 
commissaire  de...  —  Lieu  où  le  cadavre  a  été  trouvé.  —  Autopsie. 

—  Date  de  l'iobumation.  —  Observations.  Il  faut  naturellement 
qu'un  corps  soit  reconnu  pour  que  toutes  ces  questions  reçoivent 
une  réponse. 

La  Seine  rend  bien  des  cadavres,  mais  elle  en  garde  quelques- 
uns;  les  gens  qui  périssent  par  accident  ne  sont  pas  tous  retrouvés, 
et  il  arrive  très  souvent  que  des  personnes  n'ayant  pas  vu  revenir 
ua  parent  ou  un  ami  vont  le  cbercher  à  la  Morgue,  où  il  n'est  pas. 
le  greffier  alors,  avec  une  perspicacité  de  juge  d'instruction,  inter- 
tenroge  le  réclamant,  et  sur  un  registre  de  remeignemens  il  inscrit 
ta  date  de  la  disparition,  les  nom  et  prénoms,  la  demeure,  le  si- 
gnalement détaillé,  le  genre  de  vétemens,  les  signes  particuliers, 
SUIS  oublier  les  tatouages,  la  marque  du  linge,  les  anneaux  d'o- 
rûUes  et  certains  appareils  cbinirgicaui  que  les  gens  du  peuple, 
accoutumés  aux  métiers  pénibles,  sont  souvent  obligés  de  porter. 
Dans  ces  sortes  d'interrogatoires,  qui  presque  toujours  s'adressent 
fc  des  personnes  d'une  éducation  médiocre  et  d'une  instruction  trop 
imparfaite,  il  faut  développer  une  patience,  une  sagacité,  je  dirù 
même  une  astuce  extraordinaire,  et  quel'babitude  peut  seule  donner. 

Le  greffier  actuel  de  la  Morgue  est  un  homme  singulièrement 
actif  et  dévoué;  il  a,  si  je  puis  dire,  la  passion  de  l'identité,  et  il 
n'épai^e  nulle  peine  pour  arriver  à  reconnaître  celle  des  malbeu- 
reox  qui  sont  étendus  sur  les  tristes  dalles.  C'est  là  en  elTet  le  grand 
but  auquel  la  Morgue  doit  servir,  et  pour  lequel  la  préfecture  de 
police  ne  mesure  point  ses  efforts  :  constater  l'identité  des  cada- 
vres, régulariser  leur  état  civil  et  donnée -une  dernière  et  doulou- 
lense  satisfaction  aux  familles.  Si  les  vétemens  du  mort  contiennent 
des  papiers,  on  écrit  en  b&te  aux  adresses  qu'ils  peuvent  indiquer; 
ei  un  curieux  entré  par  hasard  émet  des  doutes  sur  la  personnalité 
des  corps  exposés,  on  lui  demande  de  désigner  la  demeure,  les  ha- 
bitudes, les  relations  du  pauvre  diable  qui  n'est  plus,  et  aussitôt 
ane  enquête  est  commencée.  C'est  ainsi  par  induction,  par  inter- 
rogatoires répétés,  en  harcelant  les  gens  de  questions  et  de  lettres, 
Qi  passant  du  connu  à  l'inconnu,  qu'on  parvient,  après  mille  difli- 
cnltéa,  k  savoir  précisément  le  nom,  l'âge  et  la  profession  de  la 
plupart  de  ces  êtres  informes  que  la  Morgue  reçoit  tous  les  jours. 

Ce  dur,  très  dur  métier,  est  bien  mal  rétribué;  le  greHier,  sur  qui 
pèse  une  responsabilité  perpétuelle,  a  2,100  francs  par  an;  son  per- 
sonnel, insuffisant  aujourd'hui,  est  composé  d'un  commis  aux  écri- 
tures, de  d_eux  garçons  de  salle  et  d'un  surveillant  qui  touchent  cha- 
cun 1,200  francs.  C'est  trop  peu,  et  un  si  pénible  labeur  devraùt  être 


vCoot^lc 


160  BEVUE  DES  DEUX   MOKDES. 

récompensé  plus  largement;  nul  travail  n'est  plus  fatigant,  plus  ré- 
pulsif. En  dehors  de  la  besogne  matérielle,  qui  par  elle-même  est 
horrible,  il  y  a  un  inconcevable  déploiement  d'acUvité  dans  cette 
recherche  permanente,  qui  le  plus  souvent  ne  s'appuie  que  sur  des 
données  incertaines,  sinon  inexactes.  C'est  à  toute  heure  qu'il  faut 
être  prêt  à  répondre  et  à  questionner,  chaque  nuit  un  homme  veille 
pour  recevoir  les  corps  que  l'on  pourrait  apporter.  A  force  de  manier 
des  cadavres,  les  deux  garçons  qui  sont  chargés  de  les  exposer  sont 
arrivés  à  une  indifférence  et  à  une  sagacité  sans  égales.  11  faut  les 
voir  dépouiller  un  mort  et  dicter  son  signalement  avec  une  précision 
merveilleuse. —  Une  blouse  bleue  raccommodée  au  poignet  gauche 
avec  du  fil  blanc,  la  boutonnière  du  collet  est  déchirée,  une  pièce 
plus  neuve  à  l'épaule;  une  cicatrice  de  2  millimètres  environ  au 
genou  droit;  mains  calleuses  et  peu  flexibles  comme  celles  des  gens 
qui  travaillent  à  ta  terre. —  Chaque  indication  est  sévèrement  véri- 
fiée par  le  greffier  et  inscrite  au  registre.  De  tels  soins  ont  produit 
d'excellens  résultats,  et  le  nombre  des  morts  inconnus  va  toujours 
en  diminuant.  Il  serait  moins  considérable  encore,  si  l'on  état  par- 
venu à  détruire  complètement  cette  vieille  et  sotte  idée,  qu'il  en 
coûte  fort  cher  pour  reconnaître  et  retirer  un  cadavre.  Tous  les 
soins,  tous  les  travaux  de  la  Morgue  sont  gratuits,  il  devrait  être 
superflu  de  le  dire;  mais  bien  des  gens  ne  le  savent  pas  encore,  et 
ce  n'est  pas  sans  raison  qu'une  courte  et  très  visible  inscription 
peinte  sur  ia  muraille  de  la  salle  commune  explique  que  nulle  ré- 
tribution n'est  jamais  réclamée  pour  aucun  des  services  rendus  dans 
ce  lieu.  Le  préjugé  dure  depuis  longtemps,  et  ce  n'est  pas  d'au- 
jourd'hui qu'on  cherche  à  le  combattre,  car  le  6  décembre  1736  le 
lieutenant  de  police  fit  faire  un  crt  pour  proclamer  l'absolue  gratuité 
de  la  morgue  du  Châtelet,  et  ne  convainquit  personne. 

Lorsqu'un  cadavre  est  resté  exposé  pendant  les  trois  jours  régle- 
mentaires ou  qu'on  a  pu  constater  son  identité,  le  greffier  fait  ce 
qu'en  langage  administratif  on  appelle  le  nécessaire,  c'est-à-dire 
l'acte  de  décès,  puis  il  demande  un  permis  d'inhumation.  La  justice 
est  souvent  forcée  de  regarder  de  près  à  la  Morgue,  ausà  c'est  & 
elle  qu'on  s'adresse  d'abord.  Si  elle  n'a  aucun  intérêt  à  faire  con- 
server le  cadavre,  l'autorisation  est  ainsi  formulée  :  ic  le  procureur 
impérial  près  le  tribunal  de  première  instance  de  la  Seine,  vu  le 

procès-verbal  dressé  le par constatant  la  mort • 

n'empêche  pas  qu'il  soit  procédé  à  l'inhumation.  »  Cette  indispen- 
sable formalité  étant  remplie,  le  permis  définitif  est  accordé  en  ces 
termes  par  le  préfet  sur  le  verso  de  l'ordre  de  réception  délivre 
dans  le  prmcipe  par  un  commissaire  de  police  :  «  M.  le  greflîer  ^c 
la  Morgue  est  autorisé  à  fmre  inhumer  le  corps  désigné  d'autre 
part.  Il  Le  cadavre,  placé  alors  dans  une  bière,  est  conduit  dans 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LA  SEINE  A   PABIS.  l9l 

an  corbillard  spécial  au  cimedëre  des  bfipitaux,  où  il  est  enterré 
.  après  que  le  concierge  en  a  donné  un  reçu.  Pour  l'ensevelissement 
et  le  transport,  la  Morgue  reçoit  6  fr.  60  c.  par  corps,  le  fos- 
soyeur 1  fr.  50  c.  pour  l'inhumation.  Avant  la  révolution,  le  soin 
d'inhumer  les  noyés  ou  les  morts  inconnus  trouvés  sur  la  voie  publi- 
que appartenait  exclusivement  aux  sœurs  de  l'hôpital  Sainte-Cathe- 
rine, dont  le  couvent  était  situé  rue  Saint-Denis,  à  l'angle  de  la 
me  des  Lombards,  et  qu'on  appelait  vulg^ement  les  Catherinelles. 

Les  registres  de  la  Morgue,  qpii  surtout  depuis  quelques  années 
sont  tenus  avec  un  ordre  parfait,  sont  curieux  à  parcourir.  Sous 
leur  aridité  apparente,  ils  cachent  les  notions  les  plus  intéressan- 
tes. Parfois  dans  la  colonne  des  observations  on  rencontre  des  naïve- 
tés touchantes,  —  celle-ci  entre  autres,  quoiqu'elle  soit  écrite 
en  UD  français  douteux.  A  ta  date  du  9  juillet  1828,  à  côté  de  la 
description  détaillée  d'un  corps  de  noyé,  un  feuillet  séparé  est 
attaché  sur  lequel  on  lit  au  recto  ;  «  J'apartien  à  une  famille  bon- 
nette. Je  vous  prie  par  raport  à  eux  ne  pas  donner  mon  signale- 
ment. »  Ces  registres  rappellent  d'une  façon  vivante  les  batailles  de 
DOS  révolutions  et  de  nos  émeutes;  à  certains  jours,  les  colonnes 
sont  chargées  outre  mesure,  l'écriture  du  greffier  est  rapide,  on 
voit  qu'il  est  pressé  et  qu'il  fait  une  besogne  inaccoutumée;  si  le 
27jnîllet  1830,  il  n'a  enregistré  que  3  corps,  dont  2  noyés,  le  28,  il 
en  a  eu  iS,  le  29, 101,  tous  suivis  de  l'indication  :  coup  de  feu. 
Bn  février  1848,  le  23  il  en  a  eu  10,  le  1h,  A3,  le  25,  16.  L'm- 
sarrection  de  juin  arrive;  le  25,  A3,  le  26, 101,  le  27,  36.  Le  reste 
est  de  l'histoire  trop  moderne  pour  trouver  sa  place  ici. 

Ud  foit  douloureux  et  que  l'état  civil  de  la  Hoi^e  constate  avec 
une  brutalité  saisissante,  c'est  que  le  nombre  des  morts  y  aug- 
mente dans  une  proportion  extraordinaire;  il  a  doublé  depuis  dix 
ans.  L'annexion  de  la  banlieue  n'y  est  pour  rien,  comme  on  pour- 
rait le  croire,  puisque  le  service  de  la  Morgue  embrasse  tout  le  dé- 
partement de  la  Seine.  Certes  cela  tient  en  partie  à  ce  que  les  re- 
cherches sont  plus  actives,  plus  fréquentes,  mieux  faites,  plus 
encouragées  qu'autrefois;  mais  la  vraie  cause  est  autre,  elle  est 
moraîe  et  plus  profonde.  Tant  de  gens  viennent  à  Paris  maintenant 
comme  vers  un  Eldorado  certain  et  n'y  rencontrent  que  des  décep- 
tions; tant  d'exemples  de  fortunes  beaucoup  trop  rapidement  ac- 
quises ont  entraîné  des  hommes  faibles  à  des  spéculations  hasar- 
deuses dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  le  danger  (1);  l'absinthe  a 
abruti  tant  d'intelligences  et  atrophié  tant  de  forces  musculaires; 
l'insouciance  du  lendemain,  la  hâte  de  jouir,  l'impérieux  besoin  de 

(I)  Le  Jea  de  bourse  est  fnconUatabl«iii«nt  une  des  canwa  les  pins  actives  de  crimes 
«t  de  inicides.  An  mois  d'ami  1120,  Bavât  écrirait  déjfcdaas  son  Journal;  iDepaisboit 
)oan,  ou  retirait  de  la  ririère  (luanlité  de  bras,  de  jambes  et  de  tronçons  de  corpB  de 


-sic 


192  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

s'amuaer  à  tout  prix  et  quand  mfime,  ont  fait  tant  de  progrès  de- 
puis quelque  temps,  qu'il  n'est  pas  surprenant  que  les  dalles  de 
la  Morgue  ne  soient  plus  jamais  libres.  Aussi  la  foule  curieuse  se 
presse  dans  la  galerie  extérieure  ;  les  gamins  de  Paris,  qui  y  vien- 
nent comme  à  un  spectacle,  appellent  les  corps  exposés  les  arlisia; 
lorsque  par  hasard  la  salle  d'exposition  est  vide,  ils  disent  :  llya 
relâche. 

La  constante  et  douloureuse  progression  des  réceptions  ressort 
surtout  de  ta  comparaison  dés  chiffres  pris  à  diiTérentes  époques 
correspondantes.  L'année  1846  envoie  à  la  Morgue  302  cadavres, 
dont  257  hommes,  à5  femmes,  plus  7S  nouveau-nés  et  les  frag- 
mens.  En  1S56,  l'augmentation  se  fait  déjà  sentir,  312  hommes, 
50  femmes,  113  nouveau-nés,  11  portions  de  corps^  mais  en  1866 
les  réceptions  dépassent  toute  proportion  normale  et  arrivent  an 
total  énorme  de  733,  qui  se  décompose  de  la  manière  suivante  : 
hommes  486,  femmes  86,  nouveau-nés  et  fœtus  146,  débris  15. 
La  proportion  semble  augmenter  encore,  car,  à  la  date  du  15  oc- 
tobre, la  Morgue  a  déjà  reçu  cette  année  483  adultes,  64  nou- 
veau-nés, 48  fœtus,  22  débris,  total  :  617.  Ainsi  qu'on  le  voit, 
les  femmes  sont  bien  moins  nombreuses  que  les  hommes.  Cela  se 
conçoit,  elles  sont  plus  patientes  que  nous;  l'espèce  d'infériorité 
sociale  qui  pèse  encore  sur  elles  les  a  dès  l'enfance  façonnées  à 
la  résignation,  et  puis  dans  la  bataille  de  la  vie,  quoiqu'elles  aient 
souvent  la  part  la  plus  dure,  elles  n'ont  qu'une  responsabilité  li- 
mitée qui  leur  enlève  ces  grands  périls  moraux  où  l'homme  le 
mieux  doué  succombe  parfois.  Quant  aux  nouveau-nés  et  à  ces 
êtres  embryonnaires  qui  n'ont  encore  eu  qu'une  existence  interne 
et  problématique,  ils  sont  nombreux;  produits  de  la  misère  et 
aussi  de  la  débauche,  leur  entrée  à  la  Morgue  correspond  inva- 
riablement aux  dates  du  carnaval  et  de  la  mi-caréme.  Si  du  total 
général  nous  retranchons  ces  tristes  avortons  (c'est  le  vrai  mot  (pi 
leur  convient)  et  les  méconnaissables  fragmens  humains,  il  restera 
572  adultes  (dont  445  ont  été  reconnus),  qui  tous  ont  péri,  pres- 
que toujours  violemment,  par  des  causes  diverses  dont  je  cilerù 
quelques-unes  :  166  suicides,  142  hommes,  24  femmes;  —  lô  ho- 
micides, 8  hommes,  11  femmes;  —  82  morts  subites,  68  hommes, 
h  femmes.  La  majeure  partie  de  ces  malheureux  a  été  repêchée 
dans  la  Seine  :  310  en  tout,  dont  273  hommes  et  37  femmes.  D'au- 
tres se  sont  pendus,  36  hommes,  —  se  sont  brùlé  la  cervelle,  5,  —  se 
sont  frappés  d'une  arme  blanche,  3  hommes,  —  se  sont  asphyxiés 
par  la  vapeur  de  charbon,  6  hommes,  1  femme,  —  se  sont  empoi- 

geoa  ussuim^s  ei  coupés  par  morceaux,  ce  qu'on  imputait  an  misérable  oommerco  da 
papier,  dont  louto  sorte  de  penoones  se  mêlaient  depuis  que  le  aieur  Law  l'anit  nul- 
heureusemcat  iotroduil.  n  Vîd.  3Up.,  II,  p.  75. 


i:,at,.odOyGoO<^lc 


LA    SEINE    A    PABIS.  193 

sonnés,  h  hommes,  2  femmes.  —  Chose  horrible  à  penser,  dans  Paris, 
dans  ce  Paris  où  l'argent  roule  &  flots,  3  hommes  sont  morts  pen- 
dant cette  même  année,  l'un  de  misère,  l'autre  de  froid,  le  dernier 
d'inanitioD.  Parmi  les  suicides  reconnus,  on  a  constaté  qu'il  y  avait 
&S  célibataires,  19  veufs  et  62  hommes  mariés. 

Les  mois  les«plus  fertiles  pour  celte  lamentable  récolte  sont  juin 
et  juillet  :  73  et  74;  c'est  le  moment  où  l'on  se  baigne,  où  l'on  fait 
des  parties  de  canot,  où,  il  faut  bien  le  reconnaître  aussi,  le  so- 
leil échauffant  les  têtes  détermine  souvent  des  congestions  céré- 
brales et  des  accès  d'aliénatioa.  Les  premières  effluves  du  printemps 
soDt  tfoublajites  et  malsaines,  la  sève  monte  aux  arbres,  la  vie 
nerveuse  envahit  le  cerve-u,  et  le  mois  d'avril  donne  un  contingent 
de  58  morts;  décembre,  où  l'an  attend  avec  espé'ance  la  nouvelle 
année  qui  s'approche,  janvier,  qui  est  un  mcis  de  charité,  de  bien- 
faisance et  de  cadeaux,  tombent  à  38  et  à  37.  Les  départemens  et 
la  banlieue  sont  représentés  les  premiers  par  19  cadavres,  la  seconde 
par  31.  Paris  lui-même  est  fort  inégal,  et  selon  ses  zones  i  >erses  il 
foumitàcette  sinistre  statistique  des  élémens  dillérens. Trois  arron- 
dissemens  ont  eu  en  1866  chacun  33  de  leurs  habitans  exposés  à  la 
Morgue;  ce  sont  le  quatrième,  qui  va  du  boulevard  Sébastopol  à  la 
place  de  la  Bastille;  le  cinquième,  qui  comprend  les  faubourgs  Sainte 
Jacques  et  S^nt-Marceau;  le  dix-neuvième,  où  est  située  la  Petite- 
VUlette.  Vient  ensuite  le  douzième,  quartier  de  la  Grand'-Pinte,  qui 
donne  30;  aussitôt  après  on  retombe  beaucoup  plus  bas  et  l'on  arrive 
enfin  au  treizième,  qui,  peuplé  des  peUts  rentiers,  paisibles,  pru- 
dens  et  rangés  de  Passy,  n'a  envoyé  que  deux  corps  à  ta  lunèbre  i\i- 
gettedelaCité. 

Ce  cbiCTre  de  733  morts  apportés  à  la  Morgue  pendant  l'année 
1866  parait  d'autant  plus  considérable  que  le  total  de  18&8,  mal- 
g;ré  la  révolution  de  février,  malgré  l'insurrection  de  juin,  n'a  été 
qae  de  631  ;  mais,  sans  aucun  doute,  il  serait  bien  plus  excessif  en- 
core, si  la  préfecture  de  police  (1),  par  ses  encouragemens,  ses  notes 
publiques  et  oflicielles,  ses  récompenses,  ses  médailles,  n'excitait 
sans  cesse  une  précieuse  émulation  parmi  les  hommes  que  leur  mé- 
tier attache  plus  particulièrement  aux  bords  de  la  Seine  et  des  ca- 
naux. Pour  tout  cadavre  repêché,  elle  donne  ime  prime  de  1  &  fr. ,  et 
une  prime  de  25  fr.  pour  tout  individu  sauvé.  Ainsi  les  310  noyé» 
qui  en  1869  ont  été  transportés  à  la  Morgue  ont  coûté  â,6E>0  fr.  à 

(1)  L«t  pr^caDtioDS  prisu  pu-  la  préfecture  de  police  pour  uiurer  la  lécurltd  de  la 
rirjèrv  ont  été  plus  minutleaseï  encore  cette  année;  lintl  l'orâoDnftnce  du  IS  mat  1867 
Interdit  abEOliiineDt  le*  |>l«in#-«(iu,  que  le  nombre  de  bateaux  k  vapeur  mil  en  etrcal»- 
tiOD  pour  loi  bMolo*  de  l'eiposItioQ  unireneUe  aurait  certainement  randne*  danie. 

tOmi  Lxiu.  —  lliei.  13 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


194  RETUE  DES  DBBX  KUHDES. 

la  prëleoture;  dans  le  cours  de  li  aiènie  «onée,  1-00  ^nvetsgcs 
cecomplis  4ans  ]a  Seiae  ii'«nt  grevé  le  budget  que  de  la  eomm 
iosigniliante  de  ifiSA  francs,  car  31  Bauvetors  ont  délicalemeat 
refusé  la  prime  à  bupielle  ils  avaient  droit  et  if uî  leur  était  offerte. 
Les  mêmes  mois  qui  voient  le  pies  de  morlB  par  submersioii  voiest 
Batureltement  le  plni  grand  nomJDre  -de  sauvetages  :  les  noû  de 
fortes  chaleurs,  jtnn,  juillet,  aoât,  «eptembre.  cvmpteot  15,  16, 
16,  13  sauTCla^es;  janvier  n'en  a  qoe  0,  et  décembre  1  seul.  Nm 
contente  de  remettre  une  prine  It  ceux  qui  rcndeiit  à  la  sociëfê  le 
fervtce  de  sauver  un  de  ses  Bsembres  en  péra,  la  préfecture  de  po- 
lice distribue  tous  les  ans  des  récompenses  honorifiques  kixui  ^ta 
woveleurs  qui  se  Kmt  distingués  par  des  actes  renouvelés  de  oon- 
rage  et  d'iitimafflité;  en  1866,  pour  sauTetages  opérte  dans  la  Sciiie, 
elle  a  accordé  vingt-tpratre  médaiUes,  dont  quatre  «n  cv  et  vingt  es 
■rgeat. 

Cette  race  "vaillante  qui  habite  les  ports  et  les  quais' n'a  dn  wsfc 
guère  besoin  d'émuJatisR  ;  elle  renferme  des  hommes  intrépides  et 
dévooés,  dent  le  grand  et  pnnoipal  souci  «st  de  sauver  la  vie  de 
lews  semblahles.  Ces  mariniers,  ces  patrons  de  bateaus  à  lessive, 
ees  maîtres  de  bains,  ces  débardeurs,  jouent  avec  ta  rivière;  ils  font 
SD  qoelt^e  sorte  appriroisée,  ils  <r  coaaatssent  le  secret  et  les  pé- 
rils, qu'ils  ne  redoutent  plus.  Au  premier  cri  d'alarrae,  ils  sont  à 
r-eau,  et  il  faot  des  chances  défavorables  bien  excepttonnelles  pour 
qa/G  le  malheureux  qui  se  noie  ne  sait  pas  sauvé.  11  est  peu  de  ces 
hommes  qui  ne  soient  décora  de  médailles  civiques.  Sans  eui,  sam 
leur  abnégation,  leur  vigilance,  kur  courage,  îa  Morgue  serait  trop 
petite,  et  il  faudrait  en  tripler  les  dimensions.  Us  se  sont  groupe 
sovs  le  titre  de  Seciiti  centrale  et  de  secourt  mutuels  des  fomemrt 
du  -département  de  la  Seine  (Ij,  «t  tous  les  ans  ils  ont  une  séance 
soleBDeUe  &  la  salie  Saint- Jean;  cette  aociété  compte  anjourd'hid 
trois  cent  scnsaote-deux  membres  titulaires  tous  «édai^és  et  ebi 
cent  viiïgt -trois  membres  bonoraires.  C'est  une  des  meilleures  et 
des  p!ns  respectables  tnEft^tJOBS  qni  existei  son  but  a  été  très 
nettement  tlélnii  dans  l'assemblée  du  36  novembre  dernier  par  le 
vice-président,  M.  Androuet  do  Cerceau,  lorsquTl  a  dit:  «  QneHe 
est  notre  misswBl  Sauver  iTabord,  partout  et  toajowps,  ppir  le  d6- 
Touemeot  et  par  Texerople  I  »  <leâ  n'est  pas  une  vaine  parofc,  c'est 
un  mot  d'ordre  auquel  chaque  membre  îe  la  sodélè  -ebéit.  La  pas- 
sion du  bien  agite  invinciblement  certains  cœurs.  Il  y  a  là  des  héros 
modestes  qu* aucun  danger  ne  fiât  reculer,  qui  «ont  prêts  4  nurto 
heure  et  qui  ont  tous  les  courages,  celui  du  grand  jour  et  celui  de 

(1)  Approuvée  par  décret  dn  11  août  1856. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


U    6BIITE    à.   PARIS.  tW 

miouit.  L'inlérét  n'entre  pour  rien  dans  le  mobile  qui  les  pousse, 
car  un  membre  de  la  société  des  sauveteurs  se  croirait  déshonoré, 
s'il  acceptait  la  prime  offerte  par  l'administration.  Sa  seule  petite 
vanité,  et  elle  est  plus  que  légitime,  elle  est  honorable,  est  dans 
certains  jours  de  gala.  à&  pendre  à  sa.  boutonnière  trop  étroite  toutes 
les  médailles  qui  Im  onl  kté  déccmées  et  que  son  intrépidité  lui  a 
values.  Il  est  bon  de  citer  le  nom  de  quelques-uns  de  ces  braves 
gens  qui  ne  soupçonnent  peut-être  pas  tout  ce  que  leur  existence  a 
de  glorieux  :  Fagret,  tailleur,  quai  d'Orléans,  n*  6,  k  la  bibliothèque 
polonaise,  qui,  malgré  ses  soixante-sept  ans,  a  encore  arraché  à  la 
Seine,  il  y  &  peu  de  t«n^s,  un.  bomme  qui  m  noyait;.  Metzger,  négo- 
ciant en  VB3  k  fieri^-,  lentrii,  propriëlaîre  de  bain  au  Ponl-Royal; 
Cardon,  patron  de  lavoir  à  l'Arche-Marion;  Henri,  mattre-baigneur 
aux  bains  Henri  IV,  et  enfin  Gretté,  qui  a  un  bateau  à  lessive  près 
du  pont  de  Bere][.  Ce  dernier  est  d'une  famille  héroïque,  ses  quatre 
frères  ont  été  récompensés  pour  leurs  actions  d'éclat,  et  sa  vieille 
mère,  igée  de  soixante-dix  ans,  porte  la  médaille  qu'elle  a^agnée 
en  opérant  elle-même  plusieurs  sauvetages.  Ces  braves  gens  sont 
connus  dans  leur  quartier-,  quand  ils  passent,  on  se  découvre,  et 
lorsqu'on  apprend  qu'un  malheur  est  arrivé  en  Seine,  on  dit  :  Ahl 
à  an  tel  avait  été  IM 

Par  lout  ce  qui  précède,  on  voit  que  Paris  a  le  droit  d'être  Ger  de 
son  (leuve;  nulle  autre  capitale,  pas  même  Londres,  n'offre  un  tel 
cours  d'eau  si  bien  emménagé,  si  bien  dompté,  si  précieux.  Bordé 
par  des  quais  magnifiques,  traversé  par  des  ponts  gratuits  et  monu- 
mentaux, pourvu  de  faciles  abordages,  sillonné  sans  cesse  par  des 
bateaux  nombreux,  occupé  par  des  établissemens  dont  l'utilité  n'est 
pas  oontestable,  il  mêle  iuttnemeiit  son  eiistence  à  la  ndtre,  et  bous 
nnd  chaqoe  jour  d'inappréciaUes  services.  Si  Paria  est  sorti  de  la 
Seine,  il  ne  t'a  point  oublié  et  ne  s'est  pas  montré  ingrat,  car  il  fa 
ornée  et  embelHe  de  son  mieux.  Il  a  rejeté  Ifun  d'elte  les  égont»  qù 
1* embourbaient;  il  >'a  contenue  dans  un  lit  asseï  pcotbod  pour  qve 
toute  inoiidatlo»  lut  sott  désormais  knpossibte;  il  a  renvoyé  les 
devsoi  de  hatage  qui  piéCinaieut  da^ereosement  stir  ses-  bords. 
Sounre  de  biea-étre  et  de  prospérité,  la  Sàae  es>t  ud  des  wgane» 
eoBslitutife  4e  la  vie  même  de  Paris;  cependant,  à  en  croire  les 
vieux  bietwiens,  elle  serait  bien  décbne  de  aom  antique  ^lesdeur, 
car  elle  a  perdit  le  sîiiga^r  privilège  qn'elle  avait  jadis  de  aechan- 
(er  es  vin  loraqa'dle  était  bénie  par  un  évêque,  idnsi  qtw  cela  M 
fnsaU  aa  temps  du  boa  saint  Marcel. 

HdxniE  Du  Camp. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


DES  PRINCIPES 


DES  TRADITIONS 


DAiNS    LES    AUTS  .DU  DESSIN 


[.  CrmmXn  itt  <vU  iv  <!itiin,  f*i  W.  OmiIm  Blanc;  IM7.  —  II.  U  GâOt  ta  fL^t* 
^nu  Iti  artt,  pv  M.  I«  'oc  d«  Vilmj —  III.  ComUéniHinu  iht  te  lut  moral  in  teaa»- 
atU,  pu  M.  jlniul*  Condu.  —  IT.  MiUiBdt  tl  Etitritint  d'altllir,  pu  U.  Tbamu  Coalnra. 


Les  ouvrages  théoriques  sur  les  arts  du  dessin  ont  été  de  tout 
temps  rares  dans  notre  pays,  et  cependant  il  semble  que  des  tra- 
vaux de  celte  espèce  auraient  facilement  trouvé  parmi  nous  de3 
juges  et  un  public.  Nos  inclinations  et  nos  habitudes  en  matière  de 
beauz-arta  ne  procèdent-elles  pas  principalement  de  la  raison,  et 
n'est-on  pas  plus  apte  en  France  à  comprendre  l'art  qu'à  le  sentir? 
l'ne  vraisemblance  ingénieuse  dans  la  représentation  des  choses,  le 
développement  logique  d'une  idée  ou  l'explication  claire  d'un  fait, 
tout  ce  qui  tend  à  préciser,  à  défmir  la  secrète  intention  qu'a  eue 
l'artiste  et  l'effet  moral  qu'il  a  voulu  produire,  voilà  le  genre  de 
mérite  dont  les  témoignages  nous  gagnent  le  plus  sûrement  :  telles 
sont  aussi  les  lois  de  notre  école  nationale,  les  conditions  mêmes 
de  son  génie  sous  toutes  les  formes  et  à  tous  les  momens.  L'art 
français,  tel  que  l'ont  pratiqué  les  maîtres  depuis  le  xiii*  siècle  jus- 
qu'au nôtre,  travaille  à  restreindre  la  part  de  la  sensation  pour 
élargir  d'autant  celle  de  la  pensée,  et  l'on  peut  dire  de  la  poétique 
qui  le  régit  que,  si  elle  prohibe  la  fantaisie  presque  à  l'égal  du  men- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LES    ARTS    nu    DESSIN.  197 

soDge  formel,  elle  implique  à  l'égard  des  véiiiés  brutes  ou  muettes 
la  même  réprobation  et  les  mêmes  dédains. 

U  semblerait  dès  lors  tout  naturel  que  des  préférences  ou  des  in- 
clinations aussi  générales  eussent  trouvé  leur  expression  dans  une 
série  de  con^dërations  écrites  et  de  préceptes.  Rien  de  pareil  néan- 
moins. En  matière  pittoresque,  c'est  seulement  à  l'étude  immédiate 
des  monumens  que  les  curieux  et  les  amateurs  ont  dû  jusqu'ici 
avoir  recours  pour  pressentir  des  règles  et  démêler  des  traditions. 
Aucun  livre  français,  j'entends  aucun  traité  vraiment  instructif,  n'é- 
tait venu  avant  l'époque  où  nous  sommes  fournir  au  public  un  en- 
semble d'informations  théoriques,  et  c'est  à  peine  si  l'on  pouvait, 
sur  quelques  questions  parlielles,  puiser  des  notions  plus  ou  moins 
sûres  dans  les  divers  ouvrages  de  l'abbé  Laugier,  de  Falconet,  d'É- 
meric  David  et  de  Quatremère  ou  dans  les  articlesde  X Encyclopédie. 
Depuis  une  trentûne  d'années,  il  est  vrai,  la  critique  d'art  a  acquis 
en  France  une  importance  considérable,  une  autorité  toute  nouvelle. 
Les  beaux  travaui  de  M.  Vitet,  de  Gustave  Planche  et  de  plusieurs 
autres  écrivons  ont  assez  élevé  les  points  de  vue,  assez  élargi  le 
cercle  des  enseignemens  pour  que  ces  jugemens  sur  des  œuvres  et 
des  lalens  déterminés  dussent  tourner  en  réalité  au  profit  des  doc- 
trines générales.  Toujours  est-il  que,  malgré  la  certitude  et  la  jus- 
tesse des  opinions  émises  sur  certains  artistes  ou  sur  certains  faits, 
U  ne  pouvait  y  avoir  là  encore  sous  le  rapport  théorique  qu'une  i«- 
flueoce  et  des  avertissemens  indirects. 

L'ouvrage  récemment  publié  par  M.  Charles  Blanc  sous  le  titre 
de  Grammaire  des  arts  du  dessin  est  le  premier  que  dans  notre 
langue  .00  ait  composé  sur  la  matière;  c'est  un  traité  complet,  écrit 
avec  la  précision  et  l'autorité  que  donne  la  pleine  possession  d'un 
sujet,  c'est  un  livre  dans  la  plus  sérieuse  acception  du  mot.  La  pré- 
cision, voilà,  dans  le  fond  comme  dans  ta  forme,  le  caractère  du  . 
livre  de  M.  Charles  Blanc;  c'est  là  ce  qui  en  rendra  la  lecture 
profitable  à  tout  le  monde,  depms  les  artistes,  auxquels  cette 
Grammaire  procurera  au  moins  le  plaisir  de  retrouver  à  l'état  de 
définitions  bon  nombre  d'idées  dont  ils  n'avaient  peut-être  que 
le  pressentiment  instinctif,  jusqu'aux  hommes  simplement  en  hu- 
meur de  s'instruire,  jusqu'aux  «  honnêtes  gens,  »  comme  on  au- 
rait dit  au  svii*  siècle.  En  fournissant  pour  la  première  fois  des 
notions  exactes  sur  les  questions  d'esthétique,  la  Grammaire  des 
art»  du  destin  met  chacun  de  nous  en  mesure  d'ajouter  un  com- 
plément nécessaire  à  ses  études  classiques  et  d'achever  en  ce  sens 
ses  humanités. 

11  semble  d'ailleurs  qu'on  sente  assez  généralement  aujourd'hui 
le  besoin  de  suppléer  au  silence  que  gardent  sur  de  pareilles  ques- 
tions l'enseignement  public  et  les  livres  de  philosophie  eux-mêmes, 


w^^lC 


198  BETUB  DBS   DEUX   MONDES. 

en  deb(^  de  quelques  beaux  chapitres  dea  œuvres  de  LaoïeBiiais  oa  ' 
de  Cousin.  Tandis  que  M.  Gbacles  Blanc  travkiUût  à  ûxer  les  prio- 
cîpes  des  arts  du  d^aùi  et  à  en  détermûier  lea  coadition*  ut  double 
point  de  vue  de  la.  théorie  et  de  la.  pratique,  pluâeurs  écrivaias» 
Baaa  adopter  un  plan  aussi  vaste,  eotnpreoaieat  de  rétablir  les 
ociginea  de  certaios  fait»,  de  nous  doouer  cectaioes  iDrormatiom 
spéciales.  Les  uns,  comme  M.  Sutter  dans  ma  savant  ouvrage  exa- 
miné ici  même  par  un  juge  compétent  (1),  déduisaient  la  beaaii 
[ùttoresque  de  la  axBtnaaison  nécessaire  et  régulière  d'un  petit 
nombre  de  li^ea  une  fois  ctnsacrées,  scienlifiqueioeat  preacritea 
et  ne  se  modifiant  suivant  les  exigences  de  chaque  sajct  qu'à  la 
condition  de  demeiœr  assujetties  au  fond  à  cenaines  lois  immua- 
bles de  pondéralion  et  d'harmonie.  D'autresi,  qu'âne  largue  pn- 
Uque  avait  mis  en  possesùoa  de  tous  les  secrets  de  la  peintan^ 
|Mx>ûtùeat  surtout  de  cette  eipArience  pour  démoatrer  la  aubordî- 
oatûm  des  mofens  technique»  aux  idées,  et  c'est  aioù  qu'mi  des 
doyens  de  notre  école.  H.  Couder,  écrirait  réceeuncntde  g^éretuea 
Considératioat  sur  le  but  moral  de»  btaïa-arta.  D'autres  enfin, 
comme  M.  le  diK  de  Valmy,  étudiaient  les  caractères  successib  de 
l'architecture  che*  les  diôérei»  peuples,  demandant  aux  recher- 
ches, aux  comparaisons  historiques  les  ^mens  d'une  CMnictioo 
sur  le  génie  même  et  sur  l'objet  exact  de  l'art, 

Ne  £sut-il  voir  dans  ce  mouvement  de  curiosité  studiense  que  le 
caprice  de  quelques  esprits?  N'y  a-tr41paslfc  au  contraire  un  symp- 
tôme de  plus  dés  coutumes  intellectuelles  propres  à  notre  tempsl 
On  l'a  dit  avec  rûson,  chaque  siècle  a  un  mot  qvi  le  peint;  cela 
du  nôtre  est  le  mot  a  qurâtioD.  >  Tout  en  effet  est  questioa  pour 
nous,  religioQ  ou  politique,  philosophie  ou  littérature,  bistoirs 
mêate  dans  ce  qu'.elle  semt^it  avoir  de  pins  avéré  jusqu'ici.  Par 
.  quelle  étrange  exception,  les  conditions  de  l'art  seraient -elles  ds- 
meories  i  distance  de  l'examen,-  hors  de  portée  en  quelque  sortsl 
Rira  de  plus  naturel  qoe  les  elforts  tentte  de  ce  côté  au8St|  par 
l'espcU  de  révision  et  d'enquôte  qui  court. 

I.    —    tlCBITaCmil    IT    SCDLPTDII. 

Et  d*abord  les  règles  existent-elles?  En  d'autres  termes  les 
beaux  talens  et  les  bettes  oeuvres  peuvent-ils  nous  révéler  rien  do 
plus  que  les  franchises  du  goût  personnel?  II  n'est  pas  rare  de  ren- 
contrer, même  parmi  les  artistes,  des  gens  tout  disposés  i  res- 
treindre en  ce  sens  l'influence  et  les  leçons  do  passé.  —  A  quoi  bon 

iM  iat'*M:tÊbnUt»,lmArUdmimi»itlaSeiiMi,t» 


îdOyGoO<^lc 


LES   ARTS   DD   DESSlIt.  190 

d'ailleurs,  disent-ils,  tant  d'investigations  scientifiques?  D'une  part 
la  nature  qu'on  a  devant  les  yeux,  de  l'autre  le  sentiment  qu'ells 
éveille,  voilà  te  modèle  et  le  moyen.  An  lieu  de  se  fatiguer  à  inter- 
roger les  morts  pour  surprendre  tant  bien  que  mal  les  secrets  de 
leurs  doctrines,  que  ne  se  contente-t-on  de  s'écouter  soi-même  et 
de  regarder  naîvenient  ce  qui  vit?  Contraste  singulier  toutefois, 
ceux  qui  proclament  eiclusivement  les  droits  de  la  réalité  et  de  l'in- 
^ira.tion  individuelle  sont  en  général  les  màmes  qui  dans  lapra- 
tique  semblent  en  faire  le  meilleur  marché,  tandis  que  les  talens 
Téritablement  novateurs  ont  éprouvé  à  toutes  les  époques  le  besoin 
de  recueillir  des  règles  et  de  rédiger  des  préceptes.  Les  peintres 
les  pivs  académiques  de  la  fin  du  dernier  siècle  n'entendaient  pas 
raOlerie  sur  le  chapitre  de  l'indépendance  théorique,  et  Valen- 
âeones  entre  autres  a  écrit  un  gros  livre  où  il  fait  appel  à  chaque 
page  aux  purs  «  amis  de  la  nature  »  et  aux  n  disciples  du  senti- 
ment, n  Léon-Baptiste  Alberli  au  contraire  aussi  bien  que  Léonard 
de  Vinci,  Jean  Cousin  comme  Albert  Durer,  c'est-à-dire  les  maîtres 
les  moins  suspects  de  conceeàons  h  la  routine,  pensaient  faciliter 
d'autant  la  besogne  de  leurs  successeurs  en  leur  transmettant  las 
secours  qu'ils  avaient  puisés  eux-mêmes  dans  les  travaux  de  leurs 
devanciers  ou  dans  leur  propre  expérience.  Les  écrits  qu'ils  ont 
laissés  prouvent  au  moins  l'empressement  de  ces  grands  esprits  à  ■ 
rechercher  les  conditions  réglementaires  et  pour  ainsi  parler  les 
fonnnies  légales  de  l'art. 

Comment  au  surplus  prétendre  affranchir  si  bien  l'art  et  les  ar- 
tistes que  le  progrès  ne  soit  plus  en  réalité  qu'une  succession  d'é- 
preores,  d'aventures,  de  démentis?  Comment  ne  pas  admettre, 
dans  le  domaine  de  l'imitation,  certaines  nécessités  absolues,  cer- 
tuns  principes  invariables,  —  la  fidélité  de  l'image  par  exemple  et 
la TTatsemblaoce  de  l'expression?  Sera-ce  au  nom  de  l'idéal?  Hais 
rîdéal  lui-même  n'est  et  ne  saurait  ôtre  que  la  vérité  revêtue  des 
fonnes  de  l'art.  L'tmaginaUon  du  peintre  on  du  sculpteur  ne  l'in- 
vente pas,  elle  le  dégage;  la  main,  si  habile  ou  si  aadacieuse  qu'elle 
sut,  ne  fiut  qu'en  concilier  les  termes  avec  la  représentation  du 
réel.  Seulement,  comme  cette  vérité  idéale  peut  être  diversement 
aperçue  et  traduite,  comme  elle  se  modifie  dans  les  œuvres  qui  la 
frètent  suivant  les  inclinations  de  chaque  époque  on  les  aptitudes 
4e  chaque  talent,  il  résulte  de  là  un  désaccord  apparent  entre  les 
nwycns  successivement  choisis,  bien  qu'ils  aient  au  fond  une  ori- 
gine commune.  Sans  doute,  lorsque  Ictinus  construisait  le  Psr- 
tfaénon  ou  lorsque  Phidias  en  décorait  les  murs,  ils  s'y  prenaient, 
ponr  exprimer  le  beau,  tout  autrement  que  ne  devaient  procéder, 
dix-neuf  siècles  plus  tard,  l'architecte  de  Santa-Maria-del-Fiore  et 
!e  sculpteur  des  portes  du  Baptistère  à  Florence.  Les  préférence» 


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SOO  RETUE    DES    DEUX    UOKDES. 

de  Raphaël,  —  qui  ne  le  Sfdt  de  reste?  —  ne  se  portent  ni  sur 
l'ordre  de  sentlmeDS  ni  sur  les  faits  qu'alTectionnent  surtout  Ru- 
bens,  pas  plus  que  le  style  d'Holbeio  ne  ressemble  au  style  de  ' 
Vélasquez  ou  la  manière  de  Ruisdaël  &  celle  de  Claude  le  Lorruo. 
Pourtant,  si  différentes  qu'en  soient  les  formes,  il  y  a  cela  de  com- 
mun entre  les  monumens  dus  au  génie  de  ces  grands  arUstes  qu'ils 
ont  tous  pour  fondement  un  souvenir  direct  de  la  nature,  qu'ils 
tendent  tous  à  liûre  prévaloir  un  genre  de  vérité  :  vérité  épique  od 
familière,  physique  ou  morale,  nature  imitée  de  loto  dans  les  li- 
gnes architectoniques  ou  fidèlement  reproduite  avec  le  ciseau  ou  le 
'  pinceau,  mais  en  tout  cas  intervenant  l'une  et  l'autre  à  litre  d'élé- 
ment indispensable  pour  vivifier  des  apparences  immobiles  et  don- 
ner k  l'artilice  lui-même  sa  raison  d'être. 

Voilà  donc  un  premier  point  hors  de  contestation  :.  l'art  n'a  de 
sens,  de  droits  et  de  portée  qu'autant  qu'il  procède  de  la  naiure. 
S'ensuit-il  qu'il  n'ùt  rien  de  plus  à  obtenir  d'elle  et  à  nous  livrer 
qu'une  simple  efligie,  une  contre-épreuve?  Autant  vaudrait  réduire 
la  fonction  de  la  poésie  à  l'ollice  du  procès-verbal.  Si  l'art  n'avait 
pour  objet  que  la  copie  textuelle  de  la  réalité,  l'œuvre  la  plus  ad- 
mirable serait  celle  où  l'artiste  se  montrerait  le  moins,  celle  où  il 
auridt  le  plus  rigoureusement  sacrifié  toute  émotion  persomiuli»  au 
désir  de  produire  matériellement  une  illusion.  D'où  vient  pouruot 
que  les  portraits  peints  par  Denner  avec  la  volonté  et  le  talent  de 
transcrire  jusqu'aux  plus  minutieux  détails  de  ta  forme  nous  inté- 
ressent infiniment  moins,  nous  semblent  cent  fois  moins  vrus,  mal- 
gré une  irréprochable  exactitude,  que  les  images  relativement  suc- 
cinctes tracées  par  le  c.ayon  d'Ingres  ou  par  le  pinceau  de  Titienl 
Pourquoi  n'éprouvons-nous  qu'un  sentiment  de  répugnance  à  l'as- 
pect des  ligures  en  cire  coloriée,  bien  autrement  vraisemblables  de 
fait,  bien  autrement  conformes  k  la  nature  palpable  que  les  surfaces 
aplaties  d'un  bas-relief  ou  que  les  plans  monocliromes  d'une  sta- 
tue? C'est  que  dans  les  tableaux  de  Denner  comme  dans  les  cires 
modelées  pour  les  cabinets  de  curiosités,  comme  dans  ce  médaillon 
de  Louis  XIV  que  l'on  voit  au  palais  de  Versailles,  l'imitation,  M 
complète  qu'elle  soit,  n'a  pas  d'âme;  elle  n'aboutit,  en  raison  de 
l'excessif  désintéressement  des  ouvriers,  qu'à  un  »mulacre  muet,  i 
une  contrefaçon  cadavérique  de  la  vie.  Plus  l'œuvre  se  rapproche 
du  réel  par  ses  dehors,  plus  le  contraste  devient  choquant  entre  la 
précision  sans  merci  qu'elle  étale  et  ce  qu'elle  a  au  fond  de  négatif, 
de  vide,  d'impassible. 

Rien  de  plus  nécessaire,  on  le  voit,  que  de  s'entendre  sur  le  sens 
de  ce  mot  «  imitation,  w  qui,  loin  d'exprimer  l'unique  devoir  et  la 
fin  de  l'an,  n'en  indique  au  contraire  qu'une  des  conditions  et  le 
commencement.  Imitation,  dans  la  langue  pittoresque,  ne  signifie 


i:,otirodOyGoO<^lc 


LES    ABTS    DU   DESSIN.  201 

pas  et  De  doit  pas  signifier  assujettissement  servile  à  la  lettre  d'un 
modèle  doDDé.  Eocore  une  fois,  l'art  ne  saurait  exister  en  dehors 
des  exemptes  fournis  par  la  nature;  mais  il  n'y  a  pas  d'art  non 
plus,  il  n'y  a  qu'iodustrie  vaine  et  stérile  habileté  d'ouUl  là  où  ces 
exemples  reparaissent  tels  que  dos  regards  ont  pu  les  roir  dans  la 
vie  réelle  et  dos  mains  les  toucher.  II  faut  qu'en  figurant  ud  objet 
avec  de  l'argile  ou  des  couleurs  l'artiste  nous  apprenne  ce  qu'il  a 
senti  en  face  de  cet  objet,  qu'il  en  fasse  ressortir  la  signification 
secrète,  qu'il  en  explique  les  apparences;  it  faut  que  l'esprit  de 
l'imitateur  vive  dans  la  chose  imitée  de  manière  k  compléter  celle- 
ci,  à  la  transformer  jusqu'à  un  certain  point,  à  manifester  par  elle 
le  vrai  et  à  propos  d'elle  le  beau.  L'imitation  n'est  féconde  qu'à  ce 
prix,  la  réalité  ne  peut  nous  émouvoir  qu'à  l'aide  de  ces  interpré- 
tations  et  de  ces  commentaires;  l'art  enfin  n'agit  utilement  qu'en 
introduisant  cet  élément  moral  dans  la  représentation  du  fait.  Il  ne 
vaut  lui-même  qu'à  titre  d'expres^on  vrûsemblable,  mus  d'une 
vraisemblance  révisée  par  l'intelligence  humaine,  et  c'est  en  ce 
sens  que  François  Bacon  a  pu  dire  qu'il  est  «  l'homme  ajouté  à  la  ' 
Datnre.  »  « 

Or.  si  l'intervention  du  sentiment  est  nécessaire  là  où  les  seuls 
types  en  cause  sont  des  types  visibles  et  naturellement  définis,  si  la 
peinture  et  la  statuaire  en  exprimant  la  vie  physique  ont  pour  tâche  • 
aussi  de  la  reàouveler,  de  l'embellir  par  la  pensée,  à  plus  forte  rai- 
son une  pareille  loi  doît-eUe  régir  l'architecture,  qui  ne  trouve,  elle, 
dans  la  nature,  aucun  modèle  précis  k  imiter.  Ici  en  effet  tout  est 
l'œuvre  de  l'imagination,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  tout 
émane  dHine  comparaison  intelligente  entre  les  moyens  de  satisfaire 
à  certaines  exigences  matérielles  et  les  procédés  les  plus,  propres  à 
manifester  l'idée  du  beau.  Aux  époques  primitives,  il  est  vrai,  l'ar- 
chitecture se  proposait  ud  autre  but.  Ignorant  la  beauté,  c'est-à- 
dire  la  proportion  et  l'harmonie,  préoccupés  seulement  de  la  gran- 
deur ou  plutôt  de  l'énormité,  ceux  qui  élevèrent  sur  la  surface  du 
monde  châtié  et  renouvelé  par  le  déluge  ces  temples,  ces  sépulcres, 
dont  les  formidables  débris  épouvantent  encore  nos  regards,. — 
ceux-là  croyaient  que,  pour  entretenir  dans  la  multitude  te  senti- 
ment religieux  ou  le  souvenir  des  morts  illustres,  le  mieux  était  de 
recoDstniire  en  quelque  sorte  la  nature  et  de  contrefaire  dans  des 
travaux  de  main  d'homme  l'apparence  des  créations  de  Dieu.  De  là 
ces  murailles  colossales,  abruptes,  comme  les  masses  de  rochers 
an-dessus  des  vallées  ou  de  la  mer;  de  là  ces  pyramides  immenses, 
ces  coloDDades  à  perte  de  vue  qm,  bien  des  siècles  avant  l'ère  chré- 
tienne, se  dressent  dans  les  champs  de  l'Egypte  et  de  l'Assyrie.  U 
semble  qu'au  lieu  de  bâtir  et  d'orner  des  monumens  pour  les  ha- 
Ulans  d'au  pays,  l'architecture  se  soit  donné  la  mission  de  décorer 


w^^lC 


202  REVUE  DBS   DBCX   MONDES. 

la  contrée  elle-même,  d'en  transformer  l'aspect  en  y  fusant  surgir 
tantôt  des  montagnes  de  pierre,  tantôt  des  forêts  de  piliers  aosù 
épaisses  et  aussi  vastes  que  les  forêts  d'arbres  qui  végètent  ail- 
leurs;  il  semble  que  le  génie  humain  n'aspire  alors  qu'à  s'anéantir 
dans  ses  propres  œuvres,  à  s'immobiliser  dans  l'iuiitation  supersti- 
tieuse des  phénomènes  eitérieurs. 

Et  cependant  le  plus  merveilleux  de  ces  phénomènes  lui  échappe, 
le  plus  admirable  de  ces  modèles  demeure  comme  inaperçu,  au 
moins  quant  à  ses  caractères  et  à'sa  signification  intiines.  Le  mo- 
ment n'est  pas  venu  encore  où  l'homine,  pour  transporter  dans 
l'archilecture  l'ordre  et  la  règle,  en  demandera  les  exemples  aoi 
proportions  du  corps  de  l'homme ,  à  la  structure  de  ses  membres, 
à  l'harmonie  mathématique  que  toutes  ses  parties  comportent;  mais 
lorsque,  une  fois  en  possession  de  ce  secret,  il  aura  appris  à  expn- 
mer  l'opposition  dans  la  symétrie  et  la  diversité  dans  l'équilibre, 
lorsque,  sans  copier,  —  est-il  besoin  de  le  direï  —  les  formes 
mêmes  de  la  figure  humaine,  il  aura  su,  par  la  cadence  ou  la  va- 
,  riété  des  lignes,  prêter  à  la  matière  inorganique  un  organisme  i 
l'image  du  sien,  —  alors  justice  sera  faite  de  ces  entreprises  aussi 
démesurées  que  monotones  qui  parodîaieat  les  grands  spectacles 
de  la  nature.  L'art  sera  constitué. 

D'une  part,  les  progrès  se  sont  accomplis  dans  l'architecture  à  me- 
sure que  l'homme  y  a  plus  scrupuleusement  traduit  un  souvenir  de 
lui-même  et  plus  profondément  marqué  son  empreinte;  de  l'autre, 
l'imitation  du  réel  par  les  moyens  archi  tectoniques  ne  doit  être  quo 
lointaine,  sous  peine  d'aboutir  à  une  prétention  de  rivalité  vaine  on 
monstrueuse.  Que  l'art  s'inspire  de  la  nature  pour  la  combinaison 
rationnelle  des  forces  ou  des  formes  qu'il  emploie,  rien  de  mieui. 
S'il  trouve  le  modèle  rudimentaire  d'une  colonne  surmontée  de  son 
chapiteau  dans  les  contoturs  d'un  arbre  dont  le  tronc,  élar^  &  U 
base ,  va  se  rétrécissant  i  mesure  qu'il  s'éloigne  du  sol,  pour  s'élar- 
gir de  nouveau  et  se  diviser  en  branches  au  sommet;  si  l'inventioi 
ou  la  combinaison  de  certains  omemens  lui  est  suggérée  par  le  port 
d'une  plante,  parles  enroulemensd'un  coquillage,  par  l'épanouisse' 
ment  d'une  fleur,  qui  s'avisera  de  contester  l'opportunité  de  pareils 
secours?  Il  n'y  a  là  toutefois,  il  ne  saurait  y  avoir  qu'une  image  et 
non  une  reproduction  littérale,  une  vérité  relative,  une  allusion  en- 
fin à  la  réalité.  Comme  les  exemples  du  corps  humain  dans  le  do- 
maine de  la  symétrie,  les  modèles  fournis  par  la  nature  inanimée, 
en  ce  qui  concerne  la  stabilité  ou  l'élégance,  intéressent  avant  tout 
le  goût  et  la  raison.  Le  vrai  en  architecture  n'est  que  l'expression 
conséquente  et  scientifique  du  bon  sens,  l'appropriation  soigneuse- 
ment calculée  des  caractères  à  la  destination  d'un  monument.  L* 
beau  lui-même  y  est  afl'aire  de  logique,  puisqu'il  résulte  de  la  jus- 


IMS    AXTB   DD    BESSIK.  203 

tesse  des  TBfifnrts  «rtre  les  extgraoes  de  U  oomtrnction  et  les 
noyeas  dfconitifs  eaiplayte.  Voili  pourquoi  les  Orecs,  i^î  ne  don- 
Kaient  rien  au  hasard,  qaî,  mimKtUDt  tout  m  contrôle  d'une  rai* 
«m  «xqutse,  entendaient  indiquer  la  solidité  réelle  par  la  solidité 
«pperevte  et  accuser  Tossature  d'un  édifice  jusque  dans  la  dispon- 
tîon  des  ornemeos,  —  voilà  poorquoi  les  Grecs  sont  restés  dans 
l'bistoire  de  l'art  les  maîtres  souverains.  L'architecture  grecque  n'est 
passeutementlaplus  belle  qaeThvmamté  ait  connue,  elle  est  aussi 
b  plus  seasée  et  la  phn  sage,  eu  plutdt  c'est  à  cette  sageese  avant 
liRit  'qa'eUe  doit  la  prééminence  «or  l'ut  des  autres  pays  et  des 
«atm  époques. 

F»it-U  pour  cela  pceoncer  à  ad«irer  la  majesté  robuste  ou  la 
flUiguiâceDce  des  moDunens  roinaiiis,  Tafaondaiice  et  la  poésie  des 
idées  que  rérilent  les  églises  du  nwyen  âge,  les  innovations  har- 
dies «H  tes  délicatesses  introduis  dans  l'architecture  italienne  au 
temps  de  la  renaîssazice  et  ua  peu  plus  tard  dans  l'archileciure 
française?  Ce  que  nous  voulons  dire  seulement,  c'est  que  les  suc- 
cesseurs des  ûrêcs,  là  Blême  où  ils  employaient  les  formes  que  les 
Orecs  avaient  découvertes,  ne  procédiieot  plus  avec  cette  rigueur 
dan  l'application  des  principes,  avec  cette  exactitude  dans  les  dé- 
ductions qui  caractérisent  l'art  d'ictinus  et  de  Mnésictés.  A  plus  forte 
rafaon,  loreqs'iis  inventèrent  i  leur  tour,  leur  arriva- 1- il  trop  sou- 
veot  d'élargir  jusqu'À  Fahus  la  part  de  Timagination  et  de  la  fan- 
taisie. Cest  peu  pour  l'art  romain  de  dénaturer  l'ordre  dorique  est 
l'ordre  ionique,  ou  de  revêtir  un  édifice  d'ordres  diflérens  saperpo- 
9ès,  —  «  altëraCun  essentielle,  fait  observer  M.  Charles  tllanc,  puis- 
qw  l'entre-colonnement,  étant  un  des  principaux  moyras  d'eJipres- 
mn  dans  diaqne  ordre,  ne  saurait  convenir  à  l'un  sans  mentir  à  la 
signification  de  l'autre;  »  —  il  faat  eoeore  que,  par  un  singulier 
caprice,  on  en  vienne,  i  Ron*e,  à  mélanger  des  procédés  architec- 
tooiqoes  inoonciliaUes,  f  arc  et  k  plate-bande,  le  pied-drcrit  et  la 
oolooRe,  en  d'autres  termes  i  rapprocher  deux  supports  de  nature 
différente  pour  soutenir  le  roême  fardée. 

Eu  dettôrs  de  l'antiquité  romaine,  à  des  époques  plus  rappro- 
chées de  nous,  que  de  déviations  et  d'anomalies  ne  pourrait-on  pas 
ngnaJerl  Que  d'étranges  démentis  an  bon  goût  hellénique  sinon 
«a  bon  sens  universel!  Voici  d'abord,  durant  la  période  dite  byzan- 
tine, la  colonne  torse,  qui  n'aboutit  qu'à  prêter  une  forme  contour 
»èe  et  fléchissante  à  ce  qui  doit  être  l'image  de  la  solidité;  plus 
tard,  avec  la  renaissance,  les  frontons  brisés,  les  frontons  cjurbe 
inscrits  dans  le  tympan  d'un  fronton  triangulaire,  —  nombre  d'au- 
tos fantaisies  encore  radietées  en  partie  par  la  hardiesse  on  l'élé- 
gance de  la  mise  en  œuvre,  mais  assurément  défectueuses  au  point 
de  vne  de  l'inveation,  et,  tranchons  le  mot,  foncièrement  absurdes. 


MvCoO'^lc 


20à  BEVUE   DES   DEtlS   MONDES. 

Nous  ne  parlons  même  pas  des  actes  de  véritable  démence  commis 
au  temps  des  Borrominî  et  des  Bernin,  alors  que,  pour  mieux  rompre 
l'unirormité  des  lignes,  les  architectes  des  églises  et  des  palais  de 
Rome  imaginent  d'accoupler  à  des  balustres  droits  des  balustres 
sens  dessus  dessous,  ou  d'ériger  sur  une  paire  de  colonnes  deux 
fragmens  d'un  fronton  non-seulement  brisé,  mais  placé  eu  raison 
inverse  de  la  direction  naturelle. 

N'est-il  pas  bien  remarquable  d'ailleurs  que,  de  tous  les  genres 
d'architecture  pratiqués  avant  la  seconde  moitié  du  xtii'  siècle,  le 
plus  conforme  en  réalité  aui  traditions  de  l'art  grec  soit  précisément 
celui  qui  semble  à  re;itérieur  en  diiïérer  le  plus?  Je  m'explique.  Kn 
admirant  &  Chartres,  à  Amiens,  à  Paris,  dans  d'autres  villes  de  la 
France,  les  types  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  l'art  gothique,, 
personne  ne  sera  tenté  sans  doute  d'y  voir  une  imitation  des  temples 
d'Athènes  ou  de  Pœstum  :  autant  vaudrait  prétendre  reconnaître 
dans  la  Chanson  de  Roland  ou  dans  la  Divine  Comédie  la  langue  et 
les  mœurs  des  héros  de  Ylliade;  mais,  de  même  que  les  chants  épi- 
ques du  moyen  âge  peuvent  avoir  un  caractère  homérique  par  U 
profonde  sincérité  de  l'inspiration  et  de  l'accent,  l'architecture  go- 
thique à  son  tour  peut  faire  songer  k  l'architecture  grecque  en  œ 
sens  que,  dans  ses  œuvres  comme  dans  les  œuvres  de  celle-ci,  tout 
s'enclwtne  avec  une  logique  rigoureuse,  et  que  la  majesté,  la  grâce 
même,  y  sont  toujours  une  forme  de  la  vérité.  Veut-on  des  exem- 
pleaî  Qu'on  se  rappelle  ces  contre-forts  transformés  en  motifs  d'or- 
nement autour  du  monument  qu'ils  soutiennent,  ces  aqueducs  pour 
recueillir  et  rejeter  au  dehors  les  eaux  qui  ont  glissé  le  long  du 
grand  comble  établis  sur  d'élégantes  constructions  à  claire-voie, 
enfin,  à  l'intérieur,  ces  figures  d'anges  ou  de  prophètes  servant 
d'agrafes  aux  nervures  diagonales  des  voûtes  et  immobilisant  les 
claveaux  avoistnans  en  raison  de  la  pression  exercée  :  combinâ- 
sons  ingénieuses  inspirées,  comme  les  décorations  antiques,  par  les 
données  même  de  la  construction,  et  devenant  un  aveu  de  celle-ci, 
au  lieu  d'être,  ainsi  que  cela  arrivera  souvent  au  temps  de  la'ro- 
naissance,  une  pure  fantaisie,  un  mensonge  du  constructeur. 

A  quoi  bon  au  surplus  remonter  à  la  renaissance  ou  aux  siècles 
qui  l'ont  suivie  pour  démontrer  par  des  exemples  contraires  la 
justesse  des  principes  qu'ont  connus  et  pratiqués  les  architectes  de 
l'antiquité  grecque  ou  ceux  du  moyen  âge?  L'oubli  de  ces  prin- 
cipes et  de  ces  règles  ne  nous  semble  pas  de  nos  jours  un  bit  si 
rare  qu'il  faille  chercher  bien  loin  les  occasions  de  le  constater. 
Notre  école  d'architecture  en  effet  traverse  une  phase  qui! n'est 
exempte  ni  de  graves  inconvéniens  dans  le  présent,  ni  de  périls 
pour  sa  bonne  renommée  dans  l'avenir.  A  qui  la  faute,  sinon  à  elle- 
même,  à  ses  fastueuse.''  manies,  à  ce  besoin  d'accumuler  sur  chaque 


LES  ARTS   DU  DESSIN.  20fi 

profil,  sur  chaqae  surface,  autant  de  moulures,  de  roodes-boases, 
de  groupes  d'ornemeDS  ou  de  figures  que  l'espace  eu  pourra  conte- 
oir?  Certes,  parmi  les  monumeos  récemment  achevés  à  Paris,  on 
pourrait  citer  plus  d'une  exception  à  ce  système  de  luxe  à  outrance. 
L'École  des  Beaux-Arts,  complétée  par  l'artiste  émînent  qui  en  con- 
struisait les  bâtimens  principaux  il  y  a  trente  ans,  —  la  nouvelle 
laçade  et  le  vestibule  du  Palais-de-Justice,  si  amplement  conçus 
dans  l'ensemble  et  en  même  temps  si  finement  traités  dans  les  dé- 
tùls,  —  le  grand  passage  voûté  aboutissant  à  la  place  Napoléon  |[1 
dans  le  nouveau  Louvre  et  la  grande  salle  de  lecture  &  la  Biblio- 
thèque impériale,  —  le  dôme  de  Saint-Augustin  et  l'intérieur  de 
l'église  de  la  Trinité,  —  quelques  autres  spécimens  encbre  d'un  goût 
sans  complicité  avec  les  excès  ou  les  caprices,  —  voiU  des  titres 
sérieux  pour  une  partie  de  notre  école.  Ajoutons,  dans  un  ordre  de 
travaux  où  le  Jaeau  doit  plus  nécessairement  qu'ailleurs  n'être  que 
l'auïiiliaire  de  l'utile,  les  Halles  centrales,  véritable  chef-d'œuvre 
de  simplicité  et  de  convenance.  Malheureusement,  en  regard  de  ces 
œuvres  diversement  considérables,  combien  d'autres  où  nos  neveux 
ne  verront,  cela  est  à  craindre,  que  les  témoignages  de  l'ambition 
impuissante  ou  les  preuves  de'l'irréflexion! 

Pour  caractériser  la  singulière  confusion  d'idées  et  de  doctrines 
que  révèle  l'architecture  contemporaine,  M.  le  duc  de  Valmy,  dans 
quelques  pages  consacrées  à  pe  qu'il  appelle  n  l'ère  du  doute,  » 
qualifie  l'école  actuelle  «  d'école  composite,  f  Peut-être  aurait-on 
le  droit  de  lui  donner  un  nom  plus  sévère.  Est-ce  bien  en  elTet  le 
doute  qui  la  travaille,  je  veux  dire  une  sincère  recherche  du  mieux? 
Est-ce  seulement  par  excès  d'éclectisme  qu'elle  pèche?  En  inven- 
tant l'ordre  composite,  qui,  suivant  l'observation  de  Quatremère, 
n  se  plaçait,  par  le  mélange  de  deux  ordres,  entre  le  corinthien  et 
l'ionique,  u  ou  même  en  întrodui^nt  dans  l'art  quelques-unes  de 
ces  innovations  plus  radicales  dont  nous  avons  parlé,  les  architectes 
romains  ne  s'affranchissaient  pas  de  certaines  obligations  que  les 
architectes  de  la  renaissance  devaient  en  pareil  cas  respecter  à  leur 
tour.  Ils  ne  prétendaient  point  remettre  en  question,  encore  moins 
nier  ce  qui  avait  été  une  fois  reconnu  bon  et  utile;  ils  se  proposûent 
amplement  de  combiner  ces  exemples  ofliciels,  de  les  approprier  à 
leurs  aspirations  présentes  et  d'en  tirer  ainsi  on  nouveau  parti  sans 
pour  cela  en  dénaturer  le  sens.  Nos  visées  sont  autres  aujourd'hui, 
et  nos  fantaisies  plus  vastes.  Il  s'agit  bien  vraiment  de  modifier 
l'arrangement  classique  d'un  chapiteau,  les  proportions  d'une  co- 
lonne ou  d'un  entablement  1  11  s'agit,  pour  donner  la  vie  h  un  édi- 
fice, à  une  simple  maison  même,  de  mettre  bravement  le  cœur  k 
droite,  j'entends  de  renverser,  si  l'envie  voue  en  prend,  les  condi- 
tion naturelles  aussi  bien  que  les  termes  du  problème,  sauf  à  ré- 


w^^JC 


2M  REVUE  DES   DEUX   MOKDES. 

tablir  dans  ce  désordre  un  «emblant  d'équUibre  par  la  multîpbdté 
même  des<ca{»noes  et  l'égale  {M<o£usioa  des  délAÏla. 

Objectera-t-en,  comme  uae  garantie  contre  de  sérieux  danger^ 
l'énuditiftn  dont  les  archilectes  J'ont  preuve  en  n'employant  le  plus 
souvent  dans  leurs  propres  travaux  que  des  éléfoeDS  consacrés  par 
les  Âges  ou  par  les  écoles  qui  se  sont  succédé?  Jamais,  il  est  vtai, 
on  n'a  mieux  cooQu  que  (le  notre  temps  les  divers  monumens  du 
passé;  jamais  on  n'a  consenti  de  meil^re  grâce  à  ea  imiter  les 
formes,  Jt  reproduire,  même  cdte  k  dUe,  les  types  particuliers  k 
chaque  époquet  maiS'OD  ae  fait  ainsi  qu'emprunter  à  l'art  ancien 
l'extérieur  de  ses  ressau>rces.  au  lieu  de  le  oootinuer  dans  ses  tra* 
ditioDs  esseiTtielles  et  dans  son  esprit.  Quoi  de  plus  opportun  dès 
Igts,  pour  seconder  l'aciioa  des  malires  qui  nous  restent  ou  pour 
préparer  les  voies  aux  maîtres  futurs,  qu'ao  ensemble  de  réflexions 
et  de  «enaeils  publics  sur  le  véritable  caractère  de  ces  traditions, 
sur  J'influence  qu'il  leur  appartient  d'exercer  en  dehors  et  au-dessus 
de  l'archéologie  fM-opremeat  dite?  Tel  est  le  getire  d'enseigne- 
ment que  contient  la  Grammaire  des  arts  du  dessin;  tels  sont,  les 
mérites  qui  lui  assignent  une  place  à  part  entre  les  écrits  stricte- 
ment historiques  et  les  ouvrages  de  pure  théorie.  En  consacrant  à 
l'architecture  une  partie  considérable  de  Eon  livre,  M.  Charles  Blanc 
n'a  entendu  ni  enregistrer  les  événemens  de  l'art  dans  la  simple 
succession  chronologique,  ni  supprimer  au  contraire  les  leçons  de 
l'histoire  pour  ne  formuler  qu'un  système.  Il  a  estimé  plus  inté- 
ressant et  plus  utile  de  rappeler  les  faits  en  regard  des  principes, 
de  confirmer  chaque  proposition  énoncée  par  des  exemples  qui  _ 
en  démontrassent  l'autorité  séculaire  aussi  bien  que  l'orthodoxie 
esthétique.  En  un  mot,  dans  cette  Grammaire  des  arts  du  dessin, 
on  trouve  mieux  qu'une  aride  syntaxe,  et  la  maniëre'dont  les  règles 
y  sont  présentées  nous  semble  à  la  fois  trop  animée  et  trop  per- 
suasive pour  ne  pas  les  accréditer  sûrement  auprès  du  public 
Quand  nous  serons  bien  convaincus  que  l'architecture  est  de  tous 
les  arts  celui  dont  on  peut  le  mieux  juger  avec  les  seules  lumières 
de  la  raison,  parce  qu'il  a  lui-même  dans  la  raison  sa  source  et 
9on  moyen  d'expression  principal;  quand  nous  aurons  une  bonne 
fois  reconnu  qu'au  lieu  d'être  un  vain  décor  pour  les  yeux  ou  uo 
logogripbe  pour  l'esprit,  un  édifice  doit,  jusque  dans  la  somp- 
tuosité, traduire  des  intentions*  claires,  conformes  aux  données 
premières  de  la  construction  comme  aux  caractères  de  sa  destina- 
tion spéciale,  —  peut-être  les  inventions  vides,  de  sens  ou  les 
imitations  emphatiques  cesseront-elles  d'usurper  la  place  où  notre 
tolérance  désintéressée  leur  permet  de  se  multiplier  aujourd'hui. 

Cette  espèce  de  superstition  qui  nous  porte,  faute  d'initiation  ou 
d'étude,  à  nous  récuser  dans  les  questions  relatives  à  l'arcbitecturs 


LB6   ABTS    DU    DES6tR.  S07 

eiplique  «osai  risdifTéreaee  pln3  bsbitudle  enoM^  où  aoua  laisseot 
Ik  statuaire  et  ses  œuvres.  Pour  beaucoup  d'entre  noHs,  la  sculp- 
lore  s'est  guère  qu'uoe  vieille  coorreiHioa ,  sioon  un  pr^ugé ,  une 
iaimt  d'eipreasioB  surâuuée  txHuie  tout  au  plus  à  perpétuer  daas  le 
anode  ^vdit  cerUines  traditions  scientilîques.  L'eFresr  est  graade 
issuréveot;  mata,  il  faut  biea  le  dire,  elle  n'est  pas  toujours  sans 
préteile.  Daos  le  peu  de  succès  que  rencODlre  aujourd'hui  la  scolp- 
ture,  tous  lea  torts  ne  sont  pas  de  notre  côté  i  on  pourrait  attriboeir 
ou  beaae  part  de  cette  împopalarité  à  la  bainlité  m€eae  des 
mofeos  choisis  et  à  l' abnégation  excessive  de  ceux  qui  Les  em- 
ploient.  Lea  hofomes  qui  de  notre  temps  enireprennent  i^ès  tant 
d'autres  de  modeler  quelque  honnête  figure  de  dieu  ou  de  dëesstt 
renoBvelée  de  l'ApoilgK  Hu  Belvédère  ou  de  la  Vétam  dt  Midici», 
lea  sculpteurs  que  sous  voyons,  en  désespoir  d'inveatioa,  se  can- 
tonner daDs  l'intitatioD  dû  deux  ou  trois  types  nrille  fois  reproduits 
d^i  procèdeat  k  peu  près  comme  des  poètes  qui  s'obstineraient  à 
K  nous  parler  qu'en  vers  grecs  ou  latins.  Quoi  de  moins  coupable 
«pareil  cas  que  m»  distractions,  que  «otre  froideur?  Le  malheur 
tsl  ge^ement  que  des  efforts  et  des  talens  plus  sérieux  se  trouvent 
compromis  dans  l'opiDioo  ÎD^irée  par  ces  contrefaçons  ou  ces  re- 
dites iaaliles.  Une  statue,  pour  peu  qu'elle  représente  un  person- 
lugen  ou  qu'elle  exprime  une  intention  allégorique,  prend  immé- 
fatemeot  à  nos  yeax  l'aj^iareBce  d'un  anachronisme.  Malgré  ce 
qu'dle  peu!  avoir  au  fond  d'original  et  de  véritableiiient  méritoire, 
elle  n'est  pour  noBS  qu'ua  exemplaire  de  plus  de  ces  types  prévos, 
ei^  à  satiété,  qoe  la  coutume  impose  i  la  civilisation  moderne. 
Il  serût  bien  nécessEure  pourtant  de  distinguer  la  part  de 
cbacDQ  dans  cet  ensemble  de  tentatives  ioégatement  recomman- 
daUes.  Si  bon  nombre  d'artbtes  croient  avoir  assez  fait  quand 
3s  ont  réussi ,  moyennant  quelques  recettes  d'école,  à  simuler  les 
procédés  extérieurs  de  la  statuaire  grecque  ou  romaine,  d'autres 
cherchent  et  trouvent  dans  l'étude  de  l'antiquité  des  secrets  plus 
rves  et  plus  fécoods.  Au  lieu  de  réduire  leur  tâche  à  un  archaïsme 
slfeile,  ils  travaillent  à  en  rajeunir  les  conditions  par  le  caractère 
particulier  des  fermes  et  la  vraisemblance  de  l'expression.  Même  en 
traitant  un  sujet  allégorique,  ils  n'oublient  pas  que  nos  croyances 
et  DOS  nKBurs  ne  sont  plus  celles  qui  avaient  cours  au  temps  de 
Péiidès  on  d'Auguste,  et  que,  s'ils  ont  le  droit,  pour  se  faire  plus  ai- 
stneet  coniprendre,  d'employer  certains  moyens  consacrés,  ils  ont 
•ussi  le  devoir  d'approprier  ces  formules  païennes  aux  exigences  de 
■otre  goût  et  aux  coutumes  de  la  pensée  dtrélienoe.  S'agit-il  d'un 
tbtee  foomi  par  l'histoire  ou  par  la  réalité  contemporaine,  d'un 
gnnpe  hén^que  comme  celui  que  Rude  a  sculpté  sur  une  des  faces 
de  l'Are  de  l'Btoiie,  ou  d' une  simple  figin^  de  genre  comme  le  Dan- 


:vGoo<^lc 


208  REVUE   DES  DECX  MONDES. 

teur  napolitain  modelé  pu*  Duret,  ici  encore  et  à  plus  forte  raison 
l'imitation  littérale  de  l'antique  aboutirait  au  mensonge  ou  au  contre- 
seos.  Que  pour  traduire  des  sujets  de  cette  espèce  les  scalpteure 
s'inspirent  des  travaux  accomplis  par  les  anciens  dans  des  cas  ana- 
logues, qu'ils  prennent  conseil  des  bas- reliefs  romains,  des  épbëbes 
ou  des  Faunes  grecs,  ils  ne  sauraient  mieux  faire,  à  la  condltioQ 
toutefois  de  ne  demander  à.  ces  exemples  que  des  renseignemeos 
sur  l'art  de  rendre  fidèlement  la  nature  et  la  vie  et  de  n'y  puiser 
en  quelque  sorte  que  des  leçons  de  sincérité.  Non,  si  incompara- 
blement belle  que  soit  la  statuaire  antique,  avec  quelque  zèle 
qu'on  doive  en  interroger  les  monumens  et  les  moindres  débris,  il 
ne  faut  pas.  sous  peine  de  mauvaise  foi  envers  soi-même  et  envers 
son  temps,  immobiliser  dans  la  pratique  les  traditions  qu'elle  im- 
pose; il  ne  faut  pas,  en  reconnaissant  l'autorité  qui  lui  appartient 
à  tant  de  titres,  exagérer  le  respect  jusqu'à  l'inertie  de  la  pensée, 
la  docilité  jusqu'à  l'asservissement.  La  fonction  de  la  sculpture  mo- 
derne ne  saurait  uniquement  consister  dans  la  fabrication  d'effigies 
vieilles  en  naissant  de  plus  de  vingt  siècles,  dans  la  réédition  à  tout 
propos,  sous  tous  les  noms  et  pour  toutes  les  places,  d'une  série 
d'images  taillées  d'après  un  invariable  patron. 

Pourquoi  vouloir  d'ailleurs  emprisonner  le  beau  dans  les  limites 
d'une  manière,  dans  les  privilèges  physiques  d'une  race,  dans  les 
usages  d'une  époque?  Quelle  nécessité,  en  présence  de  la  vie,  de 
galvaniser  on  cadavre,  de  sacrifier  les  vérités  directes  qui  nous  en- 
tourent k  des  vérités  de  seconde  main,  l'art  enfin  à  l'archéologie  et 
le  modèle  humain  à  la  statue  grecque?  L'homme,  après  tout,  pour 
fournir  à  la  sculpture  un  type  digne  d'elle,  n'est  pas  tenu  d'avoir 
vécu  à  Athènes  vers  la  quatre-vingt-troisième  olympiade.  11  lui 
suffît  d'être  beau  de  cette  inévitable  beauté  que  donnent  en  tout 
temps  et  en  tout  pays  la  santé,  la  force,  la  jeunesse,  ou  même  de 
présenter  jusque  dans  la  dépression  sénile  des  formes  ces  caractères 
accentués  qui  déterminent  une  physionomie.  Quand  les  maîtres  Ho- 
renlins  du  xv  siècle  sculptaient  les  images  de  leurs  contemporwns, 
ils  ne  Rongeaient  pas  à  le  prendre  de  si  haut  avec  la  nature.  Loin 
d'affubler  leurs  modèlesde  je  ne  sais  quel  faux  semblant  de  ma- 
jesté hellénique,  ils  entendaient  en  accepter  franchement  les  irré- 
G-ularités  et  en  traduire  tes  apparences  dans  un  style  d'élite  sans 
doute,  mais  éloquent  avant  tout  par  sa  véracité.  On  peut  dire  en 
ce  sens  que  l'essentiel  des  principes  grecs  revit  le  plus  souvent  là 
oft  le  sujet  et  la  manière  sont  en  réalité  le  moins  archaïques.  Pour 
re  citer  que  des  exemples  récens,  tel  buste  sculpté  par  M.  Cavelier 
ou  par  M.  Guillaume  d'après  un  personnage  de  notre  temps  parti- 
cipe plus  directement  de  la  méthode  antique,  malgré  les  caractères 
tout  modernes  du  modèle  et  de  l'œuvre,  que  telle  têu  tCétude  aux 


LES   ARTS  DU  DESSIN.  209 

lignes  officielles,  au  nez  scrupuleusement  droit  et  aux  lÈvres  bou- 
deuses, en  mémoire  de  YAniinoûs. 

L'art  du  sculpteur  ne  consiste  donc  pas  dans  un  efTort  systé- 
matique pour  déguiser  le  vrai  et  en  réduire  les  apparences  variées 
à  un  mode  d'expression  uniforme;  il  consiste,  comme  le  dit  H.  Charles 
Blanc,  V  à  élever  la  vérité  individuelle  jusqu'à  la  véHté  typique  et  la 
yérité  typique  jusqu'4  la  beauté.  «  Que  l'artiste  ait  à  représenter 
un  paysan  ou  un  héros,  une  vierge  ou  une  matrone,  un  cheval  ou 
un  ItoD,  il  figurera  non-seulement  les  particularités  qui  disUnguent 
le  modèle  donné,  mais  encore  les  traits  caractéristiques  de  la  race 
et  du  type.  11  définira  les  attributs  de  la  beauté  robuste  ou  gra- 
deose,  élégante  ou  terrible,  —  comme  dans  son  admirable  statue 
de  Voltaire,  dans  ce  portrait  d'un  octogénaire  décrépit,  Houdon  aura 
su  formuler  l'idéal  de  la  vieillesse  et  de  la  malice,  et  résumer  la 
physionomie  de  tout  un  siècle  aussi  bien  que  la  vie  étincelante  d'un 
esprit. 

Il  est  très  dilBcile,  je  le  sais,  de  s'arrêter  &  temps  dans  cette 
double  poursuite  de  la  vérité  apparente  et  de  la  vérité  cachée. 
06  la  docilité  aux  exemples  de  la  nature  commence- 1- elle  à  de- 
venir on  dangerï  A  quel  point  précis  au  contriûre  la  volonté 
d'idéaliser  les  choses  dégénère-t-e)le  en  parti-pris  blâmable  et  en 
convention?  Il  y  aurait  de  la  témérité  à  prétendre  mai'quer  irrévo- 
cablement ces  limites.  A  peine  les  œuvres  des  grands  artistes  eux- 
mêmes  permettent-elles  de  les  entrevoir,  et  l'on  courrait  le  risque 
de  recevoir  quelque  démenti  de  Michel-Ange,  si  l'on  poussait  un 
peu  trop  loin  à  ceté^ard  le  dogmatisme  esthétique.  Ce  qu'il  con- 
vient seulement  d'indiquer  à  titre  de  principe,  c'est,  dans  l'imita- 
tion, l'alliance  du  caractère  qui  exprime  la  vie  personnelle  et  de  la 
beaoté  qui  en  généralise  l'image;  c'est  l'obligation  pour  le  sculp- 
teur de  tout  subordonner  aux  lois  de  cette  imitation  choisie,  de- 
puis la  forme  sobrement  vraisemblable  jusqu'au  mouvement  et  au 
geste  qui  doivent,  comme  dans  le  Ditcobole  du  Vatican  ou  dans  le 
Faune  de  la  galerie  de  Florence,  annoncer  et  promettre  l'action 
plutôt  que  la  montrer.  L'agitation  ou  la  violence  représentée  au 
moment  même  où  elle  se  produit' porterait  atteinte  à  la  majesté  de 
la  sculpture  en  rompant  l'équilibre  des  lignes,  et  de  plus  elle  com- 
promettrait la  solidité  réelle  de  la  statue.  Que  si,  au  Heu  d'une 
figure  isolée,  condamnée  par  la  pesanteur  même  de  la  matière  à 
troQver  son  point  d'appui  dans  la  tranquillité  de  son  attitude,  il 
^agit  d'un  groupe  ou  d'un  bas-reliefi  U  encore  chaque  mouvement 
partiel,  si  vif  qu'il  soit,  devra  concourir  au  calme  linéaire  de  l'en- 
semble. L'image  même  d'un  combat,  si  elle  n'offre  cet  aspect  de 
pODdération,  de  sérénité,  ne  sera  plus  qu'un  tableau  en  pierre  ou 
TMn  Lnn.  —  1807.  li 


ir,Goo<^lc 


210  BETUË  DES  DEUI  MONDES. 

en  bronze,  par  conséquent  un  tableau  mort  malgré  ses  prétentions 
à  la  vie.  L'excessive  animatioD  des  personnages  accusera  d'autant 
mieux  l'inertie  de  ce  qui  les  entoure,  car  le  ciseau,  quoi  qu'il  Tasse, 
De  aimulera  pas  plus  les  tourbillons  de  poussière  soulevés  parles 
combattans  qu'il  ne  figurera  l'éclair  jaillissant  du  choc  des  arme> 
ou  les  profondenrs  de  la  perspective. 

Supposez  par  exemple  le  célèbre  carton  de  Léonard  de  Vinci,  le 
comh&l  desQuatre cavaliers,  tranafomné en  bas- relief.  Que  deviendra 
ce  groupe  terrible,  une  fois  privé  de  l'atmosphère  qui  en  confirme 
ou  eu  diversifie  les  lignes  impétueuses  et  les  plans?  Quelle  part  res- 
teia,  dans  la  signification  sinistre  de  la  scène ,  à  ce  ciel  et  à  ce 
terrain  réduits,  l'un,  k  n'être  plus  qu'une  muraille,  l'autre  un 
support  uniformément  relié  au  fond?  Ce  que  le  clair-obscur  avait 
énergiquement  accentué  sous  la  main  du  peintre  ira  se  perdre  dans 
une  lumière  monotone;  ce  qui  se  dessinait  en  vigueur  sur  le  vide 
portera  ombre  sur  une  surface,  et  quelque  chose  d'interrompu 
dans  l'eflet,  de  faui,  de  froidement  tourmenté,  résultera  de  ces 
eflàceBiens  ou  de  ces  saillies  inévitables.  Ce  sera  bien  pis  encore 
à,  au  lieu  d'opérer  sur  un  champ  vertical,  le  sculpteur  applique 
ces  procédés  de  composition  pittoresque  à  l'agencement  d't^jets 
s' enroulant  autour  d'un  vase  ou  d'une  colonne.  Quoi  de  plus  offen- 
sant pour  le  regard  et  pour  le  goût  que  des  effets  d'optique  se 
produisant  en  sens  inverse  du  galbe,  que  des  semblans  de  concavi- 
tés venant  démentir  le  mouvement  réel  des  lignes  et  la  convexité 
du  monument?  Les  bas-reliefs  dont  la  longue  spirale  enrichît, 
sans  la  déformer,  la  colonne  Trajane,  quelques  vases  ou  sarcopha- 
ges romains  et  la  frise  circulaire  sculpta  par  Donatello  sur  la 
chaire  extérieure  de^I'églisede  Prato  montrent  bien  comment  un 
artiste  habile  sait  se  préserver  de  ces  exagérations  ou  de  cet 
contre-sens;  mais  en  général  c'est  aux  monumens  de  l'art  grec, 
de  cet  art  toujours  mesuré  dans  son  élan,  toujours  délicat  dans  sa 
force,  qu'il  faudra  s'adresser  de  préférence  pour  apprendre  à  pro- 
portionner le  mouvement  des  parties  à  l'immobilité  architectoni- 
que  de  l'ensemble  et  la  variété  des  élémens  k  l'unité  de  la  com- 
position. Sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres,  ce  sont  là  encore 
une  fois  les  modèles  qu'il  faut  choisir,  non  pour  en  copier  servi- 
lement les  dehors,  mais  pour  s'initier  aux  conditions  intimes  de  ce 
beau  dont  les  Grecs  ont  mieui  que  personne  connu  la  raison  d'être 
et  deviné  les  lois. 

La  sobriété  dans  l'attitude,  dans  le  geste,  dans  l'cwdonnance  des 
lignes,  soit  que  celles-ci  ne  dessinent  qu'une  figure  isolée,  soit 
qu'elles  se  combinent  en  forme  de  groupe  on  de  bas-relief,  —  1* 
prédominance  du  caractère  typique  sur  la  physionomie  individudle, 
du  général  sur  le  particulier  et  de  la  beauté  sur  l' expression,  — 


us  AKK   DD   DKSSm.  211 

Toilà  les  ooa<}iUoa3  les  plus  rigoureuses  de  \h  sculpture.  Telles  sont 
les  règles  dont  elle  ne  saurait  s'écarter  sans  dépasser  ses  Troiitièfes 
Ml  manquer  i  sa  foDctton.  Quelque  digaes  de  mémoù-e  que  puiasrait 
être,  en  defaors  de  ces  principes,  l'habileté  et  les  œuvres  d'un  Giii- 
berti,  d'un  Jean  d«  Bologne,  parrois  même  d'un  Bernia,  quelques 
efibrts  que  l'on  ait  plus  récemmeat  tentés  pour  attribuer  à  l'ébau- 
cboir'les  mêmes  privUéges  et  les  mêmes  vertus  qu'au  pinceau,  le 
tout  ne  prévaudra  point  contre  des  £uts  bien  autrement  persuasifs, 
parce  qu'ils  correspondent  à  la  nature  même  des  choses  et  aux 
îtenielles  exigences  du  bon  sens. 

La  sculpuire  a  son  objet  et  ses  ressources  propres,  sa  sîgniTica^ 
tion  à  la  fois  positive  et  abstraite,  son  empire  très  indépendant  de 
rinfluenoe  qu'il  appartient  à  la  peinture  d' exercer.  Bien  qu'A  cer- 
tains égards  une  statue  se  rapproche  de  la  réalité  plus  qu'une  Tigure 
pdnte,  puisqu'elle  [présente  la  forme  humaine  sous  ses  trois  di- 
oKQsions,  elle  emprunte  de  son  apparence  monocbromet  de  ses 
jeus  sans  regard,  du  sol  restreint  qui  la  supporte,  une  sorte  de 
vie  surnaturelle  dont  on  aurait  aussi  mauvaise  grâce  à  regretter 
riqsufEsaDce  qu'A  méconnaître  la  poésie.  Laissons  donc  k  chaque 
art  son  génie  et  ses  procédés.  Ne  demandons  à  la  sculpture  ni  de 
rivaliser  avec  la  peiolure,  oî  de  nous  émouvoir  par  la  violence, 
par  le  caractère  dramatique  de  l'expression.  Le  meilleur  de  son 
éloquence  est  daos  sa  modération  même.  Enfin  k  ceux  qui  se- 
raient tentas  d'élargir  un  peu  trop  le  cercle  où  il  lui  est  permis 
d'agir,  à  ceux  qui,  au  lieu  de  l'imitation  choisie,  songeraient  àfaire 
d'une  certaine  indulgence  pour  le  laid  un  des  élémens  de  la  sculp- 
ture, il  faudrait  répondre  avec  l'auteur  de  la  Grammaire  de$  arti 
da  àetsin  :  n  Dans  la  vie  comme  dans  la  peinture,  la  laideur  peut 
devenir  supportable,  si  elle  est  corrigée  par  la  mobilité  de  la  pa^- 
role  ou  par  le  prestige  de  la  couleur,  si  elle  est  rachetée  par  une 
expression  fugitive,  transfigurée  par  l'fime;  mais  dans  la  sculpture, 
fatalement  enchaînée  à  la  matière  pesante,  la  laideur  immotule, 
muette,  épaisse  et  pétrifiée,  la  laideur  cubique,  est  une  monstruo- 
sité d'autant  plus  oDeosante  que,  taillée  en  marbre  ou  coulée  en 
bronze,  elle  usurpe  une  immortalité  dont  la  beauté  seule  est  digne.  • 


Si  Von  demandait  pourquoi  la  reproduction  des  objets  par  le  pin- 
ceau ou  par  le  crayon  peut  être  plus  intéressante  que  la  .réalité  et, 
même  abstraction  îùte  du  coloris,  plus  vraisemblable  que  l'elFigie 
mécanique,  il  suffirait  de  rappeler  la  part  qui  revient  dans  cette 
imitation  au  sentiment  et  au  calcul.  Quand  Pascal  définissait  la 
peinture  ane  h  vanité  attirant  l'admiration  par  la  ressemblance  de 


i.vGoo'^lc 


212  IBTDE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  dont  on  n'admire  pas  les  originaux,  n  il  confondait  appa- 
remment la  copie  brute  avec  l'image.  Les  modèles  fournis  par  k 
Dature  ne  s'imposent  pas  si  despotiquement  au  pinceau  qa'il  lui  soit 
interdit  d'en  interpréter  l'aspect  et  d'en  dégager  l'esprit.  C'est  là 
au  contraire  le  plus  beau  de  sa  t&cbe  et  son  devoir  principal;  c'est 
là  ce  qui  fait  de  la  peinture  un  art,  tandis  que  la  photographie  n'en 
est  pas  UD.  En  imitant  tout,  la  photographie  n'exprime  rien. 

l  peinture  n'a  donc  pas  pour  objet  unique,  ainsi  qu'on  l'a  dit 
souvent,  l'imitation  de  la  nature.  Elle  tend  à  exprimer  l'âme  hu- 
maine au  moyen  de  la  nature  imitée,  et,  dans  la  représentation  d'an 
paysage  comme  dans  la  composition  d'un  tableau  d'histoire,  à  nous 
révéler  ce  que  l'artiste  a  senti  à  propos  du  fait,  au  moins  autant 
que  l'apparence  matérielle  de  ce  fait.  «  La  peinture,  dit  M.  Couder 
avec  la  double  autorité  que  lui  donnent  son  talent  de  peintre  et  son 
expérience,  est  un  adroit  mensonge;  elle  est  suffisamment  vraie  dis 
qu'elle  semble  dire  la  vérité,  car  rilla'ùon  n'est  point  le  véritable 
but  de  l'art.  A  l'aspect  d'un  tableau,  ignore-t-on  que  c'est  l'œuvre 
de  l'artiste  que  l'on  considère?  » 

Suit-il  de  là  que,  pour  être  plus  sûrement  expressive,  la  pein- 
ture ait  le  droit  de  s'insurger  contre  la  réalité  et  de  sacrifier  ani 
franchises  du  sentiment  personnel  non-seulement  le  beau,  mus  le 
vrai  lui-mémef  Autant  vaudrait  admettre  en  littérature  la  légitimité 
d'un  langage  tout  arbitraire.  A  quoi  bon  insister  aa  surplus?  Per- 
^  sonne  sans  doute  ne  trouverait  aujourd'hui  une  définition  suffisante 
de  la  peinture  dans  ce  seul  mot  «  imitation,  »  et  ne  consentirait  i 
confondre  ainsi  le  moyen  avec  le  but,  comme  cela  pouvait  avoir 
lieu  au  xtiii'  siècle  sous  l'influence  de  Le  Batteux  ou  de  tel  autre 
théoricien  de  cetteforce;  mais  personne  non  plus,  je  suppose,  ne 
sera  tenté  de  réhabiliter  l'idéalisme  compris  et  pratiqué  à  la  façon 
du  chevalier  d'Arpin.  Reste  à  rencontrer  le  juste  point  entre  ces 
doctrines  extrêmes  et  à  se  former  une  opinion  moyenne  qui,  sans 
demander  trop  peu  à  l'art,  sans  exiger  de  lui  plus  qu'il  ne  peut 
donner,  n'entre  en  complicité  ni  avec  le  matérialisme  pittoresque, 
quelles  qu'en  soient  les  formes,  ni  avecles  exagérations  spiritualistes, 
de  quelque  semblant  de  noblesse  qu'elles  prétendent  se  décorer. 

En  attribuant  tout  à  l'heure  à  l'expression  une  importance  prin- 
cipale dans  les  moyens  dont  le  pinceau  dispose,  nous  n'avons  pas 
voulu  dire  pour  cela  qu'elle  dit  prévaloir  absolument  sur  le  reste. 
Bien  que  la  peinture  soit  l'art  expressif  par  excellence  et  que  même 
les  disgt-âces  physiques  lui  appartiennent  parce  qu'elle  sait  y  trou- 
ver, ne  fût-ce  que  par  le  contraste,  les  ëlémens  d'un  effet  décisif, 
elle  ne  demeure  pas  confinée  dans  le  caractère,  c'est-à-dire  dans 
la  représentation  exclusive  des  phénomènes  individuels.  Elle  peut 
s'élever  à  une  vérité  plus  haute  et  plus  générale,  elle  peut  concilier 


LES   ABTS  DU   DESSIN.  21 S 

l'expressioD  avec  la  beauté,  soit  e»  figurant  fonnetlement  celle-ci 
en  regard  des  types  contraires,  soit  en  idéalisant  par  le  style  ces 
types  dégradés  et  en  retrouvant  ainsi  les  principes  de  Tbarmonie 
jusque  dans  les  témoignages  du  désordre. 

Qu'est-ce  donc  que  le  style  dans  l'acception  générale  et  absolue 
du  mot?  Comment  ce  qui  distingue  une  manîÈre,  ce  qui  est  le  ca- 
chet de  tel  ou  tel  homme,  peut-il  devenir  un  symptôme  commun, 
DD  sgne  de  ralliement  pour  toute  sorte  de  tatens  ou  de  travaux? 
Chaque  grand  peintre,  il  est  vrai,  a  un  style  qui  lui  est  propre;  en 
d'autres  termes,  il  imprime  à  ses  œuvres  un  caractère  conforme  à 
son  caractère  personnel,  aux  aptitudes  ou  aux  prédilections  de  sou 
génie.  Ne  saurait-on  pourtant,  sous  l'extrême  diversité  des  formes 
d'expression,  démêler  une  certaine  unité  de  principes,  un  certain 
accord  instinctif  entre  tous  les  peintres  de  haute  race?  Que  l'on 
se  figure  le  même  modèle  posant  devant  vingt  mattres  différens 
OD  le  même  site  reproduit  par  les  paysagistes  françiùs  et  hollas- 
dùs  du  xTit*  siècle  :  toutes  les  œuvres  peintes  d'après  ce  mo- 
dèle lui  ressembleront  sans  pour  cela  se  ressembler  entre  elles, 
parce  que  chaque  peintre  aura  interprété  la  réalité  dans  le  sens  de 
ses  propres  préférences,  et  fait  prévaloir,  voIonUùrement  ou  non, 
ime  vérité  d'un  certain  ordre.  L'épanouissement  de  la  vie  dont  Ti- 
^  sera  touché  à  l'exclu^oo  du  reste  et  qu'il  rendra  avec  une 
joyeuse  animation,  Corrége  ne  l'apercevra  qu'à  travers  le  voile 
d'une  gr&ce  mélancolique,  tandis  que  Michel-Ange  y  verra  t'enve- 
loppe héroïque  de  la  passion  ou  de  la  douleur.  Là  où  Poussin  et 
Glûde  le  Lorrain  trouveront  une  occasion  d'exprimer  par  les  lignes 
et  par  le  ton  la  majesté  sereine  de  la  nature,  Ruisdaël  donnera 
tanière  à  ses  sombres  instincts  de  dessinateur  et  de  coloriste.  Par- 
tent 1,'empreiQte  d'un  sentiment  individuel,  d'une  manière  parti- 
culière d'envisager  les  choses;  partout  cependant  le  même  besoin 
d'accentuer  ou  d'ennoblir  le  fait,  et  un  caractère  commun,  la  gran- 
deur. 

le  style  n'est  autre  chose  que  cette  révision  par  l'art  des  objets 
naturels.  S'il  éttut  permis,  pour  le  définir,  d'employer  des  mots  à 
pea  près  contradictoires,  on  dirût  qu'il  s'enrichit  en  raison  même 
des  détails  qu'il  supprime,  comme  en  parant  la  réalité  il  la  rend  à 
h  fois  plas  simple  et  plus  intelligible.  Un  portrait  obtenu  mécani- 
quement est  sans  style,  ressemble  mal  au  modèle,  parce  que  les 
traits  caractéristiques  sur  lesquels  l'art  aurait  appuyé  sont  ici  ac- 
ceptés et  reproduits  au  même  titre  que  les  moindres  accidens  du 
moment;  un  portrait  peint  par  Flandrin  ou  par  M.  Lehmann  a  du 
stjle,  parce  qu'il  résulte  d'une  comparaison  judicieuse  entre  les 
Tentés  principalement  dignes  de  la  lumière  et  les  vérités  infimes  ou 
Kcondaires  qu'il  convenait  d'omettre  ou  de  voiler.  Le  style  ne  sau- 


vGoof^lc 


tli  RETUE   DES    DEDS    HOmiES. 

rait  donc  Wre  absent  d'une  teavn  d'srt  sans  qae  ceWe-€i  perde  n 
TecommaDdattoa  la  plus  s&re  et  son  moyen  d'action  le  phis  docct 
STtT  fesprit.  Le  style  enfin,  dans  l'ordre  piitoresque  comme  daas 
l'ordre  littéraire,  est  le  vêtement  nécessaire  du  Trat.  Ceux  qui,  par 
ane  exagération  de  respect  pourla  matière,  se  conteeteot  d'en  co- 
pier les  formes  nues,  1m  apparences  telles  qnelles,  font  une  bcsogw 
aa  moins  inntile,  paisqu'ils  ne  nous  montrent  rien  de  plos  que  ce 
que  nous  aurions  vu  tout  aussi  bien  sans  eux. 

Tel  est  au  fond  l'avis  Jun  peintre,  M.  Coutnre,  aotcor  d'as  livw 
récemment  publié  sous  le  titre  de  Méthode  tt  Eriretitm  <taleUtr, 
bien  que  sur  ce  point,  comme  sor  plusieurs  airtrcB,  les  opinions 
exprimées  dans  cet  ouvrage  paraissent  Tarier  jusqu'à  la  coDtra«fi&- 
tion.  Singulière  inconséquence  au  surplus!  aprts  a?oir  longoe- 
ment  médit  de  la  critique,  dont  il  prophétise  la  fin  prochaim  et 
qu'il  malmène  le  plus. rudement  tpj'il  peut  en  attendant,  raaleDT 
des  Entretiens  d'tttelîrr  fait  acte  de  critique  à  son  tour  et  ne  lais» 
pas  d'exercer  parfois  jusqu'fc  fabus  le  droit  qu'H  refuse  à  autrui. 
Nous  ne  lui  reprocherons  pas  les  jugemens  plus  que  sévères  qu'il 
croit  devoir  porter  sur  les  principaux  artistes  de  notre  époque  de- 
puis Ingres  jusqu'à  Delacroix,  Si  complètes  qu'elles  soient,  à  notre 
avis,  de  pareilles  erreurs  ne  dépassent  point  les  limites  de  la  cri- 
tique; mais  lorsque,  pour  caractériser  les  aspirations  d'une  certaine 
école  et  les  mœurs  de  certains  talens  dont  les  débuts  remontent  aux 
premières  années  du  dernier  régne,  M.  Couture  nous  parle  de 
«  peintres  crasseux  qui  ressemblaient  à  des  sacristains,  n  lorsqu'il 
se  moque  de  ces  <(  eufans  de  concierges,  «  de  ces  n  gueux  ■  dont 
les  paroles  «  avaient  un  parfum  biblique,  »  il  commet  «ne  mé- 
prise d'une  autre  sorte  et  une  faute  moins  excusable  'contre  le 
goût.  Il  commet  en  tout  cas  un  oubli,  car  je  ne  veux  pas  croire 
qu'il  se  rappelle  qu'un  de  ces  apprentis  de  la  pânture  .•eligieuse 
«  vers  18S2  n  se  nommait  Hippolyte  Ftandrin. 

On'  le  voit,  dans  le  livre  de  M.  Couture,  il  y  a  trop  et  trop  peu. 
En  dépit  du  titre  et  des  promesses  que  semblait  donner  le  nom 
de  l'auteur,  on  serait  assez  mal  venu  à  y  chercher  des  leçons  mé- 
thodiques sur  Fart.  On  n'y  trouvera  le  pljs  souvent  que  des  con- 
seils ëcourtés,  des  explications  interrompues,  on  ne  sait  pourquoi, 
par  des  confidences  dont  les  futurs  biographes  de  Tartiste  feront 
peut-être  leur  profit,  mais  qui  ont  au  moins  cet  inconvénient  de 
compliquer  le  sujet.  D'où  vient  par  exemple  qu'après  deux  chapi- 
tres sur  le  dessin  dents  sa  plus  belle  expression  et  sur  le  portrail, 
M.  Coulure  juge  nécessaire  de  nous  raconter  la  vision  qu'il  eut  huit 
jours  durant  du  spectre  d'un  arlequin  dans  l'église  de  Saint-Eus- 
tacheT  S'agit-îl  de  pures  théories,  ici  encore  la  méthode  d'exposition 
manque  de, rigueur  et  de  clarté,  bien  que  le  vocabulaire  choisi  at- 


LES   ARTS   00   DESSIN.  216 

teste,  jusqu'à  l'eicës  peut-être,  le  goût  des  formules  scientifiques. 
I  Humaaisez  votre  discours,  »  dit  ua  des  personnages  de  Molière  & 
nn  littérateur  trop  prompt  à'  s'armer  de  grands  mots.  Certaines  das- 
aificatioDs  établies  par  M.  Couture  permettraient  de  former  le  même 
Tteu  quanta  la  langue  pittoresque  qu'il  emploie.  A  quoi  bon  cesfré- 
queus  recours  à  u  la  base,  d  à  n  la  dominante,  »  ou  ces  étiquettes, 
entre  plusieurs  autres,  de  k  luminaristes,  u  de  «  turquistes,  ■>  atta- 
chées à  des  talensqu'ileût  été  facilede  caractériser  en  termes  moins 
rébarbatifs?  L'attention  qu'on  prétend  ainsi  conquérir  peut  au  COD- 
trûre  ae  laîseer  eiîaroucber  par  cet  appareil  scolastique,  et.ua  sem- 
blable résultat  serait  d'autant  plus  regrettable  que,  là  même  où 
l'eipression  est  le  moins  séduisante,  les  opinions  de  M.  Couture 
le  recommandent  souvent  par  la  justesse.  Dans  les  questions  de 
procédés  surtout,  dans  ce  qui  concerne  l'association  des  tons  et  le 
coloris,  plusieurs  préceptes  mériteraient  d'être  étudiés  de  près  par 
les  artistes.  Ils  trouveraient  là  des  avertissemens  ou  des  indications 
Térïiablemeat  proTtlables,  parce  que,  sans  parler  de  la  coofianco 
due  au  peintre  expérimenté  qui  les  donne,  ces  enseigneniens  s'ap- 
pliquent à  une  des  parties  de  l'art  que  les  prescriptions  matérielles 
intéressent  le  plus  directement. 

S'il  est  en  effet  dans  la  peinture  wa  point  sur  lequel  l'eipé- 
rience  et  les  avis  d'autrui  puissent  avoir  facilement  une  inQueoce 
pratique,  n'est-ce  pas  celui  qui  demeure  en  dehors  de  l'expression 
propreonent  dite,  de  l'înterprétatinn  morale?  Nous  ne.prétendons 
pas,  tant  s'en  faut,  qu'en  matière  de  coloris  tout  soit  affaire  de 
traditioos  ou  de  recettes.  Ici  comme  ailleurs,  il  convient  de  laisser 
leur  part  aux  dons  naturels,  aux  instincts.  Ni  les  tableaux  ni  les 
livres  ne  suffiront  pour  faire  d'un  peintre  un  autre  Paul  Véronèse  ou 
un  autre  Titien;  mais  l'harmonie  au  moyen  des  couleurs  a  des  con- 
ditions à  la  fois  moins  hautes  et  moins  subtiles,  des  secrets  moins 
rebelles  à  l'analyse  qne  les  inspirations  qui  se  traduisent  par  la  ligne, 
par  les  caractères  du  dessin.  Contrairenaent  à  l'opinion  afsez  géné- 
rale sur  la  prétendue  spontanéité  du  talent  de  coloriste,  on  peut 
dire  que  ce  talent,  si  variés  qu'en  soient  les  témoignages,  agit  et  se 
développe  sous  l'empire  de  certaines  lois  fixes,  de  certains  exemples 
fidèlement  transmis.  Où  trouver  un  tableau  remarquable  au  point 
de  vue  du  coloris  dans  lequel  les  tons  choisis  pour  garnir  les  côtés 
M  forment  une  sorte  de  parenthèse  entourant  les  teintes  centrales 
et  lesiecommandant  d'autant  mieux  au  regard?  Dans-une  sphèrs 
plus  humble,  comment  expliquer,  sinon  par  l'influence  des  tra- 
dition^, celte  invariable  habileté  des  peuples  orientaux  à  com- 
Uoer  les  couleurs  des  matières  avec  lesquelles  ils  fabriquent  leurs 
étofles,  leurs  tapis,  leurs  porcelaines  ou  leurg  faïences?  Les  Chi- 
Mis,  les  Persans,  les  Arabes,  ont  été  de  tout  temps  coloristes  et 


^doyCoc^lc 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

coloristes  à  peu  près  infaillibles,  parce  qu'ils  subordonaent  l'agen- 
cement des  tons  à  des  calculs  une  fois  reconnus  exacts,  à  des  règles 
dont  la  justesse  a  été  pour  jamais  démontrée.  Même  à  ne  parler 
que  de  l'art  industriel,  où  sont  les  monumens  qui  nous  révèlent 
chez  un  peuple  des  notions  de  la  forme  aussi  obstinément  sûres 
et  une  aussi  longue  succession  de  dessinatebrs? 

II  va  sans  dire  que  nous  ne  saurions  entrer  ici  dans  l'examen 
détaillé  des  principes  qui  noua  semblent  régir  le  coloris  et  que  nous 
entendons  seulement  les  rappeler  à  la  mémoire  par  l'indication  de 
quelques  faits.  A  peine  oserons-nous  faire  remarquer  en  passant 
qu'un  Ion  faux  ne  parait  tel  qu'à  cause  de  la  place  qu'il  occupe  et 
non  en  raison  de  sa  qualité  propre,  que  la  vérité  ou  la  beauté  de 
toute  coloration  dépend  du  milieu  choisi,  de  l'intensité  ou  de  la 
douceur  des  colorations  environnantes,  et  que  par  conséquent  un 
peintre  peut  apprendre  aussi  bien  à  éviter  dans  ses  tableaux  les 
voisinages  compromettans  qu'à  opérer  les  rapprocbemens  utiles. 
Sans  méconnaître  l'importance  de  la  couleur,  il  ne  faut  donc  lui 
attribuer  ni  des  mérites  indépendaos  de  l'expérience,  ni  un  objet 
supérieur  à  la  sensation.  A  ce  titre,  la  couleur  n'a  dans  l'art  que 
le  second  rflle.  Elle  peut  même  avoir  le  danger  d'entraîner  ceux 
qu'elle  préoccupe  à  sacrifier  dans  leurs  œuvres  l'action  au  spec- 
tacle et  l'expression  la  plus  haute  de  la  vie,  qui  est  la  pensée,  i 
l'image  tout  extérieure,  à  l'elfet  strictement  pittoresque. 

Sans  doute  nous  savons  comme  tout  le  inonde  et  nous  estimons 
à  leur  prix  les  progrès  accomplis  depuis  plusieurs  années  par  une 
partie  de  notre  école.  Il  est  clair  que  les  peintres  contemporains  de 
genre  et  de  pays^e  s'entendent  mieux  que  leurs  prédécesseurs  à 
combiner  des  tons  élégans  ou  solides,  à  déterminer  agréablement 
un  elTet,  à  imiter  le  chatoiement  des  étoffes  ou  la  rigidité  des  sub- 
stances inflexibles.  Faut-il  oublier  pour  cela  les  droits  de  la  pensée, 
du  style,  de  tout  ce  qui  occupe  la  cime  de  l'art?  Il  semble  que  pour 
beaucoup  d'entre  nous  la  peinture  héroïque  ou  religieuse  n'ait  plus 
d'autre  raison  d'être  qu'un  reste  de  vieil  usage,  et  les  voix  ne  man- 
quent pas  pour  en  annoncer  dans  un  avenir  prochain,  pour  en  con- 
seiller dès  à  présent  l'abandoa.  Autant  vaudrait  pourtant  proclamer 
l'anéantissement  de  l'art  lui-môme.  Ceux  qui,  condamnant  l'idéal 
au  nom  àa  progrès,  estiment  que  le  talent  n'a  rien  de  mieux  i  faire 
désonnais  que  de  se  consacrer  à  l'imitation  des  réalités  vulgaires  oa 
&  la'transcrîption  des  curiosités  ethnographiques,  ceux-là  ne  mécoo- 
nûssent  pas  seulement  les  plus  glorieuses  traditions  et  le  vrai  génie 
de  nolreécoleà  toutes  les  époques;  ils  oublient  de  compter  aVec  les 
exigences  les  plus  naturelles  de  l'esprit,  avec  des  besoins  éternels 
comme  le  cceur  humain.  En'  prétendant  nous  désabuser  du  beui 
pour  nous  inspirer  la  plate  religion  du  fait,  ils  s'évertuent  à  réfOT- 


iT,Goo<îlc 


LbS   ARTS   DU   DESSIN.  217 

mer  ce  qui,  Dieu  merci,  est  de  soi  à  l'abri  des  réformes.  Dîtt  le 
succès  courODDer  en  apparence  leurs  efforts,  dût  l'opinioa  achever 
des'en  rendre  complice,  iln'y  aurait  1&,  nous  l'espéroos  bien,  qu^un 
accident  sans  conséquence,  une  méprise  moins  durable  après  tout 
que  le  bon  s^s,  et  dont  le  premier  grand  maître  qui  surgira  fera 
justice  du  jour  au  lendemain. 

A  cAté  des  fausses  doctrines  qui  tendraient  à  discréditer  la  peia- 
tnre  telle  que  l'ont  comprise  et  pratiquée  dans  notre  pays  tant  de 
nobles  maîtres,  depuis  Poussin  jusqu'à  Ingres,  depuis  Lesueur  jus- 
qu'à Flandrin,  des  préventions  tout  aussi  injustes  et  plus  générales 
encore  seosblent  menacer  la  vie  de  la  gravure.  Qu'y  a-t-il  donc 
ai  réalité  de  défectueux  ou  d'insuffisant  dans  cet  art  qu'on  voudrait 
reléguer  parmi  les  procédés  surannés?  En  quoi  les  travaux  non- 
seulement  de  M.  Heniiquel,  mais  de  bon  nombre  de  ses  élèves  en 
France  et  de  ses  confrères  à  l'étranger,  jusliGent-ib  l'inévitable 
oraison  funèbre  dont  tout  le  monde,  y  compris  ta  critique,  pour- 
suit aujourd'hui  la  gravure  et  les  graveurs?  —  Une  estampe,  dira-* 
t-OD,  n'étant  qu'une  œuvre  de  seconde  main,  une  copie  dont  tout 
le  mérite  consiste  dans  la  fidélité  matérielle,  on  a  bien  le  droit  de 
loi  préférer  un  mode  de  reproduction  plus  fidèle  encore.  L'exacti- 
lade  absolue  de  la  photographie  ne  laisse  aux  renseignemens  four- 
sis  par  le  burin  qu'une  authenticité  suspecte,  et  dès  lors  le  pro- 
cédé infaillible  doit  naturellement  supprimer  celui  qui  ne  l'est  pas  : 
double  erreur  que  plus  d'une  fois  déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de 
relever  dans  la  Bévue. 

Mon,  la  seule  Qn  de  la  gravure  n'est  pas  l'eUigie  extérieure  de 
l'œuvre  d' autrui;  non,  il  ne  s'agit  pas  uniquement  pour  le  graveur 
de  transcrire  avec  une  rigueur  mathématique  des  lignes  et  des  dé- 
tails de  modelé.  Sa  tâche  est  bien  plutôt  celle  d'un  interprète  que 
d'un  copiste.  Le  texte  qu'il  reproduit,  il  l'explique,  et  cette  part 
d'iovention  personnelle  ou  tout  au  moins  de  critique  donne  à 
l'image  une  valeur  particulière,  comme  au  modèle  lui-même  un 
surcroît  d'autorité.  La  photographie  au  contraire,  qui  n'interprète 
liea,  qui  ne  sait  rien  contrôler  ni  rien  choisir,  la  photographie  n'ar- 
rive à  nous  livrer  qu'un  simulacre  inerte,  une  ressemblance  à  la  fois 
eicesâve  et  incomplète,  puisqu'en  remettant  impitoyablement  en 
lumière  jusqu'aux  moindres  avaries,  elle  n'a  et  ne  peut  avoir  pobr 
les  vérités  intimes  ni  des  prédilections  plus  vives,  ni  un  zèle  plus 
intelligent.  Que  deviendrait  sur  la  plaque  du  daguerréotype  la  /o- 
conde  de  Léonard  ou  cette  autre  merveille  de  la  peinture,  ce  Ma- 
riage de  tainle  Catherine  par  Corrége,  dont  le  burin  de  M.  Henri- 
quel  a  si  bien  rajeuni  récemmeai  la  grâce  et  l'harmonie  exquises? 

La  ûdélité  photographique  n'a  de  prix  que  comme  moyen  d'in- 
formation matérielle.  Qu'on  en  fasse  grand  cas  &  ce  titre,  qu'on  de- 


jOO'^Ic 


218  REVUE    DEA    DSi,V\    UU.NDES. 

mande  aux  documens  qu'elle  fournit  des  notions  certaines;  mais 
qu'on  n'y  cherche  pas  un  équivalent  de  ce  que  la  gravure  seule  est 
en  mesure  de  nous  révéler.  Laissons  donc  &  celle-ci  sa  fonction  et 
à  la  photographie  son  métier.  La  gravure  n'est  pas  morte  et  ne  doit 
pas  mourir  des  coups  que  lui  aura  portés  sa  prétendue  rivale,  pas 
plus  que  l'art  du  statuaire  ne  saurait  être  Taincu  par  les  procédés 
du  moulage  sur  la  nature.  Elle  peut  être  condamnée  à  l'inaction  U 
OÙ  le  principal  résultat  à  obtenir  est  une  imitation  littérale,  dans  la; 
reproduction  des  monamens  de  l'architecture  par  exemple  ou  iam 
les  fac'timile  de  dessins.  Partout  ailleurs  elle  garde  ses  privilèges 
et  défle  les  comparaisons  avec  la  mécanique,  parce  que,  an  lieu  de 
s'arrêter  comme  celle-ci  &  la  surface  des  choses,  elle  en  pénètre  h 
signification  secrète,  parce  qu'elle  fait  œuvre  de  sentiment  et  de 
pensée,  parce  qu'elle  est  une  forme  d'expression  pour  l'intelUgcDce 
et  non  une  contrefaçon  muette  de  la  réalité. 

Or,  précisément  à  cause  de  ces  conditions  et  de  ces  ressources, 
"l'art  da  burin  impose  à  ceux  qui  le  pratiquent  une  extrême  ré- 
serve dans  l'emploi  apparent  des  moyens.  Tout  ce  qui  tendrait  i 
l'étalage  du  faire,  k  l'osleniation  de  la  manœuvre,  pour  nous  servir 
du  terme  consacré,  serait  une  usurpation  et  un  contre-sens,  l'ac- 
cessoire l'emportant  ainsi  sur  le  principal.  En  outre  il  y  aurwt  li 
tme  justification  implicite  de  l'opinion  défavorable  fc  la  gravure, 
puisque  le  talent,  en  n'agissant  plus  que  dans  la  sphère  de  la  deitè- 
rité,  se  montrerait,  quoi  qu'il  Ât,  matériellement  moins  batHie  et 
en  tout  cas  moins  rapide  que  le  procédé  mécanique.  .Nous  ne  sau- 
rions dire  que  des  fautes  de  cette  espèce,  plus  compromettantes 
que  jamais  dans  les  circonstances  où  nous  sommes,  n'aient  pas  été 
commises  par  plusieurs  graveurs  de  notre  époque.  Le  temps  est 
bien  passé  pourtant  où  la  manière  molle  et  pédkntesquement  fa- 
cile d'un  Morgben  pouvait,  sans  offenser  personne,  dénaturer  le 
Btyle  des  plus  grands  peintres,  où  la  stérile  adresse  avec  laquelle 
Wille  découpait  le  cuivre  suffiswt  pour  procurer  le  succès  k  se» 
(Buvres  et  une  notoriété  européenne  à  son  nom.  Sans  doute,  an- 
jonrd'hui  comme  toujours,  il  est  nécessaire  que  le  graveor  choi^Me 
aTec  un  soin  scrupuleux  ses  travaux,  c'est-à-dire  les  combinaisons 
de  tailles  les  plus  propres  i  modeler  chaque  forme  dacsleJDBtt 
sens,  à  exprimer  la  dégradation  des  plans  ou  les  valeurs  relatives 
du  coloris;  sans  doute,  il  faut  qu'il  trouve  le  secret  d'assouplir  n» 
instrument  rebelle,  &  la  condition  toutefois  de  ne  pas  nous  inforaiw 
trop  complaisamment  des  efforts  faits  pour  y  rtusàr.  Il  fant  en  on 
mot  que  sa  main  ait  d'autant  moins  d'orgueil  qu'elle  aura  en  réa- 
lité plus  de  science,  sans  quoi  nos  regards  mal  ï  propos  occupés  K 
verraient  dans  une  estampe  que  les  traces  de  Foutil  et  oablieiaient 
presque  l'objet  représenté  pour  s^en  tenir  &  ce  que  leur  montrerait 


LES    ÂETS    DU    DESSIN,  219 

cette  sorte  de  calligraphie  pittoresque.  Qu'est-il  besoin  d'ailleurs 
de  plaider  pluâ  au  loog  la  cause  de  la  gravurel  Le»  œuvres  des 
maîtres  seront  à  cet  égard  plu»  coBvaiocanlea  que  toutes  les  dis- 
lertatioas,  et  c'est  à  elles  qu'il  coQvieat  de  laisser  la  parole.  Aus^ 
bieD  le  moment  est-il  renu  pour  dous  de  recueillir  ks  euseigoe- 
mens  qui  ressortCQt  de  notre  sujet  et  de  résumer  la  pensée  de  cette 
étude.  En  écrivant,  i  propos  de  ta  Grammaire  de»  arU  du  demn, 
Los  pages  qm  précèdent,  noua  n'avons  pas  entendu  seulement  louée 
un  livre  excellent  et  en  recommander  la  lecture  aux  hommes  du 
monde;  nous  avons  voiilu  enc(»e  appetler  sur  ce  livre  l'attention 
des  aflistea  eux-mêmes  et  les  exhorter  à  un  genre  d'étude  pour 
lequel  lia  n'ont  trop  souvent  qu'un  éloigoemeot  préconçu  ou  une 
paresseuse  indiJIéreace.  Il  faut  lùen  le  dire  en  effet,  lea  plus  scep- 
tiques, les  plus  ignorans  même  en  matière  esthétique,  ne  sont  pas 
toujours  ceux  qui  n'ont  tenu  de  leur  vie  un  ébauc^ir  ou  ua  pio- 
tean.  La  ùmple  possession  des  secrets  du  métier  n'est  pas  one 
garantie  de  science  véniable,  encore  moins  de  croyances  philoso- 
phiques, et  plus  d'un  aujourd'hui  parmi  les  praticiens  les  plus  ba- 
laies serait  asseKempëchépeut-étre  s'il  Lui  fallait  définir  sa  doctrine 
m  conresser  sa  foi.  Certes  on  ne  saurût  imposer  à  an  sculpteur  ou 
à  ut  peintre  l'obligation  de  discourir  sur  l'art  c<Hnme  un  théoricien 
de  profèssioD,  et  de  donner  à  tous  venaos  les  raisons  de  ce  qu'il 
^t  ou  de  ce  qu'ont  fût  les  aulres;  mais  aera-t-on  mal  fondé  à  exi- 
ger de  lui  qu'il  se  rende  au  moins  quelque  compte  des  principes 
qu'il  a  la  mission  d'appliquer,  et  que,  au  lieu  d'exercer  son  art  par 
par  empirisme,  il  en  pratique  les  lots  morales  à  aussi  bon  escient 
qse  les  conditions  techniques?  * 

U  ne  s'agit  ni  de  condamner  k.  l'immobilité  les  écoles  modernes, 
—  ce  qui  aérait  une  tentative  aussi  vaine  que  de  prétendre  sup- 
primer leur  passé,  —  ni  de  contester  au  génie,  au  talent  même, 
son  libre  arbitre  et  ses  privilèges.  U  s'agit  uuiquentent  de  rappe- 
ler à  la  mémoire  des  uns,  de  déCnir  pour  l'instruction  des  autres 
certains  devoirs  qui  obligent  tout  le  mwkde,  certains  principes  au- 
dessus  des  plus  hardies  entreprises  ou  des  variatioDs  du  goût.  La 
fidélité  au  vrai  n'est  pas  la  routine,  la  force  qui  se  recueille  et  qui 
calcule  n'a  rien  de  eoramun  avec  l'inertie.  Ceux  gui  ne  voient  dans 
l'art  qu'une  occasion  d^ionovations  perpétuelles,  ceux  qui  croient 
ifoe  le  beau  se  devine  et  s'invente  par  la  seule  vertu  des  instincts 
penoanels,  ou  qu'il  varia  eo  raison  des  maurs  de  chaque  époquei, 
ceui-là  se  «éprennent  sur  la  fonction  de  l'artiste,  comme  ils  s'exit- 
gèreat  l'inâépenâ&oce  de  ses  inspirations. 

Bien  né  sort  de  rien,  et  il  n'est  pas  arrivé  encore  qu'un  grand 
artiste  ùt  sui^i  au  milieu  d'un  peupla  barbare  ou  dans  une  atmo- 
sphère vide  de  traditions.  Si  puissans  novateurs  qu'ils  Fussent, 


vGoof^lc 


rîO  RLVLE   DES  DEUX   UONDES. 

Nicolas  de  Pîse  et  Giotto  se  souvenaient  de  leurs  devanciers,  comme 
Phidias,  pour  créer  ses  ioconiparables  chefs-d'œuvre,  s'était  ùdé 
des  découvertes  déjà  faites,  comme  Hichel-Ange  lui-même  devùt 
soumettre  sa  Tière  fantaisie  à  l'autorité  des  enseigaernens  et  des 
exemples  antérieurs.  L'histoire  de  l'art,  telle  qu'elle  est  écrite  dans 
les  oeuvres  des  maîtres,  n'est  que  le  développement  sou's-des  ap- 
parences diverses  d'un  petit  nombre  de  vérités  fixes,  d'axiomes, 
de  principes  immortels  comme  les  besoins  de  l'intetligeace  hu- 
maine. Que  l'application  de  ces  principes  soit  astreinte  à  an  pro- 
grès incessant,  que  l'immobilité  en  pareil  cas  devienne  le  signe  de 
la  décadence,  —  rien  de  plus  vrai.  Toujours  est-il  que  le  periec- 
tionoement  ne  saurût  porter  que  sur  les  modes  d'expression.  D 
n'est  pas  plus  possible  de  changer  en  ceci  le  fond  des  choses  qu'il 
ne  le  serait  d'inventer  pour  le  corps  des  formes  nouvelles  ou  de 
nouveaux  sentimens  pour  le  cœur.  Comment  après  tout  demander 
à  l'art  plus  de  variété  qu'à  la  nature,  qu'on  n'accusera  pas  poui;taDt 
de  monotonie  parce  qu'elle  reproduit  obstinément  les  mêmes  types, 
et  qu'elle  impose  les  mômes  passions  aux  générations  d'hommes  , 
qui  se  succèdent?  L'art  consiste  précisément  à  diversifier  par  les 
nuances,  par  l'interprétation,  par  l'originalité  du  sentiment  et  du  | 
style  ce^te  étemelle  et  implacable  uniformité.  Dans  de  telles  limites,  ' 
son  domaine  est  assez  vaste  encore  et  sa  tâche  assez  belle  pour  cod-  , 
tenter  les  plus  hautes  ambitions.      •  I 

Que  les  artistes  donc  laissent  dire,  sans  s'émouvoir  de  leurs  pa-    j 
radoxes,  ceux  qui  prêchent  la  licence  au  nom  de  la  liberté  aussi    , 
bien  que  ces  docteurs  du  matérialisme  pittoresque  qui,  pour  toute 
esthétique,  ne  savent  professer  que  la  religion  de  la  chair,  l'imita- 
tion sensuelle  de  u  l'animal  humain;  »  mais,  en  dédaignant  à  juste 
titre  ces  jactances  ou  ces  excès  d'humilité,  qu'ils  se  gardent,  sous 
prétexte  d'indépendance,  de  repousser  d'autres  conseils,  d'autres 
exhortations  plus  dignes  d'eux.  Leur  indépendance  ne  sera  nulle- 
ment compromise,  s'ils  acceptent  non  pas  le  joug,  mais  l'appui  des 
règles  et  des  traditions.  Quant  à  nous,  tous  tant  que  nous  sommes, 
en  connaissant  mieux  les  conditions  de  l'art,  nous  en  goûterons    , 
mieux  aussi,  nous  en  comprendrons  plus  sûrement  les  œuvres,  u  Nos    , 
appétits,  écrivait  Poussin,  ne  doivent  pas  en  juger  seulement, 
mais  aussi  la  raison.  »  L'auteur  de  la  Grammaire  des  arls  du    \ 
dessin  a  tout  fait  pour  que  cette  raison  fût  bien  avertie,  pour  que    1 
ces  n  appétits  m  trouvassent  leur  hygiène  en  même  temps  que  leur    ^ 
aliment. 

Hbnri  Delasobde. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE  TERRITOIRE 


COMPAGNIE  DE  LA  BAIE  D'HUDSON 


Patuiçt  du  iVerd-OwU  par  lirrt,  pu  loid  MilUn  M  U.  Cfasadla;  Loodru. 


II  7  a  une  quaraDtaine  d'années,  le  monde  d'au-delà  de  l'Atlan- 
tique fut  vivement  ejtcité  par' l'apparition  d'un  livre  assez  étrange 
et  singulièrement  monotone-  Uq  Américain  appelé  Tanner,  enlevé 
iana  sa  jeunesse  par  les  Indiens,  devenu  sauvage,  puis  entré  au 
service  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  et  redevenu  civilisé, 
venait  d'écrire  ou  de  dicter  ses  souvenirs  de  la  vie  indienne.  Dans 
ce  temps-là,  l'humanité  s'intéressait  à  elle-même;  on  était  curieux 
de  connaître  les  sentîmens  d'un  sauvage  et  de  les  comparer  à 
ceui  d'un  civilisé.  Par  malheur,  tant  qu'il  aviût  été  sauvage,  Tan- 
Der  n'avait  pas  pensé;  ses  souvenirs  se  bornaient  à  dire:  «  Tel 
jour  j'ai  mangé,  et  tel  autre  jour  j'ai  eu  Faim.  »  L'incident  de  son 
mariage  offrait  lui-même  peu  d'intérêt.  Une  femme  s'approche, 
prend  la  pipe  qu'il  avait  entre  les  dçnts,  en  tire  trois  ou  quatre 
bouffées  de  tabac  et  la  lui  rend.  Ce  manège  répété  deux  fois.  Tan- 
ner eut  une  femme  pour  lui  raccommoder  ses  mocassins,  et  l'in- 
dienne  un  mari  pour  lui  tuer  du  gibier.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  ani- 
maux diraient  des  choses  intéressantes,s'ils  pouvaient  parler;  on  n'a 
rien  à  dire  quand  on  ne  pense  pas,  et  le  sauvage,  qui  vit  d'instinct 
comme  la  bruie,  oe  saurait  se  peindre  lui-même  :  des  civilisés  seuls 
peuvent  raconter  sa  vie.  Sans  ce  rapport,  le  livre  que  nous  allons 
essayer  de  fûre  connaître  remplit  toutes  les  conditions  désira^ 
Ues.  Deux  civilisés,  bien  plus  deux  enfans  gâtés  de  la  civilisation. 


-dnyGoo<^lc 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lord  Milton,  le  fils  aîné  de  lord  Fitz-Wiltiam,  c'est-à-dire  l'héntier 
d'une  des  plus  grandes  Tortunes  d'Angleterre,  el  un  jeune  médecin, 
le  docteur  Gbeadie,  ont  la  fantaisie  d'aller  vivre  en  sauvages  sur  le 
territoire  de  la  Compagnie  de  la  bùe  d'Hudson.  Us  y  passent  l'hiver 
dans  une  hutte,  au  milieu  des  neiges,  chassant  le  bison  au  sud  et  U 
martre  au  nord,  et  lorsqu'ils  se  senteat  suffisamment  endutcis  à  la 
faUgue  et  aux  privations,  ils  s'élancent  à  travers  les  Montagnes-Ro- 
cheuses, et  veulent,  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  découviir  uoe 
route  directe  entre  le  Caaada  et  les  terrains  aunfêres  de  la  Colom- 
bie anglaise. 

Sans  doute  les  beaux  temps  de  U  vie  sauvage  sont  passés.  Sur 
rimoKiise  territMre  gouverné  par  It  Compagnie  de  la  baie  ifQud- 
son,  et  qui  égale  en  étendue  les  États-Unis,  il  n'existe  que  des  dé- 
bris de  peuplades.  Comme  le  castor,  l'Indien  a  perdu  ses  inslincU 
en  cessant  de  vivre  en  société.  Pour  rencontrer  de  vrais  sauvages, 
il  faut  aller  chez  les  Sioux  et  parmi  les  Indiens  qui  n'ont  pas  cessé 
d'être  en  guerre  contre  les  blancs.  D'un  autre  cAté,  lord  Milton  et 
H.  Cbeadie  se  font  sauvages  pins  que  de  raison.  En  dépouillant  les 
vêtemens  des  civilisés,  ils  en  ont  rejeté  les  pensées.  Leur  prélen- 
ùoa  est  d'être  uniquement  des  marcheurs  et  des  chasseurs.  Ne  de- 
mandez pas  à  lord  Milton  et  à  M.  Cbeadie  d'être  des  philosophes 
parce  qu'ils  ont  bu  l'eau  de  la  forêt  avec  des  sauvages  et  le  cock' 
tait  avec  des  minears  :  leur  livre  perdrait  son  originalité  s'il  ceasùt 
d'être  pédant  dans  les  choses  frivoles  et  léger  dans  les  choses  sé- 
rieuses; maia  vous  y  Ironverex  ce  «que  peo  de  voyageurs  vois  doD- 
Dent,  la  reproduction  des  fûts  sans  mélange  de  pensées  étrangères. 
Ces  désoeuvrés  d'aiUeora  sont  allés  où  se  vont  pas  les  savans;  Us 
racontent  ce  qne  tes  politiques  ne  racontent  pas.  Par  le  seul  fait  àe 
leur  passage  dans  ces  lieux  écartés,  ils  ont  déchiré  ie  voile  dont  on 
ks  coovraiL  Un  peuple  nouveau,  qui  parle  français,  formé  des  débris 
d'antres  peuples,  hiJMte  les  vastes  solitudes  qui  s'éteodeot  di  Lae- 
Sapèrieur  aux  Montagoea-ftoebeuses.  Avant  d'«itrer  dans  la  partie 
héroïque  de  l'expédlûoii,  fusons  connaissance  avec  ces  lodieos  qiû 
De  sont  plus  des  aaurages  et  avec  ces  demi-sang-  qui  sont  encan 
des  àvilîsés;  nous  termineniDa  en  exposant  les  conditions  de  la  lutte 
qui  se  prépare  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis  sur  une  tenv  si 
loi^emp»  défendue  par  f  tiotgnement  et  par  le  ùleoce. 

1. 

Notre  point  de  àipaxt  sera  le  (ott  Garry,  situé  au  confluent  de  11 
Rivière-ltonge  et  de  l'Assiaiboioe,  surU  territoire  de  la  Gonapagne 
de  la  bûe  d'Hodson,  au  ttord  du  jeune  étaldu  Minnesota,  à  une  dis- 
tance à  peu  près  é^Je  de  l'endMHicbure  du  Saint-LaurcBl  daas 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE  TERRITOIRE   DE   LA   B&IE   D  HUDSON.  Z2S 

TAllantique  etde  l'Ile  de  VaDcouver  dans  le  Pacifîque.  Nos  voyageurs 
;  Arrivent  environ  sept  semaÎDes  après  leur  départ  de  Liverpool.  Ils 
ont  Iraversé  l'Atlantique,  ils  remontent  le  Saint- Laurent,  visitent 
le  Niagara,  prenrent  au  nord  du  lac  Érié  par  Toronto,  passent  à 
Détroit  sur  la  rive  américaiiie,  contournent  les  lacs  par  le  sud,  tra- 
Tersent  Chicago,  et  se  rendent  en  chemin  de  fer  à  Saint-Paul,  sur 
le  Hisdssipi  supérienr.  Ils  remontent  ce  fleuve  en  bateau  à  vapeur 
jusqu'à  La  Crosse,  où  s'arrête  la  navigation.  Une  voiture  publique 
les  conduit,  à  travers  tes  prairies  de  la  vallée  du  Mississipi,  à  la 
Tallée  de  la  Rivière- Bouge.  A  Georgetown,  ils  s'embarquent  sur 
deni  canots  en  écorce  de  bouleau-  et  achèvent  les  cinq  cents  milles 
qui  les  séparaient  encore  du  fort  Garry  en  devançant  sans  le  savoir 
TinsurrectioD  des  Sioux,  qui  allait  mettre  derrière  eux  tout  k  feu  et 
à  sang  dans  le  Minnesota. 

Ne  croyez  pas  que  le  fort  Garry  soit  un  lieu  solitaire  et  silencieux, 
DO  simple  comptoir  avec  des  magasins  qu'entoure  une  haute  palis- 
sade flanquée  aui  quatre  angles  de  petites  tours  carrées,  comme  sont 
la  plupart  des  comptoirs  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.Si  le 
fort  Garry  n'a  longtemps  communiqué  avec  le  reste  du  monde  que 
par  le  convoi  qui  part  annuellement  du  fort  York,  sur  la  baie  d'Hud- 
aoD,  s'il  n'a  encore  que  des  rapportsjrrégutiers  avec  l'état  améric^ 
ia  Minnesota,  c'est  le  centre  d'un  monde  à  part,  c'est  une  ville  telle 
qu'il  peut  s'en  élever  sur  le  territoire  de  la  Compagnie  de  la  baie 
d'Hudson.  Indépendamment  des  fermes  et  des  hameaux  dispersés 
le  long  de  la  Rivière-Bouge  et  de  l'Assiniboine,  boit  mille  habitaDS 
sont  réunis  autour  du  fort  Garry.  Ce  sont  des  Anglais,  des  Écos- 
sais, des  nis  de  Canadiens  français,  des  demi-sang  canadiens  et  des 
Indiens.  Les  deux  langues  qui  s'y  parlent  le  plus  communément 
soDt  le  français  et  une  langue  franque,  mélange  de  patois  ba»- 
Donnaqd  et  d'indien.  Les  demi-sang  donnent  le  ton.  Ce  sont 
des  gens  sans  souci  du  lendemùn,  vifs  et  gais,  prêts  à  endurer 
toutes  les  fatigues  et  s'abandonnant  A  la  débauche  dans  les  mo- 
mens  d'inacUon.  On  n'entend  au  fort  Garry  que  le  bruit  du  vio- 
lon et  des  cris  de  joie  ;  on  n'y  voit  que  danses  et  scènes  d'ivresse. 
I^x  fois  par  an,  an  printemps  et  à  l'automne,  la  population  en- 
tière quitte  la  ville.'suivie  par  quinze  ou  seiie  cents  chariots,  et 
s'en  va  camper  dans^la  prairie  pourchasser  le  bison.  Vd  millier 
de  ces  énormes  animaux  tombe  A  cbacnne  de  ces  chasses,  et  leor 
lÙBde  conservée  approvisionne  la  colonie  jusqu'à  la  chasse  sni- 
Tante.  Depuis  Tîntroduction  des  colons  par  lord  Selkîik,  au  coni- 
mencement  du  sitcle.  le  fort  Garry  a  été  le  théâtre  de  pluweurs 
guerres  civiles,  et  les  esprits  dom  loin  d'y  être  calmés.  Les  colons 
Mcnsent  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  de  préférer  les  intérêts 
de  la  chasse  à  ceux  de  l'agricullure.  La  compagnie  défend  le  mo- 


ivCoot^lc 


22&  BEVUt  DES  DEUX  U0NDE5. 

nopole  des  foarrures  contre  les  trafiquans  interlopes.  Souvent  les 
tribus  indiennes  se  font  U  guerre.  Les  demi-sang  preDoent  part  à 
tous  les  conflits  indiens,  et  y  apportent  la  supériorité  que  leur  donne 
une  faculté  d'endurance  égale  à  celle  des  Indiens,  unie  i  la  Torée 
musculaire  des  Européens.  Le  fort  Garry  n'est  pas  une  jeune  colonie; 
c'est  un  vieux  comptoir  qui  résiste  à  une  transformation  nécessure. 
Le  gouvernement  de  la  compagnie  aurut  été  depuis  longtemps 
renversé,  si  un  gouvernement  qui  tient  sous  clé  toutes  les  provi- 
sions.  et  peut  réduire  sans  jugement  les  récalcitrans  à  la  famine 
n'était  le  plus  fort  des  gouvememens.  11  a  pour  lui  les  demi-sang, 
les  Indiens,  tout  ce  qui  porte  le  fusil-,  il  a  contre  lut  les  fermiers, 
les  cdoDS,  tout  ce  qui  manie  la  charme. 

11  est  triste  de  penser  que  toute  cette  race  de  chasseurs,  Cana- 
diens, demi-sang  et  Indiens,  soit  destinée  à  disparaître.  Bientôt 
peut-être  n' entendra- t-on  plus  sur  les  bords  de  la  Rivière-Rouge 
les  bateliers  chanter  les  vieux  ooëls  du  pays  de  France.  Le  lourd 
colon  aura  retourné  les  prairies  et  défriché  les  bois.  Au  lieu  de  la 
forêt  toujours  nouvelle  et  toujours  la  même,  on  aura  des  villes  avec 
des  rues  tirées  au  cordeau.  En  attendant  que  l'œuvre  s'accomplisse, 
celui  qui  veut  courir  les  aventures  dans  le  far  west  doit  s'associer 
pour  compagnons  des  hommes  qui  iùent  dans  leurs  veines  quelques 
gouttes  de  sang  français.  Aussi  lord  Milton  et  M.  Cheadle  prirent-ils 
à  leur  service  quatre  demi-sang  canadiens,  dont  le  chef,  appelé  La 
Ronde,  élait  tout  à  la  fois  un  voyageur  intrépide,  un  habile  chasseur 
et  on  grand  perceur  de  cœurs.  On  acheta  six  voitures,  tout  en  bois, 
parce  que  celles  où  il  entre  du  fer  sont  impossibles  à  réparer  dans 
la  forêt;  on  se  procura  des  chevaux  de  selle,  des  chevaux  de  trait, 
des  chevaux  de  relaî,  el  l'on  se  mit  en  route  vers  le  fort  Car- 
leton,  pour  se  rapprocher  de  cinq  à  six  cents  milles  du  pied  des 
Montagnes-Rocheuses. 

L'automne  canadien  brillait  dans  sa  splendeur.  Le  pays  qu'on 
parcourait  était  un  pays  ondulé,  parsemé  de  lacs  et  couvert  de 
bouquets  de  bots.  Sur  les  lacs  s'ébattait  une  foule  d'oiseaux  d'eau 
prêta  à  prendre  leur  vol  vers  le  sud;  les  perdrix  se  levaient  à  cha- 
que pas  dans  la  prairie.  Le  trajet  du  fort  Garry  au  fort  Carleton 
fut  une  longue  partie  de  plaisir.  A  peine  arrivés  au  fort  Carleton, 
les  voyageurs  apprennent  qu'on  avut  vu  les  bisons  à  deux  jour- 
nées de  marche  vers  le  sud.  L'attraction  est  trop  forte  pour  y  ré- 
sister. On  retarde  de  quelques  jours  les  préparatifs  de  l'hivernage, 
et,  laissant  le  gros  bagage  en  arrière,  on  s'en  va  camper  du  côté  où 
les  bisons  ont  été  aperçus.  La  Ronde  est  envoyé  à  la  découverte;  il 
reconnaît  les  bisons.  On  serre  lea  sangles  des  chevaux,  on  viale 
les  gourmettes,  et  l'on  s'avance  sur  une  seule  ligne  avec  La  Ronde 
au  centre.  Les  bisons  étaient  çà  et,  là,  paissant  par  groupes  l'herbe 


;doyGoo<^lc 


LK   TERKITOIBB    DE   Là   BàlE    D  HUDSON.  22& 

de  la  prairie;  OD  s'arrête.  La  Ronde  imite  le  mugissement  du  bison. 
A  ce  àgoal,  les  différeDS  groupes  de  bisons  se  réunissent  en  une 
masse  compacte  qui  se  met  à  galoper  lourdement.  Les  chasseurs  de 
leur  côté  prennent  le  petit  galop  et  gagnent  sur  les  bisons,  qui,  se 
Toyant  poursuivis,  bâtent  leur  course.  A  50U  mètres  de  distance,  La 
fioode  crie  :  «  Laissez  aller!  »  et  cliacun,  enfonçant  ieséperons  dans 
le  ventre  de  300  cbeval,  se  précipite  au  milieu  des  bisons  pourdé- 
toomrr  l'animal  dont  il  a  fait  sa  victime.  De  toutes  les  chasses, 
celle  qui  excite  le  plus  fortement  l'instinct  de  la  destruction,  c'est  la 
chasse  aus  bisons,  u  la  course  aux  bœufs,  »  comme  disent  les  demi- 
sang  canadiens.  11  y  a  assez  de  danger  pour  tenir  en  baleine,  pas 
asseï  pour  refroidir  l'ardeur.  Ces  animaux  sont  diUormes;  leur  train 
de  derrière  touche  la  terre;  leur  grande  bosse,  leur  immense  crinière, 
i  travers  laquelle  percent  deus  petits  yeux  mécbans,  les  rendent 
IûImu.  Ce  n'est  pas  une  chasse,  c'est  une  guerre.  11  faut  que  le  bi- 
xui  tombe  ou  que  l'homme  meure  de  faim.  Aussi  dans  cette  lutte  de 
U  légèreté  contre  lapesanieur,  de  l'adresse  contre  la  force,  l'bomme 
s'enivre  de  carnage.  L'n  bison  abattu,  on  court  à  un  autre,  et  l'on 
n  tant  que  le  cbeval  n'a  pas  perdu  haleine  et  peut  vous  porter. 
As  retour  au  camp,  deux  des  compagnons  manquaient.  L'un  d'eux, 
on  Canadien,  parvint  à  retrouver  son  chemin  dans  l'obscurité;  mais 
l'aoïre,  un  Européen,  associé  depuis  quelque  temps  à  nos  voya- 
geurs, ne  parut  pas  de  la  nuit.  Il  avait  erré  au  hasard  dans  la  prai- 
rie, et  s'y  serait  perdu,  s'il  n'avait  été  recueilli  dans  un  camp  dln- 
dieoa  Crée,  dont  le  chef  avait  partagé  avec  lui  sa  tente  et  son  repas. 
Le  lendemain  dans  ta  matinée,  le  chasseur  égaré  arriva  au  camp  des 
Anglais,  suivi  ou  pour  mieux  dire  conduit  par  ses  nouveaux  amis. 

Des  deux  côtés,  on  se  donna  des  poignées  de  main,  puis  on 
s'assit  les  jambes  croisées,  et  l'on  fuma  plusieurs  pipes  sans  dire 
an  mot.  A  la  lin,  le  chef  crée  se  leva  et  débita  avec  grâce  et  faci- 
Uté  un  discours  que  La  Ronde  traduisit  ainsi  :  u  Moi  et  mes  frères, 
BOUS  avons  été  très  troublés  par  des  récits  que  nous  ont  faits  les 
Inoimes  de  la  compagnie.  Ils  nous  ont  dit  que  des  hommes  blancs 
*ll»ient  bientôt  visiter  ce  pays  et  que  nous  devions  nous  tenir  sur 
nos  gardes.  Dites-le-moi,  pourquoi  êtes-vous  venus  ici?  Dans  votre 
propre  pays,  vous  êtes,  je  te  sais,  de  grands  chefs.  Vous  y  avez  en 
abondance  des  couvertures,  du  thé,  du  sel,  du  tabac  et  du  rhum, 
ïoua  avez  de  magnifiques  fusils  et  du  plomb  et  de  la  poudre  à  vo- 
looté;mais  une  chose  vous  manque,  vous  n'avez  pas  de  bisons,  et 
ïoua  venez  ici  pour  en  chercher.  Moi  aussi,  je  suis  un  grand  chef; 
mais  le  Grand-Esprit  n'a  pas  agi  de  même  à  l'égard  de  chacun  de 
n^His.  A  vous,  il  a  doimé  des  ricliesses  variées;  à  moi,  il  a  donné  le 
bison.  Pourquoi  venez-vous  détruire  la  seule  bonne  chose  que  je 


■i!)tizedO¥GoO<^lc 


226  RETL'Ë   DC5  BEHX   MONDES. 

possède,  et  cela  simplement  pour  vous  amuser?  Tontefois,  comme 
je  suis  certain  que  vous  êtes  grands,  généreui  et  bons,  je  vous 
donne  la  permission  d'aller  où  vous  voudrez  et  de  chasser  à  votre 
gré.  Quand  vous  viendrez  dans  mon  camp,  vous  y  serez  bien  re^us.» 
Le  diseours  de  l'Indien  soulevait  des  questions  si  délicates,  que  le 
futur  membre  du  parlement  pfiur  le  west  riding  du  Yorkshire  trouva 
prudent  de  ne  pas  argumenter.  11  se  contenta  de  complimenter  le 
chef  sauvage,  et  couronna  sa  réponse  par  une  offre  libérale  de  cou- 
teaux et  d'autres  présens;  mais  ce  n'était  pas  l'affaire.  En  bon  crée, 
la  harangue  du  chef  signiliaît  :  «  Donnez-moi  du  rhum,  n  Les  An- 
glais ne  cédèrent  pas,  et  le  chef  crée  se  vengea  de  son  désappoin- 
tement en  publiant  dans  toute  la  prairie  que  lord  Milton  était  an 
homme  sans  naissance  et  sans  éducation.  Il  était  temps  de  décam> 
per,  un  plus  long  séjour  eût  amené  une  collision;  les  travaux  de 
l'hivernage  devaient  être  entrepris  sans  délai.  Ou  retourna  dose  au 
fort  Carleton,  et  l'on  se  dirigea  sans  perdre  de  temps  vers  l'ouest- 
Bord-ouest,  pour  s'arrêter  quatre-vingts  milles  plus  loin,  sur  les 
bords  du  lac  du  Poisson -Blanc,  dans  un  lieu  appelé  en  français  par 
les  demi-sang  la  Belle -Prairie. 

Jusqu'ici  tout  marche  à  souhait,  et  l'hivernage  lui-même  se  passera 
aussi  heureusement  que  possible.  Le  lieu  est  bien  choisi,  on  dirait  un 
parc  anglais  du  temps  où  les  dessinateurs  de  parcs  en  Angleterre 
imitaient  la  nature  :  au  nord,  la  forêt  sans  limites  qu'habitent  les 
animaux  aux  précieuses  fourrures;  à  deux  ou  trois  journées  au  sud, 
les  prairies  fréquentées  par  les  bisons;  au  fond  de  la  vallée,  un  lae 
poissonneux;  tout  autour,  un  pays  coupé  favorable  à  la  rencontre 
du  menu  gibier.  En  cas  de  nécessité  pressante,  on  peut  aller  cher- 
cher du  secours  au  fort  Carleton.  SI  le  thermomètre  tombe  plus 
d'une  fois  k  âO  degrés  centigrades  au-dessous  de  zéro,  la  hutte  ou 
log  house  construite  sous  la  direction  de  La  Ronde  résiste  à  toutes 
les  bourrasquis.  Il  n'y  a  pas  mauvaise  compagnie  dans  les  environs. 
Les  Indiens  de  ce  district  sont  les  Crée  appelés  Crée  de  la  forêt,  lis 
habitent  par  familles  dans  des  huttes  isolées,  et  sont  beaucoup  plus 
doux  que  les  Crée  de  la  prairie,  qui  restent  en  troupe  et  sont  wa- 
jours  à  cheval  à  la. poursuite  des  bisons.  Les  Crée  de  la  forêt  vivent 
du  commerce  des  pelleteries.  Ils  vendent  les  peaux  aux  facteurs  de 
la  compagnie,  et  reçoivent  en  échange  les  couvertures,  les  usten- 
siles, les  armes  et  les  munitions  dont  ils  ont  besoin.  Ces  gens  ne 
seraient  pas  trop  misérables  sans  la  dureté  du  climat,  et  si  la  con- 
dition du  chasseur  n'était  de  passer  continuellement  de  l'extrême 
abondance  à  l'extrême  famine.  Toutefois,  bien  que  lord  Milton  et 
M.  Cheadle  ne  le  disent  pas,  on  sent  que  rien  au  monde  ne  leur 
aurait  fait  passer  un  second  hiver  sur  le  territoire  de  la  Compagnie 
de  la  baie  d'Hudaon.  L'ennui  les  ronge,  et  le  froid  de  l'enouipèse 


LE   TtHRirOIRE    DI   LA    BAIE   «'eICDSON.  â'27 

sur  eux  encore  plus  que' le  froid  de  l'atmosphère.  M.  Cheadle,  dont 
lecorpa  et  l'esprit  sont  prêts  à  toutes  les  besognes,  ne  peut  pas 
supporter  pendant  plus  de  deux  jours  le  silence  de  la  forêt.  A 
peine  rétabli  d'un  érysipële  à  la  tête,  lord  Milton,  par  30  degrés  de 
froid,  se  traîne  à  dix  ou  quinze  lieues  de  distance  pour  fuir  la  soli- 
tude et  chercher  des  semblables.  Au  dégoût  de  l'ennui  se  joint  le 
dégoût  de  la  malpropreté.  La  hulte  est  si  étroite  qu'en  peu  de  jours 
le  sol  s'exhausse,  comme  celui  d'une  étable,  par  la  litière  qu'on  y 
jette.  H  faut  vivre  aussi,  et  c'est  une  distraction  cruelle  que  d'avoir 
à  trouver  sans  cesse  les  moyens  de  ne  pas  mourir  de  faim. 

Le  gros  gibier  est  rare.  Aucun  Européen,  aucun  demi-sang 
même  n'est  assez  rusé  pour  tromper  la  vigilance  du  grand  daim  du 
Canada.  On  ne  peut  le  chasser  avec  des  chiens  qu'au  printemps, 
alors  que  la  gelée  de  la  nuit,  succédant  au  dégel  de  la  journée,  a 
produit  une  légère  croule  de  glace  qui  se  brise  sous  son  poids  et 
où  il  demeure  empêtré  comme  dans  un  filet.  La  glace  et  la  neige 
protègent  le  poisson.  Les  canards  et  les  oiseaux  d'eau  ont  disparu 
pour  ne  revenir  qu'au  printemps.  On  envoie  au  fort  Garlelon  et 
même  au  fort  Garry  chercher  des  provisions.  On  va  chasser  le 
tôson  dans  la  prairie  par  un  froid  de  iO  degrés.  Jamais  le  résul- 
lat  n'égale  l'eSort.  Les  moyens  de  transport  font  toujours  défaut, 
tue  neige  réduite  en  poussière  par  le  froid  couvre  le  sol  à  plusiears 
pieds  de  hauteur.  11  n'est  plus  question  de  chevaux  ni  de  voitures, 
il  laut  se  servir  de  traîneaux  tirés  par  des  chiens;  mais  la  condition 
de  ces  animaux  est  lamentable.  Ils  sont  les  premiers  à  sentir  les 
effets  de  la  famine.  Si  on  ne  les  nourrit  pas,  ils  ne  peuvent  avan- 
cer; si  on  les  nourrit,  ils  ont  bientôt  consommé  le  peu  de  provi- 
fflODs  qu'ils  peuvent  traîner.  Encore  faut-il  que  l'homme  fasse  le 
chemin  pour  les  traîneaux,  et  pas  à  pap  durcisse  la  neige  en  mar- 
chant avec  des  raquettes.  Il  faut  pousser  à  la  montée,  retenir  à  la 
descente  en  laissant  traîner  les  jambes  dans  la  neige  en  guise  de 
frein,  relever  sans  cesse  le  traîneau,  sans  cesse  renversé.  Au  retour 
d'une  expédition  heureuse,  on  est  aussi  dénué  de  provisions  qu'au 
départ;  que  serait-ce  si  l'on  n'avait  pas  rencontré  de  gibier! 

Encore,  —  avons-nous  hesom  de  le  faire  remarquer?  —  la  ri- 
tiesse  a  suivi  nos  hardis  voyageurs  dans  les  solitudes  de  l'Amé- 
rique. Ils  mènent  la  vie  sauvage  comme  dans  les  châteaux  on  mène 
ta  vie  champêtre.  Les  convertures  ne  leur  manquent  pas,  ils  ne 
connaissent  pas  la  faim;  ils  trouvent  des  hommes  pour  chasser  avec 
eux,  des  femmes  pour  raccommoder  leurs  vêtemens.  Autant  que  le 
permettent  les  ressources  du  pays.  Us  peuvent  louer  des  traîneaux 
ïCdes  chiens,  et  surmontent  ainsi  la  plus  grande  des  diflicullés  de 
la  vie  sauvage,  la  difficulté  des  transports.  A  leur  approche  brille 
sur  les  visages  le  sourire  du  contentemtnt  qui  accueille  la  richesse 


:vGoo*^lc 


228  REVL'B    DRU    DEUX    MONDlii, 

prête  à  se  répandre.  Par  ce  que  les  opuleus  ont  eu  à  souffrir  de  la 
solitude,  jugez  de  ce  qu'y  doivent  endurer  les  misérables.  L'iQdieo 
n'existerait  pas,  si  la  nature,  en  lui  refusant  la  prévoyance,  ne  lui 
avait  donné  un  corps  capable  de  supporter  la  l'aîm  et  la  fatigue. 

On  est  bien  aise  de  trouver  dans  un  livre  sans  prétentions  phi- 
lanthropiques un  compie  favorable  du  caractère  de  ces  pauvres 
Indiens  que  ta  civilisation  fait  fuir  devant  elle.  Lord  iMiltoD  et 
M.  Cheadle  ont  remarqué  que  dans  les  crises  de  famine  les  hommes 
étaient  plus  amaigris  et  plus  exténués  que  les  femmes  ei  les  enraos: 
les  derniers  morceaux  bont  toujours  donnés  au  plus  faible.  Dans 
les  plus  grands  froids,  ils  ont  vu  des  enfans  se  dépouiller  de  leur 
couverture  pour  la  joindre  à  celle  qni  protégeait  leur  père  endormi 
et  lutter  contre  la  faûgue  et  le  sommeil  pour  enireienir  le  feu.  Ja- 
mais un  trappeur  ne  visite  les  pièges  tendus  par  un  autre;  jamais 
un  chasseur  ne  s'empare  de  la  pièce  qu'un  autre  a  blessée.  Pendant 
les  six  mois  qu'a  dures  ce  long  hivernage,  la  hutie  (tes  Européens 
est  restée  souvent  sans  autre  protection  que  la  loi  publique;  aucun 
larcin  n'a  été  commis.  In  Indien  se  présente  à  la  hutte  en  l'absence 
des  Européens;  un  morceau  de  viande  est  sur  la  table;  l'Indien  n'a 
lias  mangé  depuis  trois  jours,  et  le  morceau  de  viande  n'est  pas 
touché.  Ces  sauvages,  esclaves  de  l'étiquette  en  face  du  public, 
,  sont,  dans  la  vie  lamilière,  rieurs  et  presque  aimables.  Us  se  mo- 
quent à  cœur-joie  des  Européens,  qui,  avec  des  jambes  de  même 
longueur,  font  des  enjambées  d'un  tiers  plus  courtes  que  celles  des 
Indiens,  et  qui,  au  lieu  de  marcher  droit  devant  eux  dans  l'obscu- 
rité, tournent  en  rond  parce  qu'ils  inclinent  toujours  à  giuclie. 
Cela  fait  compensation  pour  lincurie,  l'ivrognerie  et  la  passion  du 
jeu.  Qui  pourrait  d'ailleurs  attribuer  à  une  perversité  de  l'ace  les 
vices  des  Indiens?  L'incurie  n'est-elle  pas  dans  tous  les  pays  la 
compagne  de  la  misère?  L'Indien  ne  s'enivre  pas  par  gourmandise; 
il  s'enivre  pour  perdre  le  souvenir  de  ses  maux.  Peu  lui  importe  le 
goût  de  la  liqueur;  il  demande  seulement  qu'elle  coniieone  asseï 
d' alcool  pour  prendre  feu,  d'où  lui  vient  le  nom  à'efiu  de  fni. 
Lorsque  la  vie  tout  entière  est  un  jeu  à  outrance,  il  est  naturel  qu'on 
aime  à  jouer  d'un  seul  coup  toutes  les  bonnes  et  toutes  les  mau- 
vaises chances  de  la  vie.  De  même  que  l'ivrognerie,  le  jeu  n'est 
pas  pour  les  Indiens  un  passe-temps;  ils  jouent  jusqu'à  ce  que 
l'un  des  joueurs  ait  perdu  tout  ce  qu'il  possédait,  et  les  specta- 
teurs montrent  un  intérêt  égal  à  celui  des  acteurs.  Toutefois  il  e.st 
difficile  de  croire  avec  M.  Cheadle  que  les  qualités  des  Indiens  vien- 
nent de  ce  que,  dans  leur  eufance,  on  les  laisse  des  journées  entiè- 
res immobiles  et  eniourés  de  mousse  dans  un  heiceau  que  la  mère 
suspend  à  un  arbre  ou  porte  à  son  cou,  ce  qui  leur  apprend  la 
patience,  source  de  toutes  les  vertus  indiennes.  Je  seiais  plutôt 


D,ptizedOyGoO<^lc 


LE    TERRITOIRE    DE    L&    BAIE    b'UUDSON.  329 

disposé  à  croire  ^ne,  durant  leur  hivernage  à  la  Belle -Prairie, 
M.  Cheadle  et  lord  Miilon  n'ont  pas  vu  de  véritables  sauvages;  ils 
ont  vu  des  sujets  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  ils  ont  vu 
des  hommes  apprivoisés,  domplés,  transformés  par  une  politique 
habile  et  persévérante.  M.  Cheadle  se  prend  de  querelle  avec  un 
Indien;  celui-ci  le  saisit  à  la  gorge,  lui  porte  au  cœur  la  lame  de  son 
couteau  et  lui  dit  :  «  Si  j'étais  un  Crée  de  la  prairie,  vous  seriez 
mort,  j)  Avec  autant  de  sang-froid  que  d'à-propos,  M.  Cheadle  ré- 
pond :  Cl  Oui,  mais  vous  êtes  un  Crée  de  la  forêt...  i>  En  d'autres 
larmes  :  vous  vivez  sur  le  territoire  de  la  compagnie,  et  vous  savez 
que,  si  vous  commettiez  un  meurtre,  vous  ne  pourriez  plus  ni 
vendre  une  peau  de  martre  ni  aciieler  une  couveriure. 

D'où  vient  que  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson  et  les  an- 
dennes  compagnies  de  fourrures  du  Canada  ont  su  gouverner  les 
ladiens,  tandis  que  la  grande  république  américaine  n'est  parvenue 
qu'à  les  détruire?  D'où  vient  qu'elles  ont  transformé  le  sauvage 
comme  on  transforme  un  braconnier  en  en  faisant  un  garde-chasse? 
Sans  nul  doute,  les  circonstances  ne  sont  pas  les  mêmes  au  nord  et 
au  sud.  Dans  les  pays  à  bisons,  les  Indiens  ne  dépendent  pas  des 
Européeps  pour  leur  subsiswnce,  et  dans  les  pays  à  fourrures  ils 
sont  sous  la  dépendance  commerciale  des  Européens;  mais  cette 
raison  n'est  pas  la  seule.  Si  cruel  que  soit  d'ordinaire  le  gouverne- 
ment d'une  compagnie  commerciale,  il  y  a  pour  les  races  indigènes 
Dne  ctiose  pire  qu'un  gouvernement  de  marchands,  c'est  un  gou- 
rernemeot  de  colons.  Les  Indiens  étant  ce  qu'ils  sont,  c'est-à-dire 
des  gens  toujours  sous  le  coup  de  la  famine,  le  laisser-faire  les 
livre  à  l'exploitation  de  la  race  la  plus  dépourvue  de  scrupules  qu'il 
y  ait  au  monde,  la  race  des  trafîquans  européens  dans  les  pays 
sauvages.  Pour  que  l'Indien  ne  snii  pas  exploité  sans  merci,  il  faut 
an  prix  de  vente  et  un  prix  d'achat  fixés  d'avance,  il  faut  des  mar- 
chés toujours  ouverts,  il  faut  une  prévoyance  plus  grande  que  la 
sienne,  qui  réunisse  de  lon<!ue  main  les  appro vision nemens,  il  faut 
en  un  mot  de  l'ordre  au  milieu  du  désordre.  Puis  les  grandes  com- 
pagaies,  leur  part  faite  (U  part  du  lion  assurément),  se  sont  oppo- 
sées aux  envahissemens  des  colons  sur  les  terrains  de  chasse.  Il 
s'est  élevé  un  intérêt  indien  en  opposition  avec  l'intérêt  colon.  Les 
peaux-rouges  ont  trouvé  des  protecteurs  dans  les  conseils  des 
hommes  blancs,  et  même,  à  force  de  lutter  contre  l'esprit  colon,  les 
administrateurs  de  la  compagnie  et  ses  agens  en  sont  arrivés  à  se 
prendre  pour  des  missionnaires  chargés  par  la  Providence  de  veiller 
au  bien-être  des  indigènes.  Aussi  les  procédés  de  la  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson  envers  les  Indiens  ont-ils  été  généralement  régu- 
liers, modérés  et  parfois  génëreux.  La  douceur  de  son  patronage  ne 
Ini  fait  pas  moins  d'honneur  que  l'habileté  administrative  qui  s'est 


liGoc^lc 


280  REVUE   DES.  DEUX   MONDES. 

étendue  k  toutes  les  distances  et  est  parvenue  à  surmonter  toutes 
les  dilTicuUés  des  transports.  Cependant  celui  qui  de  fait,  sinon  de 
droit,  peut  seul  acheter  les  marchandises  négociables  d'un  pays  et 
seul  vendre  les  objets  nécessaires  à  la  vie  est  un  terrible  despote; 
on  ne  vit  que  par  sa  permission,  et  pour  vivre  les  hommes  se  traos- 
forment.  On  a  laissé  à  l'Indien  l'exercice  de  ses  facultés  physiques, 
son  industrie  sauvage,  son  aptitude  de  chasseur,  on  lui  a  laissé  tout 
ce  qui  pouvait  être  utile  au  service  de  la  compagnie;  on  a  anéanti 
l'homme  intérieur,  et,  en  cessant  d'être  un  sauvage,  l'Indien  n'est 
pas  devenu  un  civilisé,  il  est  devenu  un  sujet  de  la  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson.  Le  mal  n'est  peut-être  pas  grand.  Si  les  races 
inférieures  doivent  inévitablement  disparaître ,  mieux  vaut  la  mort 
lente,  mesurée,  administrative,  du  nord-ouest  de  l'Amérique  que  les 
spoliations  de  la  Cafrerie  ou  les  massacres  de  la  Nouvelle-Zélande. 
Seulement,  qu'on  ne  parle  pas  de  sauvages  à  propos  de  ces  iQdieos 
qui  se  trouvent  honorés  d'être  les  domestiques  des  Européens  et 
dont  les  femmes  se  font  blanchisseuses I 

Lord  Millon  et  M.  Clieadle  donnent  deux  conseils  à  ceux  qui 
seraient  tentés  d'aller  courir  les  aventures  dans  le  far  tvtsi.  Ils 
disent  :  «  Comptez  pour  votre  subsistance  sur  la  plume  plutôt  que 
sur  le  poil.  N'emportez  pas  avec  vous  de  carabines  à  canons  rayés; 
contentex-vous  d'un  fusil  à  deux  coups  qui  puisse  porter  la  balle 
à  l'occasion.  »  Tout  chasseur  comprendra  ce  que  cela  signifie,  et 
retournera  sans  dédain  aux  lièvres  et  aux  perdreaux  de  son  pays. 
Quoi  qu'il  en  soit,  de  tous  les  métiers,  le  plus  rude,  le  plus  insup- 
portable, est  le  métier  de  trappeur.  Naturellement  la  chasse  aux 
bêtes  fauves  n'a  lieu  qu'en  hiver,  alors  que  les  fourrures  sont  les 
plus  belles,  et  que  les  animaux  qui  les  portent  laissent  sur  la  neige 
les  empreintes  de  leur  passage.  On  ne  se  sert  que  de  pièges,  et  les 
trappes  en  usage  sur  le  territoire  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hud- 
son sont  absolument  construites  sur  le  modèle  des  pièges  que  nous 
appelons  en  France  des  assommoirs.  Toute  l'habileté  consiste  dans 
la  manière  de  poser  les  trappes  et  de  cacher  à  l'animal  le  passage 
de  l'homme.  On  s'en  va  donc  sur  la  neige  à  travers  la  forêt,  por- 
tant sur  le  dos  son  fusil,  sa  couverture,  ses  vivres  et  ses  outils, 
chercher  à.  plusieurs  journées  de  distance  un  terrain  de  chasse  qui 
n'ait  pps  encore  été  parcouru.  Il  faut  marcher  tant  que  le  jour  dure 
et  rester  la  nuit  sans  abri.  Le  bagage  est  toujours  trop  lourd  pour 
les  heures  de  marche,  et  toujours  insulli^ant  pour  les  heures  d'im- 
mobilité ;  toujours  les  vivres  font  défaut.  —  Après  avoir  posé  les 
trappes,  on  s'en  retourne  à  la  hutie,  et  huit  jours  après  on  re- 
vient les  visiter.  Est-on  sûr  au  moins  que  la  moisson  sera  îdxin- 
dante?  Il  y  a  une  chose  terrible  pour  les  populations  qui  vivent 
de  la  chasse  :  le  gibier  diminue  h  mesure  que  la  valeur  en  aug- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE   TERBITUTBE   01    Ll   BAIE   D  UUDSOK  231 

mente.  Le  renard  argenté,  dont  la  peau  se  vend  70  livres  sterling, 
c'est-à-dire  1,750  francs,  dans  les  comptoirs  de  la  compagnie,  s'est 
retiré  vers  les  soliiudes  septentrionales.  Du  temps  où  le  castor 
avait  une  grande  valeur,  on  a  presque  distrait  la  race  de  ces  ani- 
mauï;  par  suite  de  l'invention  des  chaijeaux  de  soie,  la  peau  de 
castor  ne  se  vendant  plus  que  1  franc  25  centimes  sur  le  territoire 
de  la  compagnie,  te  castor  redevient  conimuu.  Ainsi  de  tous  les 
autres  animaui  à  fourrures;  ils  disparaissent  ou  se  muUiplient  sui- 
vant qu'on  donne  de  leur  peau,  en  Europe  ou  en  Chine,  un  prix 
plus  ou  moins  considérable.  Non-seulement  le  trappeur  détruit  la 
récolte  de  l'avenir,  mais  le  fruit  de  sou  travail  lui  est  souvent  en- 
levé par  un  ennemi  plus  destructeur  que  lui-même.  Lorsque,  après 
voua  être  traîné  plusieurs  jours  sur  la  neige,  vous  arrivez  &  vos 
pièges,  vous  les  trouvez  renversés.  U  a  passé  par  là  uu  animal  qui 
a  relevé  les  assommoirs  et  s'est  emparé  des  bétes  qui  y  étaient 
prises  sans  jamais  se  laisser  prendre  lui-même.  Cet  animal,  de  la 
race  des  gloutons,  appelé  par  les  Anglais  tuolverine  et  par  les  In- 
diens karkajo,  est  la  terreur  du  trappeur.  La  ruse  de  l'Indien  ne 
peut  lutter  contre  la  malice  du  karkajo.  Le  karkajo  examine  tout, 
?oit  tout,  comprend  tout.  L'Indien  a  beau  lui  préparer  des  sur- 
prises mortelles,  cacher  des  ressorts  ou  dos  canons  de  fusil  qui  doi- 
vent partir  dès  qu'on  remuera  les  trappes;  le  karkajo  écarte  le  res- 
sort ou  te  canon  de  fusil  avant  de  toucher  à  la  trappe.  Il  a  suivi  le 
trappeur,  il  l'a  regardé  faire.  Dés  qu'on  reconnaît  les  traces  d'un 
karkajo,  tout  est  dit;  il  faut  retourner  à  sa  hutie,  la  saison  est 
perdue.  La  ruse  des  civilisés  n'a  pas  été  plus  heureuse  que  celle 
des  sauvages.  M.  Cbeadle,  ayant  introduit  par  un  tuyau  de  plume 
de  la  slrichoine  dans  les  morceaux  de  viande  qui  devaient  ser- 
vir d'app&t,  s'aperçut,  lorsqu'il  alla  visiter  les  piégea,  que  tous  les 
morceaux  empoisonnés  avaient  été  lusses  de  côté.  A  partir  du  mois 
de  décembre ,  nos  voyageurs  ne  parlent  guère  de  la  chasse  aux 
fourrures.  La  fatigue,  le  froid  ou  le  karkajo  semblent  les  avoir 
dégoûtés  de  ce  passe-temps  maussade,  et  Us  descendront,  pour 
se  distraire  ou  pour  se  nourrir,  jusqu'à  prendre  des  rats  musqués 
dans  leurs  trous.  Vanité  de  l'ambition  I  on  comptait  poursuivre  â 
travers  les  forêts  le  grand  daim  du  Canada,  et  l'on  s'accnmpit 
devant  un  trou  de  rat  musqué  pour  y  fourrer  une  perche  à  pointe 
dentelée.  Aussi  avec  quelle  ardeur  appellent-ils  le  printemps!  Des 
vols  d'oiseaux  en  annoncent  l'approche.  Le  nombre  des  passages 
est  ai  grand  que  le  ciel  en  est  obscurci  pendant  le  jour,  et  que  du- 
rant la  nuit  le  bruit  du  battement  des  ailes  interrompt  le  sommeil. 
Ou  va  à  la  recherche  des  chevaux,  que  I'oh  avait  lâchés  dans  la 
forêt  au  commencement  de  l'hiverMage  en  leur  laissant  le  soin  de 
pourvoir  eux-mêmes  à  leur  tubsit>tance,  et  l'on  se  met  «a  route. 


jOO'^Ic 


IIEVUt    DLS    DEUX    MONDES. 


C'est  le  propre  da  caractère  anglais,  dans  les  choses  frivoles 
comme  dans  les  choses  sérieuses,  de  réparer  les  déconvenues  par 
la  hardiesse. 


Gœur  de  chêne  soot  les  vaisseaux,  cœur  de  chêne  sont  les  hommes. 
On  se  serait  exposé  à  trop  de  moqueries,  si  l'on  avait  été  passer  un 
hiver  sur  le  territoire  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudsoo  pour  en 
rapporter  des  martres  prises  par  d'autres.  Il  fallait  donc  imaginer 
un  grand  projet,  un  projet  patriotique  et  national,  et  l'on  résolut 
de  découvrir  une  route  de  l'Atlantique  au  Pacifique  qui  pût  mettre 
en  communication  directe  le  Canada  et  les  terrains  aurifères  du 
Cariboo,  dans  la  Colombie  anglaise. 

Le  lecteur  aura  sans  doute  remarqué  le  peu  de  distance  qu'il  y  a 
du  Mississïpi  supérieur  à  la  ftivière-Rouge  et  à  d'autres  rivières 
qui  se  jettent  soit  dans  le  Lac-Supérieur,  soit  dans  le  lac  Winoipeg. 
En  effet,  la  plupart  des  grands  fleuves  d'Amérique  prennent  leur 
source  au  centre  septentrional  du  continent  pour  se  rendre  ensuite 
à  l'Atlaniique,  les  uns  du  nord  au  sud,  comme  le  Missi^sipi  et  ses 
afHuens,  les  autres  du  sud  au  nord  en  inclinant  vers  l'ouest.  Une 
seconde  singularité,  c'est  que  les  fleuves  qui  se  jettent  dans  le  golfe 
du  Mexique  ont  leur  source  plus  au  nord  que  plusieurs  de  ceux  qui 
se  jettent  dans  la  baie  d'Hudson.  Au  A9'  degré  de  latitude,  qui  sépare 
les  possessions  anglaises  des  possessions  américaines,  de  grands 
cours  d'eau  coulent  parallèlement  tes  uns  aux  autres  dans  des  sens 
opposés.  C'est  ce  qui  permit  à  M.  de  Montcalm  et  à  ses  habiles  pré- 
décesseurs dans  le  gouvernement  du  Canada  d'établir,  en  arrière 
des  colonies  anglaises  qui  devinrent  plus  Urd  les  États-Unis,  une 
communication  fluviale  entre  le  Canada  et  la  Louisiane,  qui  appar- 
tenait alors  également  à  la  France.  C'est  ce  qui  a  fait  que,  dans  la 
dernière  guerre  civile  des  Éiats-tnis,  les  coups  décisifs  contre  le 
sud  ont  été  portés  sur  le  Mississïpi.  Également  grâce  à  la  distribu- 
tion particulière  des  eaux,  les  compagnies  de  fourrures  ont  établi 
dans  le  nord-ouest  un  réseau  de  comptoirs  qui  forme,  à  partir  du 
Lac-Supérieur  et  de  la  baie  d'Hudson  jusqu'aux  Montagnes-Ro- 
cheuses, une  succession  de  lignes  circulaires  dont  les  points  les 
plus  éloignés  comme  les  plus  rapprochés  sont  souvent  en  commu- 
Dication  directe  avec  la  mer.  Nos  voyageurs,  qui  avaient  hiverné 
dans  les  environs  du  fort  Carletoi),  n'avaient  donc,  pour  se  diriger 
vers  les  Montagnes- Rocheuses,  qu'à  suivre  le  cours  du  Saskatclie- 
wan  du  sud,  du  fort  Carleion  au  fort  Pitt  et  du  fort  Pitt  au  fort  Ed- 
moDton,  chef- lieu  des  comptoirs  de  la  contrée  du  Saskatchewan, 
comme  le  fort  Garry  l'est  des  comptoirs  de  la  Rivière-Rouge. 


LE    TEHBITOIRE    DE    LA    BAIE    D'hUDSON.  233 

Les  voyages  de  printemps  sont  pénibles  au  nord-ouest  de  l'Amé- 
rique à  cause  du  grand  nombre  de  rivières  et  de  ruisseaux  grossis 
par  la  fonte  des  neiges.  Toutefois,  la  difVicullé  du  passage  des  ri- 
lières  laissée  de  côté,  le  trajet  du  fort  Caileton  au  fort  Edmonton 
ne  fut  pas  sans  agrément.  On  eut  des  rencontres  intéressantes.  On 
fit  connaissance  avec  le  grouse  de  la  prairie,  oiseau  bizarre  qui  se 
sert  de  ses  pattes  plus  que  de  ses  ailes,  et  qui,  d'après  nos  voya- 
geurs, a  une  singulière  habitude  :  chaque  soir,  les  grouses  se  réu- 
nissent à  un  lieu  de  rendez-vous  et  s'y  livrent  à  une  danse  effrénée. 
Pendant  que  les  uns  battent  des  ailes  en  guise  de  musique,  les  au- 
tres tournent  rapidement  en  rond;  puischacun,  changeant  de  place, 
fait  avec  son  voisin  une  sorte  de  chassé-croisé.  On  rencontra  aussi 
une  troupe  d'hommes  de  la  compagnie.  Leur  mo\en  de  transport 
pour  le  bagage  était  des  plus  primitifs  :  deux  perches  d'égale  lon- 
gueur reliées  à  une  de  leurs  extrémiti^-s,  les  bouts  écartés  traînant 
à  terre,  les  bouts  unis  reposant  sur  le  dos  d'un  chien.  C'est  ainsi 
que  ces  gens  parcourent  dans  des  pays  déserts  des  distances  de 
cinq  et  six  cents  lieues.  Enfin,  grâce  &  une  trêve  momentanée 
entre  les  Indiens  Crée  et  la  tribu  des  Pieds-Noirs,  nos  voyageurs 
purent  voir  au  fort  Pilt  une  des  nattons  indiennes  alliées  des  Sioux, 
Ils  furent  frappés  de  la  noblesse  du  maintien  dt;s  Pied3-^oira  et  de 
la  propreté  de  leurs  vêtemens,  comparés  à  ceux  des  sujets  de  la 
contpagnie.  La  paix  ne  paraissait  pas  devoir  durer  longtemps,  et 
comme  les  Pieds-Noirs  et  les  Sioux,  quand  ils  ont  vendu  des  che- 
vaux, sont  ensuite  pris  de  chagrin  et  ont  l'habitude  de  voler  l'a- 
cheleur  pour  rentrer  dans  leur  propriété,  on  passa  sur  la  rive  droite 
da  Saskatchewan  pour  se  rendre  à  Edmonton. 

Quel  spectacle  s'offre  aux  regards  à  Edmonton  et  dans  le  pays  du 
Sai-lcatchewan  !  On  y  voit,  dans  sa  grâce  et  sa  tranquillité,  le  vieux 
Canada  français,  le  Canada  du  temps  de  Montcalm.  En  faisant 
quatre  ou  cinq  cents  lieues  vers  l'ouest  depuis  le  fort  Rarry,  on 
recule  d'un  siècle  en  arrière.  Ici  tout  est  canadien  :  Compagnie 
de  la  baie  d'Hudson,  demi-sang  français  et  Indiens  francisés. 
Les  coloDS  n'ont  pas'pénétré  jusque-là,  les  mineurs  sont  de  l'autre 
côté  des  Montagnes-Rocheuses,  et  les  Indiens,  au  lieu  d'avoir  été 
rejetés  par  le  contact  des  civilisés  dans  une  vie  sauvage  dégradée 
et  servile,  ont  été  appelés  à  la  civilisation  par  les  enseignemens  de 
la  religion  catholique.  Ne  cherchez  pas  le  tumulte  et  le  mouvement 
d'une  ville.  Le  fort  Edmonton  est  un  fort  comme  les  autres  comp- 
toirs de  la  compagnie;  seulement  il  est  plus  grand,  et  pnssède  un 
moulin  à  vent,  une  forge  et  un  atelier  de  charpente.  Trente  familles 
d'employés  de  la  compagnie  habitent  l'intérieur.  Au  dehors  cam- 
pentcent  ou  deux  cents  demi-sang  et  Indiens  aux  gages  de  la  com- 
pagnie en  qualité  de  chasseurs,  et  une  flottille  de  bateaux  construits 


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23A  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  les  lieux  mêmes  attend  les  marchandises  pour  les  tranaporler  à 
la  baie  d'Hudson.  Au  milieu  des  bois  et  des  prairies,  sur  le  bord  des 
lacs,  çà  et  là,  de  pelitt^s  communautés  de  demi-sang  et  d'indieos, 
sous  la  direction  de  leurs  misi-ionnaires  catholiques,  se  livrentàl' agri- 
culture et  à  l'élève  des  bestiaux.  Le  sol  est  fécond,  l'ordre  est  par- 
fait, et  tous  prospèrent  dans  l'ignorance  du  luie  et  de  la  misère.  U 
langue  qu'on  parte,  c'est  le  français;  les  chansons  que  l'on  chante, 
ce  sont  des  chansons  françaises.  Y  a-t-il  quelque  chose  de  plus  tou- 
chant que  l'amour  opiniâtre  de  ces  demi-sang  et  de  ces  Indiens  du 
Canada  pour  une  patrie  inconnue  qui  ne  leur  donne  ni  une  pensée  ni 
un  regret?  On  sent  comment  les  choses  ont  dâ  se  passer.  Pendant 
qu'à  l'approche  du  flot  d'émigration  qui  a  suivi  la  conquête  an- 
glaise les  colons  français  de  Québec  et  des  environs  se  resserraient 
les  uns  contre  les  autres  dans  un  territoire  restreint,  sous  l'empire 
des  mêmes  sentimens  la  population  des  chasseurs  se  dispersa  dans 
l'ouest.  Une  union  intime  s'établit  entre  tous  les  déshérités  de  U 
forêt,  et  de  là  sortit  une  race  nouvelle,  celle  des  demi-sang  cana- 
diens. C'est  parmi  les  hommes  de  cette  race  que  la  compagnie  re- 
crute ses  voyageurs,  pour  me  servir  de  l'expression  française  qui  a 
passé  dans  la  langue  anglaise  au  Canada. 

Jusqu'à  présent,  le  projet  de  gagner  directement  par  l'ouest  les 
mines  d'or  du  Cariboo  dans  la  Colombie  anglaise  n'a  éié  qu'une 
idée  vague  et  une  sorte  de  gageure  ;  maintenant  il  faut  préciser  les 
plans  et  arrêter  les  moyens  d'exécution.  Les  hommes  les  plus  com- 
pétens,  des  chefs  de  comptoirs  qui  ont  pendant  vingt  et  trente  ans 
parcouru  tout  le  nord-ouest  et  plusieurs  fois  traversé  les  Monta- 
gnes-Rocheuses, sont  à  Edmonton  pour  les  affaires  de  la  compa- 
gnie. Il  y  a  là  aussi  des  demi-sang  qui  ont  servi  de  guides  dans 
plusieurs  expéditions.  Chaque  soir,  après  dîner,  en  fumani  h  pipe, 
on  raconte  les  histoires  du  pays.  C'est  un  mineur  américaju,  appelé 
Perry,  qui  a  traversé  seul  le  continent  dans  toute  sa  largeur  et  ' 
poussé  devant  lui  pendant  huit  cents  lieues  la  brouette  qui  portait 
ses  oulils  et  ses  provisions.  C'est  un  Indien  Crée  qui  s'est  sauvé  à 
la  course,  poursuivi  par  une  tribu  entière  de  Pieds-Noirs,  grâce  à 
un  système  d'entraînement  imaginé  par  le  commandant  du  fort 
Beuton  sur  le  Missouri.  Ces  récits  et  d'autres  semblables  échauflent 
l'imagination  des  deux  jeunes  Anglais.  lis  brûlent  de  montrer  que 
des  hommes  élevés  dans  la  mol]es.se  peuvent  ëire,  s'ils  le  veulent, 
aussi  durs  à  la  fatigue  qu'un  Indien  et  aussi  intrépides  qu'un  mi- 
neur. Toutefois  leur  projet  est  universellement  blâmé.  L'opinion 
est  unanime  pour  déclarer  impossible  d'atteindre  le  Cariboo  par 
l'ouest.  On  dit  que  toutes  les  passes  praticables  des  Montagnes-Ro- 
cheuses aboutissent  au  sud  sur  la  rivière  Columbia,  et  que  la  seule 
[  ratie&blfl  au  nord  «st  celle  qui  est  parcourue  chaque  été  par  un  dé- 


LE   TEBBtTOIRE   DE   L/L   BAIE    D'HtlDSON.  235 

Ucbemeot  d'hommes  de  la  compagnie.  On  peint  sous  les  couleurs 
les  plus  sombres  les  dilTiculiés  du  versant  occidental  des  Montagnes- 
fiocbeuses.  Les  plus  grands  fleuves  y  coulent  comme  des  torrens  de 
montagnes  entre  des  rives  à  pic;  il  est  impossible  d'en  suivre  les 
bords,  il  est  impossible  de  se  livrer  au  cours  des  eaux  au  milieu 
de  rochers,  de  rapides  ou  de  tourbillons.  11  serait  insensé  de  songer 
à  traverser  la  forêt.  Les  arbres  ont  trois  cents  pieds  de  hauteur,  dix, 
ringt  et  trente  pieds  de  tour,  les  troncs  sont  serrés  les  uns  contre 
les  autres,  et  les  débris  accumulés  par  les  siècles  s'élèvent  plus  haut 
que  l'homaie.  Personne  à  Edmonlon  ne  veut  accompagner  l'expé- 
dition, sauf  un  demi-sang  nommé  Baptiste,  qui  portait  le  surnom 
d'issiniboine  à  cause  de  la  tribu  indienne  de  sa  mère.  Chacun,  il 
est  vrai,  le  reconnaissait  pour  le  plus  habile  chasseur  et  le  plus  in- 
trépide voyageur  du  pays;  mais  l'explosion  d'un  fusil  lui  avait  fait 
perdre  l'usage  d'un  bras,  et  à  la  suite  d'un  meurtre  le  missionnaire 
l'avait  excommunié.  Cet  homme,  le  seul  qui  se  fût  oITert,  mettait  de 
plus  à  son  engagement  une  singulière  condition,  celle  d'emmener 
avec  lui  sa  femme  et  son  fils,  âgé  de  treize  ans.  Comme  si  ce  n'était 
point  assez  d'une  femme  et  d'un  enfant,  on  s'était  embarrassé  d'un 
vieillard.  Irlandais  de  naissance,  qui  avait  été  journaliste  aux  Indes, 
précepteur  à  la  Nouvelle -Orléans,  et  qui  depuis  un  an  languissait 
ta  fort  Edmonton ,  sans  savoir  comment  il  y  était  venu  ni  comment 
il  eu  pourrait  sortir.  Les  conseils  de  la  sagesse,  les  avertissemens  de 
l'eipérience,  ne  purent  v^ncre  le  parti-pris.  Parler  d'impossibilités 
à  dea  gens  qui  se  proposent  de  faire  ce  que  personne  n'a  encore  osé 
tenter,  c'est  exciter  plutôt  que  décourager  leur  ardeur.' Une  troupe 
de  soixante  ëmigrans  avait  passé  l'année  précédente  par  Edmonton 
pour  se  rendre  directement  au  Cariboo.  Étaient-ils  arrivés?  étaient- 
ils  morts?  On  l'ignorait;  dans  tous  les  cas,  ils  avaient  dû  tracer  un 
aeniier,  et  c'était  autant  de  peine  épargnée  d'avance.  Un  mois  au- 
paravant, cinq  mineurs  avaient  suivi  la  même  route;  ne  pourrait-on 
pas  les  rejoindre  et  ainsi  accroître  ses  forces?  Toutes  les  objections 
sont  écartées.  La  troupe  se  compose  de  deux  Européens  valides, 
d'un  Indien  manchot,  d'une  femme,  d'un  enfant  et  d'un  vieillard. 
Oa  a  douze  chevaux,  six  de  selle  et  six  de  bât,  et  l'on  emporte  avec 
aoi  quatre  cents  livres  de  farine,  deux  cents  livres  de  pemmican, 
c'est-à-dire  de  viande  de  bison  desséchée,  réduite  en  poudre  et 
mêlée  à  la  graisse  de  l'animal,  du  thé,  du  sel,  du  ubac,  des  cou- 
vertures, des  ustensiles  de  ménage,  des  munitions  de  chasse  et  trois 
cognées.  C'est  avec  d'aussi  faibles  ressources  et  dans  les  condi- 
tions les  plus  défavorables  que  le  3  juin  1864  lord  Milton  et 
H.  Cbeadie  se  mettent  en  route  pour  atteindre  le  Cariboo,  centre 
dea  exploitations  aurifères  de  la  Colombie  anglaise.  On  devait  passer 
par  /aiper-House,  comptoir  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudion 


jc^lc 


REVDE    DES    DEIX    MONDES. 


situé  sur  le  versint  oriental  des  M-mtagnes- Rocheuses,  et  par  un 
lieu  appelé  la  Cache  de  la  Tf le  jaune  à  cause  d'un  Iroquois  qui  y 
avait  longtemps  vécu  solitaire.  Au-delà,  jusqu'au  Gariboo,  tout  était 
incoonu,  même  de  nom. 


En  suivant  do  fort  Garry  au  fort  Rdmonton  une  ligne  à  peu  près 
parallèle  à  la  frontière  américaine  et  à  une  centaine  de  lieues  plus 
au  nord,  nos  deux  voyageurs  avaient  eu  à  traverser  des  prairies 
ondulées,  des  foréis  coupées  de  clairières  et  ce  qu'eux-mêmes  ap- 
pelaient i(  des  pays  de  parcs.  »  Maintenant  ils  vont  faire  connais- 
sance avec  la  forêt  marécageuse.  D"lidmonion  à  Jasper-House,  pen- 
dant des  jours  et  des  semaines  de  marche,  le  sentier  traverse  une 
forêt  inondée.  Les  arbres  tombés  barrent  le  passage.  Les  chevaui, 
avec  de  l'eau  jusqu'au  ventre,  doivent  sauter  par-dessus  les  troncs 
et  s'empêtrent  dans  les  branches.  Des  nuées  de  moustiques  et  de 
mouciies  qui  portent  le  nom  caractéristique  de  bull-dogs  rendent 
les  animaux  ingouvernables.  On  ne  saurait  camper  sur  un  terraia 
sec,  à  moins  de  rencontrer  une  digue  construite  par  les  castors. 
Deux  fois  on  s'écarte  du  sentier,  et  deux  fois  il  est  retrouvé  par  l'As- 
siniboiue.  On  perd  un  cheval  de  bât  dans  la  forêt  et  une  cognée  au 
passage  d'une  rivière.  Le  vingt-troiiiiéme  jour,  on  aperçoit  tout  i 
coup  les  Montagnes-Rocheuses.  Elles  s'élèvent  en  gradins  boisés 
jusqu'aux  pics  couverts  de  neige.  Les  Européens  poussent  des  cris 
de  joie.  L'Indien,  sa  femme  et  son  fils,  qui  n'avaient  jamais  vu  de 
montagnes,  restent  muets  d'admiration.  Plus  loin,  la  chaîne  de 
montagnes  s'ouvre  comme  pour  livrer  passage.  Plus  loin  encore,  on 
distingue  le  fond  d'une  vallée;  sur  un  des  lianes  s'élève  un  im- 
mense rocher  appelé  Ruche-Amyette.  C'est  le  point  de  repère  qui 
avait  été  indiqué.  En  approchant,  on  découvre  une  petite  maison 
en  bois  entourée  d'ijne  palissade,  située  près  d'un  lac  oti  ta  Tabasca 
s'étend  pour  calmer  sa  fureur  avant  d'entrer  dans  la  plaine.  C'est 
la  maison  Jasper.  Pour  la  première  fois  depuis  vingt-six  jours,  on  a 
la  certitude  de  n'avoir  pas  fait  fau^e  route. 

Nos  voyi^eurs  sont  au  pied  des  Montagnes -Rocheuses.  La  végé- 
tation est  une  végétation  de  montagnes.  Le  mouflon  et  le  bouquetin 
ont  remplacé  le  daim  et  le  bisou.  Au  lieu  d'être  vêtus  de  peaux  de 
daim,  comme  les  Indiens  de  la  forêt,  ou  de  peaux  de  bison,  comme 
les  Indiens  de  la  prairie,  les  indigènes  portent  des  robes  en  peaui 
de  marmotte.  Leurs  traits,  leur  langage,  indiquent  qu'ils  appar- 
Uennent  aux  tribus  des  bords  du  Pacifi  pie.  Arrêtons-nous  un  mo- 
ment et  disons,  avant  de  nous  perdre  avec  lord  Mdton  ei  M.  Cheadie 
dans  un  labyrinthe  de  fleuves  et  de  montagnes,  pourquoi  le  projet 
d'aller  au  Cariboo  par  l'ouest  ne  pouvait  réussir. 


;vGoo<^lc 


Lt   TERRITOIRE    DE   tA   BAIE   0  HCDSON.  237 

On  aait  qae  les  Montagnes- Rocheuses  appartiennent  à  la  plus 
grande  chaîne  de  montagnes  qu'il  y  ait  dans  le  inonde,  à  celle  qui 
s'étend  le  long  du  Pacilique  de  l'extrémité  nord  dii  l'Amérique 
septentrionale  à  l'extrémité  sud  de  l'Auiériiiue  méildionale.  Le  ca- 
ractère général  des  Montagnes-Rocheuses  est -donc  avant  tout  celui 
d'uae  chaîne  de  montagnes  ;  des  ligues  successives  de  pics  éle- 
vés s'appuient  les  unes  contre  les  autres  et  laissent  entre  elles  des 
vallées  parallèles.  Les  sources  et  reuibouchure  du  Frazer  sont  à  la 
même  latitude  et  séparées  seulement  par  quelques  degrés  de  lon- 
gitude. SI  l'on  considère  la  mas^e  énorme  d'euu  que  charrie  ce 
fleuve,  on  eu  conclura  qu'avant  de  se  jeter  dans  la  mer  il  doit  par- 
courir, du  sud  au  nord  et  du  nord  au  sud,  plusieurs  vallées  longi- 
tudinales. Ce  qui  a  fait  obstacle  au  p.i;ïsage  des  eaux  doit  taire  ob- 
stacle au  passage  de  l'homme,  et  comme  de  l'immense  presqu'île  de 
montagnes  qu'entoure  le  Frazer  tort  le  Thompson,  qui  est  un  cours 
d'eau  presque  aussi  puissant  que  le  Frazer,  il  est  évident  que,  pour 
se  rendi-e  en  ligne  droite  au  Cariboo,  d  faut,  après  avoir  Iranchi  le 
Frazer,  traverser  deux  autres  grandes  chaînes. 

La  ramine  régnait  à  Jasper-House  quand  nos  voyageurs  y  arrivè- 
rent. C'est  chose  ordinaire  dans  ce  comptoir  éloigné  de  tout  secours. 
Il  fallait  évidemment  prendre  des  vivres  en  quantité  sullisante  à  Ed- 
moDtoa  et  ne  pas  compter  pour  sa  nourriture  sur  le  gibier  qu'on  tue- 
rait en  route,  le  gibier  étant,  comme  chacun  sait,  très  rare  dans  les 
grandes  forêts.  Il  fallait  surtout  ne  pas  perdre  dès  les  premiers  jours, 
en  quittant  ta  maison  Jasper,  sa  seconde  cognée,  et  ne  pas  s'ex- 
poser k  n'avoir  qu'un  seul  outil  pour  troi^  hommes  quand  ou  devrait 
s'ouvrir  un  passage  à  travers  la  forêt.  Lord  Milton  et  M.  Gheadle 
ont  une  idée  fausse  de  ce  qui  a  fait  la  gloire  des  voyageurs  célè- 
bres. Ils  croient  que,  pour  acquérir  celte  gloire,  il  a  sutli  de  se  jeter 
tèle  baissée  dans  l'inconnu.  De  quel'|ue  couleur  scientifique  ou  pa- 
Iriutique  qu'ils  décorent  leur  témérité,  ils  n'ont  qu'un  but  :  faire 
ce  que  d'autres  n'ont  pas  osé  faire.  Leur  entreprise  n'est  qu'une 
course  au  danger;  mais  le  courage  vaut  par  lui-même.  Lorsque  ces 
deui  jeunes  gens,  pleins  de  santé,  de  richesse  et  d'avenir,  luttent 
pied  à  pied  pendant  un  mois  pour  se  tracer  une  route  à  travers 
l'immensité  de  k  forêt,  vous  ne  vous  demandez  pas  s'ils  ont  été 
uuprudens;  vous  admirez  le  courage. 

On  quitta  le  h  juillet  la  maison  Jasper  sous  la  conduite  d'un  Iro- 
quois  qui  s'était  engagé  à  servir  de  t;uide  jusqu'à  la  Cache  de  la 
Tèle  jaune.  Ce  sont,  pendant  quatre  jours,  les  dilFicultés  ordinaires 
des  pays  de  montagnes  :  des  torrens  encombrés  de  pierres  rou- 
lantes sur  lesquelles  les  chevaux  ont  peine  à  prendre  pied,  des  sen- 
tiers où  le  moindre  faux  pas  précipiterait  dans  l'ubline.  Le  cin- 
quième jour,  on  a  une  grande  joie  :  on  s'aperçoit  que  les  ruisseaux 


i;,atizedO¥GoO<^lc 


.  238  BETUE    DES    DE«X    HOIRIES. 

coulent  vers  l'ouest.  Le  sixième,  on  a  une  joie  plus  grande  encore; 
on  recoDDalt  que  la  roche  a  changé  de  nature,  et  qu'elle  ressemble 
à  la  roclie  d'ardoise  sur  laquelle  reposent  au  Cariboo  les  terrains 
aurifères.  Bientôt  on  voit  arriver  du  nord-ouest  le  Fraaer  bondis- 
sant à  travers  les  rochers.  Le  fleuve  fait  un  coude,  traverse  le  lac 
Moose  et  court  à  l'ouest;  après  s'élre  brisé  contre  un  mur  de  ro- 
chers à  pic,  il  tourne  brusquement  au  nord,  suit  cette  direction 
pendant  plusieurs  degrés  de  latitude,  ensuite  il  revient  au  sud,  et 
entoure  les  terrains  aurifères  du  Cariboo  avant  de  se  jeter  dans  la 
mer,  deus  cents  lieues  plus  loin,  eu  face  de  l'île  de  Vancouver.  La 
vallée  du  Frazer  était  inondée,  et  des  deux  côtés  les  eaux  battaient 
le  pied  de  la  montagne.  Trois  jours  durant,  il  fallut  marcher  dans 
le  lit  du  fleuve.  Tantôt  les  chevaux  de  bât  voulaient  gagner  la  terre 
ferme,  glissaient  et  retombaient  en  arrière,  tantôt  ils  se  lîûssaient 
entraîner  par  le  courant.  La  fatigue  fut  extrême.  Les  provisions 
furent  mouillées,  et  l'on  perdit  le  cheval  qui  portait  la  pondre. 
Enfin  la  rive  devint  praticable,  et  le  17  juillet,  treiie  jours  après  le. 
départ  de  Jasper,  on  atteignit  la  Cache  de  la  Tf le  Jaune. 

La  Cache  de  la  THe  jaune  est  une  vallée  de  cinq  ou  six  lieues  de 
long  et  d'une  ou  deux  lieues  de  large  qu'entourent  de  tous  côtés 
des  pics  couverts  de  neige.  Elle  s'étend  du  nord  au  sud;  le  long  de 
l'extrémité  nord  coule  le  Frazer,  et  au  sud  s'avancent  les  premiers 
mamelons  de  la  ligne  de  montagnes  dont  le  sommet  est  le  point 
de  partage  entre  les  eauï  de  la  Columbia  et  les  eaux  du  Thompson. 
A  en  croire  les  appréciations  géographiques  de  nos  voyageurs,  la 
Cache  de  la  Télé  Jaune  serait  le  centre  et  pour  ainsi  dire  le  noyan 
creux  de  tout  le  système  de  montagnes  de  la  Colombie  anglaise  et 
de  rOrégon.  Au  point  de  vue  de  leur  situation  personnelle,  c'était  ■ 
comme  une  de  ces  fossés  où  se  prennent  les  animaux  de  la  forêl. 
Une  fois  tombé  dans  la  Cache  de  la  Télé  Jaune,  on  ne  savait  com- 
ment en  sortir.  11  y  avait  bien  deux  familles  d'Indiens  jetées  là  par 
des  circonstances  dont  elles  avaient  perdu  la  mémoire;  mais  quel  £6- 
cours  pouvaient  donner  ces  malheureux,  abrutis  par  la  misère  et  par 
l'ignoranceï  Leur  unique  nourriture  était  pour  le  moment  de  pe- 
tites poires  sauvages  de  la  grosseur  du  fruit  du  cormier.  Ils  avaient 
entendu  parler  de  terrains  où  l'on  trouve  de  l'or;  ils  croyaient  que 
le  Cariboo  devait  être  à  six  journées  de  marche  et  le  fort  Kamloop 
à  dix  ;  mais  ils  n'avaient  jamais  fait  la  route,  et  la  supposaient  très 
difficile.  Ils  ne  savaient  qu'une  chose,  c'est  qu'il  serait  insensé  de 
se  livrer  sur  un  radeau  aux  rapides  du  Frazer.  On  n'était  déjà  plus 
en  état  de  retourner  en  arrière.  Les  chevaux  avaient  perdu  leur 
vigueur,  les  provisions  faisaient  défaut.  Il  n'y  avait  qu'une  chose 
à  faire,  retrouver  et  suivre  la  route  tracée  par  les  émigrans  l'année 
précédente.  Peut-être  ainsi  arriverait-on  au  Cariboo. 


vGoot^lc 


LE  TERDITOIRE   DE   ti  BAIE   d'hUDSOK.  S39 

Après  trois  jours  de  repos,  on  se  met  à  la  recherche  du  sentier 
des  émigrans.  On  le  découvre,  on  le  suit  à  la  piste  sous  la  con- 
duite de  rAssiniboioe,  dont  la  sagacité  n'est  jamais  en  défaut,  et 
dont  \e  courage  est  en  maintes  occasions  le  satut  de  ia  troupe.  On 
ne  choisit  pas  sa  direction;  on  gravit  les  montagnes,  on  descend 
dans  les  vallées  sur  les  traces  d'inconnus  qui  eux-  mêmes  allaient  à 
l'aTenlure.  On  traverse  les  rivières  qu'ils  ont  traversées;  on  fait  des 
radeaux  là  où  ils  en  ont  fait;  on  passe  sur  les  digues  construites  par 
les  castors  quand  ils  y  ont  passé.  Cela  dure  six  jours.  Les  provi- 
Mons  s'épuisent;  mais  une  chose  rassure,  le  sentier  va  toujours  vers 
l'ouest,  c'est-à-dire  dans  la  direction  du  Cariboo.  Tout  à  coup  le 
sentier  lînit  an  pted  de  rochers  à  pic,  et  les  traces  disparaissent. 
Évidemment  les  émigrans  ont  été  rebutés  par  les  difTicultés  de  la 
roate,  ils  ont  désespéré  d'atteindre  le  Cariboo.  Dans  ce  caa,  ils  se 
sont  rabattus  vers  le  sud  pour  se  diriger  sur  Kamloop.  La  présomp- 
tion est  justifiée;  à  une  lieue  en  arrière,  on  retrouve  un  nouveau 
sentier  dont  la  direction  est  au  sud.  On  le  suit  quatre  jours,  et  le 
diiième  jour  depuis  le  départ  de  la  Cache  de  la  Tête  jaune  on  ar- 
rive à  un  camp  couvert  de  copeaux,  de  débris  de  selles  et  d'osse- 
mens  d'animaux.  Sur  un  arbre  dont  l'écorce  a  été  enlevée  est  écrit 
au  crayon  :  h  camp  du  massacre  des  bestiaux  des  émigrans.  »  Il 
n'y  a  pas  d'illusion  à  se  faire,  les  émigrans,  après  avoir  désespéré 
d'atteindre  le  Cariboo,  ont" désespéré  d'atteindre  Kamloop  par  terre. 
Ils  ont  construit  des  radeaux  et  ont  pris  le  parti  d'aller  où  le  cou- 
rant de  la  rivière  les  conduirait.  Que  faireT  On  est  sans  outils,  on 
n'a  plas  que  pour  trois  jours  de  vivres.  Si  l'on  abandonne  ses  che- 
Taux,  on  abandonne  en  même  temps  la  dernière  ressource  qu'on 
ait  pour  se  nourrir.  D'un  autre  côté,  comment  trois  hommes,  une 
femme,  un  enfant  et  un  vieillard,  avec  une  seule  cognée,  pourront- 
ils  s'onvrir  une  route  dans  la  forêt,  quand  soixante  émigrans  va- 
lides et  munis  de  haches  y  ont  renoncé?  Itf.  Cheadie  va  en  recon- 
naissance. La  forêt  lui  parait  impraticable.  On  ne  se  tient  pas  pour 
battu.  L'Assiniboine  part  à  son  tour.  Il  a  gravi  le  sommet  d'un  pie; 
de  là  il  n'a  aperçu  dans  toutes  les  directions  que  les  ondulations 
d'une  forêt  sans  clairières.  Toutefois  il  lui  a  semblé  que  les  mon- 
tagnes s'abaissaient  vers  le  sud  et  qu'il  y  avait  de  ce  côté  moins  de 
pics  couverts  de  neige.  Il  rapporte  sur  son  dos  un  jeune  ours  qu'il 
vient  de  tuer.  On  mange  de  la  viande  fraîche  pour  la  première  fois 
depuis  le  départ  de  Jasper,  et  à  la  fin  du  repas  l'ASsiniboine  dit  en 
français  ;  u  Nous  arriverons  !  n 

Ici  commence  une  lutte  contre  l'inconnu  dont  les  acteurs  ne  peu- 
vent prévoir  la  durée  et  dont  l'issue  est  la  vie  ou  la  mort.  On  ignore 
tout.  On  ne  sait  pas  si  la  carte  qu'on  a  marque  exactement  la  po- 
rtion relative  de  la  Cache  de  la  Tête  jaune  et  de  Kamloop.  On  ne 


ivGoo'îlc 


'2k0  flEVLli    Dti    DUUX    MO«DLli. 

sait  pas  si  la  rivière  que  l'on  appelle  le  Thompson  est  ea  réalité  le 
Thompson.  La  forêt  permeltra-t-elle  longtemps  de  tracer  un  sentier 
où  les  chevaux  puissent  passer?  On  n'a  plus  que  quelques  coups  à 
tirer.  Que  deviendra-t-on,  s'il  faut  abandonner  les  chevaux?  Que 
deviendra-t-on,  si  la  seule  cognée  qu'on  possède  vient  à  s'émous- 
ser?  L'Assiniboine  prend  la  lèle  de  la  troupe,  il  ouvre  un  sentier  à 
coups  de  cognée.  Après  trois  jours  d'un  travail  acharné,  son  bras 
s'enlle;  il  devient  impuissant  et  tombe  à  l'arrière- garde.  Cbeadle 
prend  sa  place;  après  lui,  Milton;  après  Mitton,  M""  Assiniboine.  An 
bout  de  huit  jours,  tous  sont  rendus  de  fatigue;  ib  prennent  un  jour 
de  repos  et  se  décident  à  tuer  un  cbevaJ.  Pendant  qu'on  se  repose 
et  qu'on  raccommode  les  mocassins  déchirés,  l'Assiniboine,  qui  avait 
été  rôder  dans  l'espérance  de  découvrir  quelques  traces  de  gibier, 
rencontre  le  corps  d'un  Indien  mort,  —  mort  sans  doute  de  lâioi. 
A  côté  du  corps  étaient  une  hache  et  un  sac  renfermant  trois  hame- 
çons. La  leçon  était  terrible,  et  le  secours  inespéré.  On  avait  une 
seconde  cognée,  et  l'on  pouvait,  en  tendant  une  ligne  de  food 
chaque  nuit,  prendre  des  truites;  mais  les  borda  à  pic  d'une  rivière 
de  montagne  sont  incessamment  coupés  par  les  ravines  des  lor- 
rens  qui  s'y  jettent,  et  malgré  la  possibilité  de  travailler  deux  à  la 
fois  il  devient  chaque  jour  plus  diflicile  d'avancer.  Les  bras  n'avaient 
plus  la  même  force,  les  mocassins  étaient  usés,  les  vëtemens  tom- 
baient en  lambeaux.  On  était  nu-pieds,  nu-jambes,  et  les  chevaux 
portaient  sur  des  jambes  endées  des  corps  de  squelettes.  Au  cora- 
mencement,  on  avait  fait  en  moyenne  deux  lieues  par  jour,  et  l'on 
était  tombé  successivement  à  des  journées  d'une  demi-lieue.  Une 
seconde  halte  d'un  jour  fut  décidée,  et  l'on  tua  un  second  cheval.  La 
maigreur  du  pauvre  animal  était  si  grande  qu'après  le  premier  re- 
pas il  ne  restait  que  quatorze  livres  de  viande.  Heureusement  on 
rencontra  un  poic-épic,  et  les  deux  Assiniboine,  le  père  et  le  fils, 
abattirent  à  coups  de  pierres  quelques  oiseaux  branches.  Chaque 
jour  cependant  la  forôt  devient  moius  sombre.  Des  framboises  sau- 
vages et  d'autres  baies  couvrent  les  buissons;  on  trompe  la  faiio 
en  les  mangeant.  On  fait  du  thé  à  la  mode  des  Indiens  avec  des 
fleurs  sauvages,  et  comme  eux  on  fume  l'écorce  aromatique  du  dog- 
wood.  Les  difficultés  ont  diminué,  mais  les  forces  aussi.  On  est  au 
vingtième  jour  depuis  qu'il  a  fallu  s'ouvrir  un  chemin  dans  la  forêt 
L'Assiniboine  s'est  fendu  le  pied  contre  un  rocher,  il  perd  courage; 
il  fait  camp  à  part  avec  sa  femme  et  sou  fils,  il  invi^ctive  les  An- 
glais, il  leur  déclare  qu'il  renonce  à  les  sauver,  et  qu'il  est  résolu 
à  déserter  le  lendemain  matin.  Le  lendemain  arrivé,  sans  dire  un 
mot,  lord  Milion  et  M.  Cbeadle  selletii  les  chevaux  et  essaient  de 
leur  faire  traverser  un  coui-s  d'eau.  La  tentative  est  vaine;  les  che- 
vaux s'empêtrent  daus  la  vase,  se  heurtent  contre  les  bois  flottés, 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


LE   TERBITOIRE    DE   LA   BAIE   D  aUDSONt  2A1 

et  oe  peuvent  gravir  la  rive  opposée.  Ua  sentiment  chevaleresque 
s'empare  de  l'AssiDiboine  :  il  arrive  au  secours,  dépêtre  les  che- 
nnx,  et  prend  de  nouveau  la  tête  de  la  troupe.  Le  jour  suivant, 
avec  la  sagacité  d'un  demi-sang  canadien,  il  découvre  des  traces 
de  la  présence  de  l'homme  ;  l'année  précédente,  des  bouts  de  bran- 
ches ont  été  coupés  au  couteau.  Bientôt  c'est  un  sentier,  un  sentier 
véritable;  il  semble  disparaître,  on  le  retrouve.  La  forêt  s'ouvre,  elle 
(ait  place  à  une  prairie,  et  tous  se  jettent  à  terre  pour  regarder  le 
soleil  et  respirer  à  l'aise.  Le  sentier  devient  plus  frayé;  on  distingue 
des  pas  de  chevaux,  et  le  vingt-quatrième  jour  quelques  Indiens  se 
présentent.  On  leur  fait  comprendre  par  signes  qu'on  a  faim  :  ils  ap- 
portent des  pommes  de  terre  qu'on  mange  d'abord  crues.  On  donne 
ce  que  l'on  a  pour  avoir  des  vivres  :  lord  Mîltoa  sa  selle,  le  vieux 
professeur  son  gilet.  M**  Assiniboine  sa  chemise.  Le  mot  Kamloop 
leur  est  connu;  un  Indien  marche  rapidement  et  se  couche  quatre 
fois  pour  iodiquer  qu'on  est  à  quatre  journées  de  Kamloop.  Avec 
l'aide  des  Indiens,  on  passe  le  Thompson,  on  arrive  au  fort;  on 
est  accueiUi  par  les  agens  de  la  compagnie ,  on  mange,  on  se  re- 
pose, on  se  lave  et  on  s'habille.  Il  y  avait  cinquante-quatre  jours 
qu'on  était  parti  de  Jasper-House,  trente-huit  qu'on  avait  quitté  la 
Cachette  la  Tête  jaune;  pendant  vingt-quatre  jours,  on  avait  erré 
dans  la  forêt  sans  aucun  sentier  pour  diriger  sa  marche. 

Si  on  avait  laissé  la  disette  à  la  mùson  Jasper,  on  trouva  l'a- 
bondance au  fort  Kamloop.  L'habile  Compagnie  de  la  baie  d'Hud- 
900,  à  la  nouvelle  de  la  découverte  de  mines  d'or  dan  t  la  Colombie 
anglaise,  comprit  que  de  toutes  les  spéculations  la  meilleure  serait 
de  fournir  des  vivres  et  des  moyens  de  transport  aux  mineurs,  et 
elle  profita  des  prairies  qui  entourent  Kamloop  pour  y  entretenir 
d'immenses  troupeaux  de  chevaux  et  de  bceu&.  D'ailleurs  ce  qui 
bit  i'éloignement,  c'est  la  distance  de  la  mer  :  à  l'est  des  Monta- 
gnes-Rocheuses, les  derniers  forts  de  la  Compagnie  de  la  baie 
d'Hudson  sont  à  plus  de  1,000  lieues  de  l'Atlantique;  à  l'ouest  de 
ces  mêmes  montagnes,  Kamloop  n'est  qu'à  80  lieues  du  Pacifique, 
et  touche  presque  à  la  grande  communication  fluviale  de  la  Colom- 
We  anglaise,  le  Bas-Frazer.  On  va  en  quelques  jours  à  cheval,  par 
une  route  à  moitié  iaàle  et  à  moitié  en  cours  d'exécution,  de  Kam- 
loop à  Yale,  petite  ville  charmante  sur  le  Frazer,  qui  est  le  point 
de  départ  des  bateaux  à  vapeur,  et  où  l'on  arrive  en  traversant  la 
rivière  sur  un  pont  en  fil  de  fer.  Un  bateau  vous  conduit  dans  la 
joamée  de  Yale  à  New-  Westminster,  capitale  nominale  de  la  Co- 
lombie anglaise.  Le  lendemûn,  si  vous  le  voulez,  un  autre  bateau 
k  vapeur  vous  conduira  de  New -Westminster  à  Port-Esquimalt  et 
à  Victoria  dans  l'Ile  de  Vaùcouver,  c'est-à-dire  au  chef-lieu  de  la 

tmia  uiu.  —  1867.  10 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


2&2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Station  anglaise  dans  le  Pacifique  et  à  la  capitale  commerciale  de 
toutes  les  possessions  britanniques  dans  cette  mer. 

La  civilisation,  sous  les  traits  d'un  garçon  d'auberge,  fît  maa- 
vaise  mine  à  nos  voyageurs  la  première  fois  qu'ils  se  trouvèrent  en 
contact  avec  elle  depuis  leur  vie  sauvage.  En  arrivant  à  Victoria  pir 
le  paquebot  de  New- Westminster,  lord  Miltoo  s'était  rendu  à  l'hA- 
tel  à  la  mode  en  compagnie  de  M.  et  de  M"'  Assiniboine;  on  ternit 
à  la  porte,  lui  et  sa  société.  «  Nous  n'étions  pas  des  gens  respefr* 
tables,  »  c'est-à-dire  que  nous  n'avions  pas  l'air  de  gens  ridies, 
ajoute  philosophiquement  lord  Milton.  On  le  croira  sans  peine,  car, 
sans  parler  des  trois  Assiniboine,  qui  devaient  être  singuliferement 
vêtus,  lord  Milton  et  M.  Cbeadle  portaient  des  pantalons  et  des  mo- 
cassins tirés  des  magasins  de  la  compagnie  à  Kamloop.  Aus^,  dès 
le  lesdemain,  vont-ils  chez  un  tailleur  se  faire  habiller  de  la  tête 
aux  pieds  à  la  dernière  mode  de  Vancouver,  et  achètent-ils  des  che- 
mises,  des  bottes,  tout  ce  qui  fait  un  homme  respectable.  Ce  devoir 
accompli  envers  eux-mêmes,  ils  veulent  Initier  leurs  amis  indiens 
aux  merveilles  de  la  civilisation.  Ils  promènent  M.  et  M"*  Asàni- 
boine  en  calèche  découverte  dans  les  rues  de  Victoiia.  Us  les  con- 
duisent à  Port-Esquimalt,  les  font  monter  à  bord  d'un  vaisseau  de 
ligne,  leur  font  voir  un  canon  Armstrong  et  un  amiral  en  uniforme, 
puis  les  mènent  se  régaler  chez  un  pâtissier.  La  journée  finit  par 
une  soirée  à  l'opéra,  car  Vancouver  a  un  opéra  et,  qui  plus  est,  un 
corps  de  ballet.  Les  mineurs,  chassés  du  Cariboo  par  le  froid  pen^ 
dant  une  partie  de  l'année,  vont  hiverner  à  Victoria  ;  ces  mesâeurs 
goûtent  beaucoup  le  corps  de  ballet,  et  ils  ont  pour  habitude, 
quand  un  acteur  les  a  mis  en  joie,  de  jeter  sur  la  scène  des  poi- 
gnées de  pièces  d'or.  Des  voyageurs  comme  les  nôtres  ne  pouvaient 
être  à  Vancouver  et  ne  pas  aller  au  Cariboo.  Ce  n'était  que  quatre 
cents  lieues,  huit  jours  pour  l'aller  et  huit  jours  pour  le  retnoi- 
Une  partie  de  la  route  pouvait  se  faire  en  bateau  à  vapeur,  une 
autre  en  voiture  publique  à  la  mode  californienne.  Les  quatre  der- 
nières journées  seules  étaient  difiiciles;  il  fallait  aller  à  pied  par 
des  sentiers  de  montagnes  que  la  neige  commençait  à  couvrir.  Lord 
Milton  et  M.  Cheadle  s'habillent  donc  en  mineurs  comme  ils  s'étalent 
babiUës  en  sauvages;  ils  prennent  le  chapeau  à  fond  plat  et  à  grands 
rebords,  les  bottes  imperméables  qui  montent  jusqu'aux  genoui, 
jettent  sur  leurs  épaules  la  couverture  pliée  en  deux,  et  se  rendent 
i  ces  mines  du  Cariboo,  célèbres  dans  le  monde  entier,  pour  parler 
comme  le  journal  de  Vancouver. 

Que  sont  ces  deux  possessions  anglaises  dans  lesquelles  lord  Mil- 
ton et  M.  Cheadle  viennent  de  s'introduire  par  une  route  si  peu 
fréquentée?  11  y  a  quinze  ans,  elles  n'avaient  pas  de  nom  officiel; 


D,ptizedOyGoO<^lc 


LE  TERRITOIRE   DE   LA   BAIE   d'hUDSOK.  2&3 

on  les  appelait  tout  simplement  les  territoires  de  la  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson  à  l'ouest  des  Montagnes- Rocheuses;  aujourd'hui 
elles  se  prétendent  les  rivales  de  la  puissance  américaine  dans  le 
Pacifique.  L'Ile  de  Vancouver,  qui  s'étend  en  face  dn  continent 
américain  sur  nne  longueur  de  plus  de  cent  lieues ,  colonie  sans 
colons,  d'une  fertilité  médiocre  et  d'un  climat  maussade,  possède 
en  revanche  Port- Esqui  malt,  le  plus  beau  port  du  Pacifique  pour 
les  navires  d'un  grand  tirant  d'eau,  et  ta  ville  de  Victoria,  qui 
doit  à  la  franchise  de  son  port,  situé  en  face  de  l'embouchure  du 
Fraier,  et  à  l'extrême  diflicnlté  de  traverser  la  barre  de  ce  fleuve, 
d'être  devenue  l'entrepôt  commercial  de  la  Colombie  anglaise.  A  l'a- 
Tantage  d'être  le  chef-lieu  d'une  station  navale  et  l'entrepôt  d'une 
grande  colonie,  l'île  de  Vancouver  joint  un  privilège  naturel  :  elle 
contient  des  mines  de  charbon  de  terre  d'une  qualité  médiocre,  mais 
i'atffi  importance  considérable,  car  presque  tous  les  charbons  con- 
sommés dans  le  Pacifique  viennent  d'Europe  et  ont  dû  doubler  le 
cap  Horn.  Vancouver  est  donc  une  position  militaire  et  commerciale 
agressive  à  l'égard  des  États-Dnis  et  défensive  en  ce  qui  touche  la 
Colombie  anglaise.  Pendant  l'hiver,  quand  les  mineurs  descendent 
dn  Cariboo,  Victoria  devient  une  ville  de  mineurs.  Pendant  l'été, 
c'est  une  ville  coloniale  comme  toutes  les  villes  coloniales  anglais 
ses;  mais,  dès  qu'on  a  franchi  la  barre  du  Frazer,  on  entre  dans  un 
monde  différent.  Ce  qui  a  fait  sortir  ce  pays  de  son  obscurité,  c'est 
la  découverte  de  sables  aurifères  dans  le  Frazer,  c'est  surtout  celle 
d'un  gisement  aurifère  au  Cariboo,  plus  riche  qu'aucun  de  ceux  de 
la  Californie.  A  cette  nouvelle,  des  masses  de  mineurs  californiens 
se  sont  précipités  sur  la  Colombie  anglaise.  Sur  les  bords  du 
Frazer,  tout  est  californien,  mœurs,  costume,  langage.  On  y  parle 
cet  argot  des  mines  qui  a  en  l'honneur  de  supplanter  dans  les 
salons  de  l'Angleterre  l'argot  des  courses.  Là  comme  en  Califor- 
me,  ce  qui  blesse,  c'est  le  contraste  entre  la  beauté  des  machines 
et  la  dégradation  des  hommes,  entre  la  rudesse  et  la  prodigalité. 
On  couche  sur  la  terre  nue,  on  est  couvert  de  vêtemens  sordides, 
et  l'on  jouera  aux  quilles  avec  des  bouteilles  de  vin  de  Champagne 
pooT  s'amuser  à  voir  la  liqueur  se  répandre  inutilement  à  terre. 
Dne  seule  chose  relève  de  l'abjection.  L'ivresse  de  l'or  donne  à  ces 
hommes  une  intrépidité  qui  en  ferait  des  héros,  si  trop  souvent  elle 
n'étouffait  tous  les  sentimens  généreux.  Il  y  a  toutefois  des  dif- 
férences entre  la  Colombie  anglaise  et  la  Californie.  Tandis  que 
dans  ce  dernier  pays  la  colonisation  agricole  a  marché  de  front 
avec  l'exploitation  des  terrains  aurifères,  ici  le  travail  des  mines 
emploie  tous  les  bras.  Les  vivres  qui  se  consomment  au  Cariboo 
viennent  de  l'Orégon  et  de  Sao-Francîsco,  et  l'or  qu'on  en  retire, 
après  la  dîme  prélevée  par  les  détalllans,  tombe  dans  les  colîres 


jOO'^Ic 


2aA  «evtiE  DES  deux  mondes. 

des  négocians  américains.  Les  États-Unis  sont  la  mère-patrie 

commerciale  de  cette  coloaie  angl^se. 

111. 

Nous  ne  suivrons  pas  nos  deux  voyageurs  dans  leur  expédition 
du  Cariboo,  où  ils  vont  faire  conDaîssance  avec  le  cock-tatl  et  avec 
tous  les  mélanges  d'alcool  et  d'épices  en  usage  parmi  les  mineurs. 
L'intérêt  de  cette  partie  du  voyage  se  résume  dans  deux  ou  trois 
anecdotes  d'un  caractère  sombre.  Des  deux  mineurs  qui  ont  décou- 
vert le  plus  riche  des  glsemens  aurifères,  l'un  est  mort  de  faim  dans 
la  forêt,  l'autre  est  devenu  paralytique  et  demande  l'aumône  à  Vic- 
toria. Une  partie  des  soixante  émigrans  qui  avûent  précédé  lord 
MiltOD  et  M.  Cheadle  à  la  Cache  de  la  Tête  jaune  a  péri  dans  les 
rapides  du  Thompson.  Les  cinq  mineurs  qui  s'étaient  livrés  an 
Frazer  ont  eu  également  leur  canot  renversé  dans  un  rapide.  Ils  se 
sauvèrent  à  la  nage,  et  âeux  d'entre  eux,  après  des  fatigues  inouies, 
parvinrent  à  atteindre  le  fort  Sùnt-George,  situé  au  coude  septen- 
trional du  Frazer.  Une  troupe  d'Indiens  fut  envoyée  à  la  recherche 
des  trois  autres;  quand  elle  les  retrouva,  il  n'en  restait  que  deux 
enfouis  dans  la  neige  jusqu'au  milieu  du  corps,  devenus  fous  et 
dévorant  les  restes  sanglaos  du  camarade  qu'ils  avaient  tué.  Puis- 
que nous  ne  courons  pas  k  la  recherche  de  l'or,  écartons  nos  re- 
gards de  ces  lieux  de  débauche,  d'avarice  et  de  souflraoce. 

11  y  a  dans  le  livre  de  lord  Milton  et  de  M.  Cheadle  une  lacune 
qu'il  faut  combler.  S'ils  intitulent  leur  voyage  «  passage  du  nord- 
ouest  par  terre,  »  comme  on  appelle  «  passage  du  nord-ouest  par 
mer  »  les  voyages  des  plus  grands  navigateurs,  ils  oublient  de  dire 
pour  quelle  raison,  d'un  bout  de  l'Amérique  à  l'autre,  on  demande 
un  chemin  de  fer,  une  route  de  terre  qui  relie  la  Colombie  anglaise 
au  Canada  &  travers  les  possessions  de  la  Compagnie  de  la  bùe 
d'Hudson.  Pour  les  territoires  anglais  de  l'Amérique  du  Nord, 
la  question  des  routes  est  la  plus  importante  de  toutes;  couaidé- 
rabte  en  elle-même,  elle  est  aggravée  par  la  concurrence  des  che- 
mins américains.  Ce  qui  n'est  a\ijourd'hui  qu'un  intérêt  de  com- 
merce et  d'agriculture  deviendra  une  arme  irrésistible  dans  le 
conflit  qui  se  prépare  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis,  car,  du 
détroit  de  Fuca  dans  le  Pacifique  à  l'embouchure  du  Saint-Laurent 
dans  l'Atlantique,  la  frontière  des  États-Unis  longe  les  possessicos 
britanniques.  Essayons  donc  de  donner  au  voyage  que  nous  venons 
d'analyser  la  conclusion  qui  lui  manque.  Pour  plus  de  clarté,  nous 
exposerons  séparément  ce  qui  touche  la  Colombie  anglaise,  le  Ca- 
nada et  le  territoire  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson. 
Les  sources  de  l'or,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  n'ont  pas  encore 


tE  TEBBITOIBE   DE   U   BAIE    D'HDDSON.  2&5 

été  troQTées.  Les  dépôts  de  sables  aurifères  d'une  richesse  considé- 
rable sont  rares  et  occupeut  une  très  petite  étendue;  on  n'évalue  pas 
à  ane  superficie  de  plus  de  deux  hectares  la  partie  rraîment  riche  du 
Cariboo.  11  semble  que  tôt  ou  tard  toutes  les  colonies  aurifères  doi- 
vent  arriver,  quant  à  la  richesse  métallique,  à  une  situaUon  k  peu 
près  semblable.  Ce  sera  donc  en  définitive  le  haut  prix  ou  le  bas 
prix  de  la  main-d'œuvre  qui  décidera  de  la  prospérité  de  ces  colo- 
nies. Or  le  Cariboo  est  le  lieu  du  monde  où  la  main-d'œuvre  est  le 
plus  chère,  parce  qu'il  est  celui  où  le  prix  des  subsistances  est  le 
plus  élevé.  Jusqu'à  présent,  toutes  les  tentatives  de  colonisation 
agricole  ont  échoué  dans  la  Colombie  anglaise;  la  population  n'est 
composée  que  de  mineurs  et  de  marchands.  Il  faut  cinq  mois  pour 
venir  d'Europe  en  doublant  le  cap  Hom;  il  faut  dépenser  2,500  fr. 
par  tête,  si  l'on  prend  la  voie  de  Panama.  Une  si  longue  traversée, 
une  dépense  si  considérable,  éloignent  le  colon  agricole.  Si  on  ne 
tui  ouvre  point  un  chemin,  si  la  Colombie  anglaise  continue  à  tirer 
ses  vivres  de  l'Orégon  et  de  la  Californie,  si  le  prix  des  subsis- 
tances reste  le  même  au  Cariboo,  tandis  que  la  valeur  des  sables 
aurifères  ira  en  diminuant,  on  verra  une  colonie  pleine  d'avenir  s'af- 
fiûsser  tout  d'un  coup,  comme  elle  s'est  élevée.  Comment,  ajou- 
tent les  colons  de  la  Colombie,  le  gouvernement  anglais  laisse-l-il 
prendre  partout  l'avance  aux  États-Unis?  Les  États-Unis  ont  déjà 
créé  trob  routes  de  terre  qui  relient  la  Californie  au  Mississipi. 
Chacune  de  ces  routes  est  parcourue  par  des  voitures  publiques  en- 
tretenues aux  frais  du  gouvernement  central.  Pour  que  le  voyageur 
ne  soit  pas  exploité,  le  congrès  a  Tué  lui-même  le  prix  des  places 
et  le  prix  des  repas;  pour  ménager  sa  fatigue,  le  congrès  lui  a 
donné  le  droit  de  s'arrêter  quand  il  lui  plairait  et  de  reprendre  sa 
place  dans  la  diligence  suivante.  Des  relais  de  chevaux  sont  préparés 
pour  les  voitures  publiques.  Des  dépôts  d'eau  et  de  fourrage  ont  été 
placés  dans  les  parties  sablonneuses  de  la  route  pour  les  colons  qui 
vont  à  pied  ou  à  cheval  avec  leurs  familles  et  leurs  bestiaux.  Une 
communication  spéciale  unit  également  aux  états  de  l'est  les  deux 
territoires  du  Washington  et  de  l'Orégon.  Une  route  s'étend  du 
point  où  le  Missouri  cesse  d'être  navigable  au  point  où  commence 
ta  navigation  de  la  Columbia.  Un  chemin  de  fer  conduit  directement 
de  Saint-Joseph,  sur  le  Missouri,  à  New- York.  Un  chemin  de  fer  de 
Samt-Louis  k  San-Francisco  est  en  cours  d'exécution;  le  congrès  a 
accordé  pour  ce  grand  travail  une  subvention  en  argent  de  88,000  fr. 
par  mille  et  une  subvention  en  terres  par  lots  alternatifs  sur  toute 
la  distance  parcourue.  Si  l'on  additionne  tout  ce  que  coûte  au  gou- 
vernement américain  le  service  postal  de  la  Californie,  qui  se  fût  à 
la  fois  par  les  trois  routes  de  terre,  par  l'isthme  de  Panama,  par 
l'isthme  de  Tehuan  epec  et  par  les  paquebots  subventionnés  du  Pa- 


.,.<,c 


246  ,  BEVBE  DES   DEUX  MONDES. 

cifiqae,  on  trouvera  que,  pour  ce  service  seul,  les  États-Dnis  paient 
21  francs  par  tête  de  Californien.  Ce  n'est  pas  tout.  Ud  chemia  de 
fer  subventionné  par  le  congrès  dans  les  mêmes  conditions  que  celui 
de  Californie  unit  ou  unira  bieutAt  la  vallée  du  Mississipi  à  celle  de 
la  Bivière-Iîouge  dans  le  Minnesota.  Un  bateau  améric^n  parcourt 
maintenant  la  Rivière-Rouge  jusqu'au  fort  Garry.  Grâce  à  une  com- 
muoicatioa  non  interrompue  par  bateaux  à  vapeur  et  par  chemins 
de  fer,  le  fort  Garry  et  tous  les  établissemens  anglais  de  la  Rivière- 
Rouge  sont  reliés  aux  États-Unis  et  séparés  du  Canada.  Comme 
de  raison,  aux  désirs  légitimes  et  aux  reproches  fondés  viennent 
se  joindre  les  idées  chimériques.  Le  chemin  de  fer  du  Canada  à  la 
Colombie  anglaise  diminuera  de  plus  de  1,000  lieues  la  distance  de 
l'Europe  à  la  Chine  et  au  Japon.  Toute  la  côte  occidentale  de  l'Amé- 
rique, la  Nouvelle-Zélande,  l'Australie,  les  Indes  elles-mêmes, 
seront  rapprochées  de  l'Angleterre.  Port-Esquimalt  deviendra  le 
port  militaire  le  plus  important  du  monde,  Victoria  le  plus  grand 
entrepôt  commercial...  Comme  de  raison  aussi,  on  ne  tient  pas 
compte  des  diflicultés.  On  ne  se  demande  pas  si  la  rive  septentrio- 
nale du  Lac-Supérieur  est  aussi  peuplée  que  la  vallée  du  Mississipi, 
si  le  fort  William,  à  l'extrémité  du  lac,  peut  rivaliser  avec  une 
ville  comme  Saint-Louis,  si  le  pays  n'est  pas  inhabité  du  Lac-Supé- 
rieur au  Carihoo,  si  les  passes  des  Montagnes-Rocheuses  jusqu'à 
présent  reconnues  praticables  ne  tombent  pas  toutes  sur  la  vallée  de 
la  Columbia,  c'est-à-dire  sur  le  territoire  américain.  -La  Californie, 
qui  est  américaine,  a  des  routes  par  terre;  la  Colombie,  qui  est  an- 
glaise, n'en  a  pas  :  le  gouvernement  anglùs  déserte  donc  l'intérêt 
de  ses  colonies  et  a  perdu  le  sentiment  de  sa  grandeurl 

Dans  tous  les  temps,  les  colons  se  sont  plu  à  croire  la  grandeur 
de  la  métropole  attachée  au  développement  de  la  fortune  person- 
nelle de  chacun  d'eux,  et  l'égoïsme  colonial  a  pris  ici  des  propor- 
tions extraordinaires,  grâce  à  l'essor  rapide  de  la  prospérité  et  k 
l'incertitude  de  l'avenir,  11  est  douteux  que  l'étal  misérable  de  la 
colonisation  agricole  dans  la  Colombie  anglaise  doive  être  attribué 
à  l'absence  des  voies  de  communication  plutôt  qu'au  manque  de 
terrains  propres  à  la  culture,  et  il  est  certain  qu'une  route  de  la 
Colombie  anglaise  au  fort  Garry,  où  viennent  aboutir  les  lignes 
américaines  de  paquebots  et  de  chemins  de  fer,  aurait  pour  pre- 
mier résultat  de  transporter  à  New-York  une  partie  du  commerce 
de  Victoria;  mais,  on  ne  peut  le  nier,  l'Angleterre  ne  fait  pas  pour 
ses  colonies  américaines  ce  que  font  les  États-Unis  pour  leurs  ter- 
ritoires. Si  l'Angleterre  a  changé  sa  politique  coloniale  et  si  eUe  est 
aujourd'hui  ta  plus  libérale  des  mères-patries,  elle  ne  juge  pas  ab- 
solument nécessaire,  parce  qu'elle  a  autrefois  perdu  treize  colonies 
pour  avoir  voulu  les  taxer  an  profit  de  la  métropole,  d'imposer  les 


LE  TEKKITOIBE   DE   LA   BUE  D  HDDSON.  zAv 

babitans  de  la  Grande-Bretagne  au  profit  de  colonies  qui  pourraient 
UD  jour  solder  leur  dette  par  une  déclaration  d'indépendance.  Elle 
pense  avoir  fût  tout  ce  que  les  colonies  ont  le  droit  de  lui  deman- 
der quand  elle  leur  laisse  la  liberté  de  régler  à  leur  gré  leurs  im- 
pôts et  leurs  dépNises,  et  prend  à  sa  charge  toutes  les  dépenses 
qu'elle  appelle  n  impériales,  »  c'est-à-dire  l'entretien  des  forces 
militaires  et  maritimes.  Les  États-  Unis  étendent  plus  loin  leur  sol- 
licitude envers  les  territoires  nouveaux.  Le  gouvernement  central 
fait  des  routes,  construit  des  établissemens  publics,  des  écoles, 
des  bibliothèques,  des  maisons  d'aliénés,  et  rentre  dans  ses  dé- 
boursés par  la  vente  des  terres  mises  en  valeur.  Que  l'Angleterre 
soit  partout  ailleurs  la  plus  habile  des  puissances  colonisatrices, 
sur  le  continent  de  l'Amérique  elle  est  la  puissance  européenne 
en  face  de  la  puissance  américaine,  la  puissance  qui  se  défie  de 
l'avenir  en  face  de  la  puissance  qui  se  fie  &  l'avenir.  Sous  le  rap- 
port géographique,  la  situation  de  l'Angleterre  est  également  infé- 
rieure &  celle  des  États-Dnis.  Ses  possessions  commencent  au  A9*  de- 
gré de  latitude;  au-dessus  du  h^'  degré,  le  nord  ne  saurait  lutter 
contre  le  sud.  Aussi  une  singulière  langueur  s'est-elle  emparée  du 
goaremement  anglais  à  l'endroit  de  ses  possessions  américaines.  A 
l'audace  des  États-Unis  il  oppose  l'inertie,  et  aux  sollicitations  des 
colons  il  répond  par  de  vaines  théories  et  de  vagues  expressions  de 
bienveillance.  M.  Bulwer  écrit  le  30  décembre  1868  au  gouverne- 
ment de  la  Colombie  anglaise  :  «  C'est  par  elles-mêmes  et  par  l'es- 
prit de  sacrifice  que  les  communautés  humaines  s'élèvent  à  une 
grandeur  permanente.  Stimulez  l'amour- propre  des  colons,  afin 
qu'ils  acceptent  les  privations  nécessaires  et  se  soumettent  à  de 
brges  contributions  plutôt  que  de  compter  sur  des  avances  qui  ne 
sont  jamais  remboursées  sans  exciter  des  mécontentemens,  ou  an- 
nulées sans  dommage  pour  la  considération  et  l'honneur.  Lorsque 
le  temps  arrivera  de  donner  à  cette  colonie  des  institutions  repré- 
sentatives, il  faut  qu'elle  ne  soit  embarrassée  par  aucune  dette,  et 
que  les  cotons  aient  prouvé  leur  capacité  &  se  gouverner  eux-mêmes 
par  l'esprit  d'indépendance  qui  repousse  l'aide  étrangère...  »  Le 
4  juin  1S62,  le  duc  de  Newcastle,  successeur  de  M.  Bulwer  au  mi- 
nistère des  colonies,  disait  4  la  chambre  des  lords  :  «  Il  n'est  peut- 
être  pas  impossible  d'établir  une  voie  de  communication  entre  le 
Canada  et  la  Colombie  anglaise;  m^ùs  il  semble  convenable  que 
cette  colonie  fasse  la  dépense  sur  son  territoire,  et  que  de  son  côté 
le  Canada  consente  à  prolonger  la  route  au-delà  du  sien .  »  Le  même 
jour,  le  duc  de  Newcastle  disait  encore  à  la  chambre  des  lords  que 
la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson,  si  on  lui  enlevait  le  Saskat- 
chewan,  renoncerait  à  tous  ses  droits,  et  demanderait  une  indem- 
mlé  de  37,&00,000  francs.  Suivant  lui,  on  ne  peut  faire  une  sem- 


liGoc^lc 


2i8  KEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

blable  proposition  à  la  chambre  des  communes.  Il  ae  saurait  affirmer 
que  le  titre  de  la  compagnie  ait  jamais  été  parfaitemeut  légal;  mats 
il  lui  semble  qu'on  doit  agir  avec  ménagement  avant  de  metti'e  de 
côté  un  privilège  qui  a  deux  cents  ans  d'existence.  On  ne  peut  que 
souscrire  aux  principes  de  M.  Bulwer  et  qu'approuver  les  sentimens 
du  duc  de  Newcastle.  Une  colonie  doit  payer  ses  dépenses  colo- 
niales, et,  si  le  temps  des  monopoles  est  passé,  tout  homme  de 
cœur  doit  hésiter  avant  de  porter  la  main  sur  une  compagnie  dont 
la  chute  sera  le  signal  du  massacre  des  indigènes.  Il  n'en  est  pas 
moins  certain  que  le  jour  où  l'Angleterre  perdra  ses  possessions 
d'Amérique,  ce  sera  pour  n'avoir  pas  su  faire  de  routes. 

Si  nous  passons  maintenant  de  l'ouest  à  l'est  du  continent  améri- 
cain, de  la  colonie  aurifère  à  la  colonie  agricole,  nous  trouverona 
dans  les  belles  et  douces  provinces  du  Canada  le  même  besoin  d'ou- 
vrir des  voies  de  communication.  Au  Canada  comme  dans  la  Co- 
lombie, le  maître  des  routes  sera  le  maître  de  l'avenir.  U  ne  s'agit 
ici  ni  d'une  colonie  de  l'Angleterre  ni  d'un  satellite  des  États-Ums. 
Le  Canada  est  une  province  indépendante  qui  possède  une  indivi- 
dualité propre.  La  population  s'y  est  accrue  comme  aux  Ëtats-Unis, 
et  elle  s'y  est  accrue  par  les  mêmes  causes  et  les  mêmes  moyens. 
Depuis  le  commencement  du  siècle,  Québec  a  doublé,  Montréal  a 
triplé,  Saurel,  à  l'embouchure  du  Richelieu,  a  quadruplé.  Toronto 
voit,  tous  les  dix  ou  onze  ans,  doubler  sa  population.  Celle  du  Haut- 
Canada  a  gagné  1,100  pour  100;  elle  a  passé  de  77,000  habitans  à 
près  d'uQ  million.  En  même  temps,  quelle  qu'en  soit  la  cause,  les 
nouveau-venus  conservent  les  traces  de  leur  origine  et  ne  se  mo- 
dèlent pas  sur  un  type  unique.  En  devenant  Canadiens,  ils  restent 
Français,  Anglais,  Écossais,  Irlandais;  ceux-ci  ont  transporté  avec 
eux  leurs  haines  nationales  et  se  plaisent  à  lever  en  face  l'un  de 
l'autre  le  drapeau  orange  et  le  drapeau  vert.  On  est  dans  une 
colonie;  le  pays  est  nouveau,  et  tes  habitans  sont  de  vieille  race. 
Toutefois  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  en  Amérique  tout  le  monde  est 
Américain;  pour  le  Canadien  comme  pour  le  citoyen  des  États-Unis, 
l'Amérique,  c'est  la  jeunesse,  et  l'Europe  la  vieillesse;  l'Amérique, 
c'est  la  force  nouvelle  qui  changera  l'équilibre  du  monde  et  la  so- 
ciété nouvelle  qui  renversera  les  sociétés  anciennes,  hgalement,  au 
nord  comme  au  sud  du  h9'  degré  de  latitude,  l'ouest  l'emporte  sur 
l'est  :  Québec  a  cessé  d'être  la  capitale  du  Canada,  Ottawa  a  pris  sa 
place,  et  l'homme  de  l'ouest  est  celui  qui  mesure  la  puissance  i 
l'audace.  Si  le  Canada  n'a  pas  les  instincts  démocratiques  des  États- 
Unis,  il  admire  ce  gouvernement  qui  s'est  donné  pour  mission  de 
défricher  un  continent,  qui  sillonne  de  chemins  de  fer  les  solitudes 
et  les  déserts.  Avec  sa  vieiUe  population  française,  avec  sa  nouvelle 
population  irlandaise,  avec  sa  population  anglo-saxonne  libre  par 


i;,atizedO¥GoO<^lc 


LE  TEimlTOlnE   DE   LA   BAIE   D'HDDSON.  2A9 

droit  de  naissance,  ayant  les  États-Unis  pour  voisins,  le  Canada 
devait  sortir  de  la  sujétion.  Des  raisons  économiques  que  nous  in- 
diquerons tout  à  l'heure,  de  vieilles  et  de  nouvelles  rivalités,  par- 
dessus tout  un  vif  sentiment  de  l'individualité  canadienne,  l'ont 
empêché  de  chercher  l'union  avec  les  États-Unis.  L'indépendance 
soos  la  souveraineté  nominale  de  l'Angleterre  ménageait  plus  de 
choses  à  la  fois,  et  répondait  mieux  à  la  réalité  des  sentimens  et 
des  situations;  mais  cette  indépendance  est  une  indépendance 
j&touse.  Quand  le  gouvernement  anglais  conseille  d'établir  un  im- 
pôt foncier  pour  subvenir  aux  dépenses  des  travaux  publics,  le 
parlement  canadien  y  substitue  un  droit  de  douane  de  20  pour 
100  sur  les  marchandises  anglaises.  Quand,  au  milieu  de  la  der- 
nière guerre  civile  des  États-Unis,  l'Angleterre  réclame  l'armement 
dn  Canada,  le  parlement  canadien  rejette  le  bill  sur  la  milice.  Au 
contraire  le  protectorat  s'exerce  avec  des  ménagemens  infinis.  Après 
le  rejet  du  bill  sur  la  milice,  après  ce  coup  si  rude  porté  par  le 
Can^a  à  la  politique  de  l'Angleterre,  le  ministre  des  colonies  parle 
ainsi  dans  sa  dépêche  :  <c  Si  j'osais  suggérer  une  opinion  au  gou- 
Teroement  et  au  parlement  canadiens,...  si  je  ne  craignais  de  pa- 
raître intervenir  indûment  dans  les  afîfûres  de  la  province,  j'oserùs 
suggérer,  etc..  n  Ce  qui  donne  aux  rapports  du  Canada  et  du  gou- 
Ternement  anglais  un  air  de  froideur  et  presque  d'hostilité,  c'est 
d'un  cdté  la  conviction  du  Canada  que  l'Angleterre  ne  ferait  pas  la 
gnerreaux  États-Unis  pour  un  intérêt  purement  canadien,  et  de  l'au- 
tre la  pensée  de  l'Angleterre  que  le  Canada  ne  ferait  pas  la  guerre 
SOI  ËtatS'U  DIS  pour  un  intérêt  purement  anglais.  L'union  n'en  est  pas 
moÎDs  solide,  car  ni  le  Canada  ni  l'Angleterre  ne  désirent  la  rompre. 
En  louvoyant  avec  habileté,  le  gouvernement  anglais  peut  vain- 
cre les  susceptibilités  que  provoque  chez  les  Canadiens  la  nou- 
veauté de  l'indépendance.  Peut-il  triompher  également  des  difli- 
cnltés  matérielles  inhérentes  à  la  situation  du  Canada?  Elles  sont 
aussi  simples  à  exposer  que  compliquées  en  elles-mêmes.  La  navi- 
gation du  Saint- Laurent  est  interrompue  chaque  hiver  parles  glaces. 
Alors  Portland,  dans  l'état  du  Maine,  devient  le  port  de  Montréal, 
et\ew-York  celui  de  Toronto.  Pendant  quatre  mois,  les  deux  tiers 
des  produits  canadiens  doivent  attendre  ou  passer  par  le  territoire 
des  États-Unis,  D'un  autre  côté,  Chicago,  la  principale  place  de 
commerce  du  nord-ouest  des  États-Unis,  située  à  l'extrémité  mé- 
ridionale du  lac  Michigan,  n'a  ^e  communication  non  interrompue 
avec  la  mer  que  par  les  eaux  canadiennes,  et  plus  loin  par  l'ouest 
les  établîssemens  anglais  de  la  Rivière-Rouge  ne  sont  mis  en  rap- 
port avec  le  reste  du  monde  que  par  les  bateaux  à  vapeur  et  les 
chemins  de  fer  américains.  Aussi  tous  les  travaux  publics  du 
Canada,  projetés,  en  cours  d'exécution  ou  partiellement  achevés, 


jc^lc 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  réffliment,  pour  ainù  dire,  dans  deux  entreprises  :  un  cIiemiD 
de  fer  des  rives  du  lac  Huron  aux  cAtes  de  la  Nouvelle-Ecosse,  tra- 
versant la  presqu'île  caDadieune  et  longeant  le  Saiiit-Laureot;  puis 
un  canal  maritime  qui  tournerait  les  lacs  vers  le  nord  au  moyen 
de  la  rivière  Ottawa  et  du  lac  Nipissing,  et  viendrait  déboucher 
sur  le  lac  Huron  en  diminuant  de  150  lieues  la  distance  de  Chi- 
cago à  la  mer.  Pendant  que  les  esprits  s'échauffent  à  la  pensée  de 
s'enlever  réciproquement  le  transit,  le  commerce  du  Canada  avec 
les  États-Unis  s' accroît  chaque  jour.  Le  voisinage,  le  développement 
de  la  population  des  deux  côtés  des  lacs,  le  besoin  naturel  d'é- 
change entre  les  pays  de  bois  et  les  pays  de  prairies,  vont  bientôt 
le  rendre  égal  ou  supérieur  au  commerce  de  l'ancienne  colonie  avec 
l'anciesne  métropole.  Jusqu'ici,  l'opposition  des  intérêts  n'a  pas 
moins  que  l'antagonisme  moral  fait  obstacle  aux  pensées  d'union. 
En  qualité  de  pays  agricole  et  de  pays  forestier,  le  Canada  est  pou- 
le libre-échange.  S'il  a  élevé  ses  tarifs  de  douane,  c'est  qu'il  veut 
des  travaux  publics,  et  qu'il  n'admet  pas  la  pensée  d'un  impôt  fon- 
der. Au  point  de  vue  économique,  ses  tendances  étaient  pour  les 
états  du  sud;  il  ne  saurait  accepter  des  tarifs  de  douane  excessifs 
doot  les  recettes  passeraient  dans  le  trésor  fédéral  au  lieu  de  servir 
à  l'achèvement  des  travaux  publics  canadiens.  Dansl'état  présent  de 
ces  travaux,  l'union  avec  les  États-Unis  ferût  perdre  au  Canada  ses 
plus  chères  espérances  économiques.  Cependant  la  force  financière 
fait  défaut.  Ce  sont  des  difficultés  immenses  à  surmonter  :  un  climat 
qui  commande  de  doubler  un  fleuve  par  un  chemin  de  fer  et  de  créer 
des  routes  artificielles  à  côté  des  routes  naturelles,  une  configura^ 
tion  de  territoire  qui,  pour  une  population  de  S  millions  d'habitans, 
vent  des  chemins  de  fer  et  des  canaux  de  500  lieues  de  longuenr. 
Les  Canadiens  sont  trop  braves  pour  se  laisser  vaincre  par  leur  gou- 
vernement ou  par  leur  voisin,  que  ce  gouvernement  soit  l'Angle- 
terre on  ce  voisin  les  États-Unis;  mais  leur  patriotisme  ne  le3.rend 
pas  insensibles  à  la  séduction  des  travaux  publics,  et,  pour  affer- 
DÛr  la  fidélité  du  Canada,  l'Angleterre  ferait  bien  de  subventionner 
plus  de  chemins  de  fer  et  d'envoyer  moins  de  soldats. 

Mus  l'étendue  cultivable  au  Canada  n'est  peut-être  pas  aussi 
conùdérable  qu'on  le  croit  généralement.  Si  du  côté  du  sud  la 
frontière  américaine  serre  de  près  la  vallée  du  Saint-Laurent,  au 
nord  s'élève  la  frontière  de  glaces  du  Labrador.  Que  l'émigration 
se  mûntienne,  il  se  déclarera  bientôt  un  mouvement  semblable  à 
celui  qui,  aux  États-Unis,  a  porté  les  populations  à  se  précipiter 
plus  loin  vers  l'ouest.  L'ouest  du  Haut-Canada,  c'est  le  territoire 
de  la  Compagnie  de  la  bide  d'Hudson,  et  déjà  un  cri  colonial  s'élève 
contre  le  régime  anti-colonial  de  cette  compagnie.  Au  sud  de  la 
Colombie  anglùse,  un  large  espace  de  montagnes  diffîdles  à  ban- 


LE   TERBITOIBE   OE   LA  BAIE   o'qUDSON.  251 

chir  sert  de  frontière.  Au  Canada,  deux  siècles  de  luttes  nationales 
séparent  les  populations.  Du  côté  du  territoire  de  la  Compagnie  de 
la  baie  d'Hudson,  ce  aont  des  plaines  uniforines  et  dépourvues  d'ha- 
bitans.  La  frontière  est  une  frontière  Diatbématique,  un  degré  de 
latitude.  C'est  à  la  fois  le  lieu  où  le  conflit  avec  les  Ëtals-Unis  est 
certain  et  celui  où  les  chances  de  succès  sont  les  plus  faibles  pour 
l'Angleterre.  Toutefois  le  parti  semble  pris  de  ne  rien  faire  comme 
de  laisser  tout  faire.  La  route  américaine  est  achevée;  la  route  an- 
glaise n'est  pas  même  à  l'état  de  projet.  Que  les  événemens  s'ac- 
complissent I 

Par  quel  chemin  la  colonisation  doit-elle  s'avancer  dans  cette 
immense  région  qui  s'étend  du  h9'  degré  de  latitude  aux  glaces  du 
p<de,  et  qui  a  pour  limites  à  l'ouest  les  Montagnes-Rocheuses  et  à 
l'est  les  sables  inféconds  de  la  rive  occidentale  du  Lac-Supérieorî 
Trois  routes  Huviales  aboutissent  au  lac  Winnipeg,  qui  en  forme  le 
centre.  Ce  sont  au  nord  le  Nelson,  qui  se  jette  dans  la  baie  d'Hod- 
son,  au  sud  la  Rivière-Rouge,  qui  offre  à  la  navigation  un  parcours 
de  360  lieues,  en  partie  sur  le  territoire  américain  et  en  partie  sur 
le  territoire  anglais,  à  l'ouest  enûn  les  deux  Saskatchewan,  qui  peu- 
vent porter  des  bateaux  à  vapeur  jusqu'au  pied  des  Montagnes- 
Rodieuses.  De  la  préférence  accordée  à  l'une  des  deux  premières 
routes  dépendra  la  direction  du  courant  d'émigrans  qui  peuplera 
les  contrées  que  traversent  ces  puissans  cours  d'eau.  Les  Américains 
ont  compris  toute  l'importance  de  la  route  du  sud,  qui  vient  de  chei 
eax.  La  chambre  de  commerce  de  New-York  écrit,  comme  s'il  s'a- 
gissut  de  terres  appartenant  déjà  aux  États-Unis  :  «  11  existe  au 
coeur  de  l'Amérique  du  Nord  une  subdivision  dont  le  lac  Winnipeg 
peut  être  considéré  comme  le  centre.  Cette  subdivision  est,  comme 
la  vallée  du  Mississipi,  remarquable  par  la  fertilité  du  sol,  par  la 
douce  ondulation  des  plaines  et  par  la  longueur  des  rivières  propres 
à  la  navigation  à  vapeur.  Le  climat  n'y  dépasse  point  en  sévérité 
celui  du  Canada  et  des  états  de  l'est.  Aucun  lieu  n'est  plus  propre 
à  devenir  le  séjour  de  communautés  nombreuses,  courageuses  et 
prospères.  L'étendue  culUvable  est  égale  à  celte  de  huit  ou  dix  états 
américains  de  première  classe.  La  grande  rivière  du  Saskatchewan 
est  navigable  jusqu'à  la  base  des  Montagnes-Rocheuses.  Il  n'est 
pas  du  tout  improbable  que  la  vallée  de  cette  rivière  n'oOre  le 
meilleur  parcours  pour  un  chemin  de  fer  allant  au  Pacirique.  Les 
eaux  navigables  de  cette  grande  subdivision  se  relient  avec  celles 
du  Mississipi.  La  Rivière-Rouge  du  nord,  qui  se  jette  dans  le  lac 
Winnipeg,  donne  du  nord  au  sud  une  navigation  de  près  de 
800  milles.  La  Rivière-Rouge  est  une  des  rivières  du  monde  les  mieux 
appropriées  à  la  navigation  à  vapeur,  et  elle  arrose  une  des  plus 
belles  régions  de  ce  continent.  Entre  le  lieu  où  elle  coaunence  &  de- 


ivCoc^lc 


262  BETL'E   DUS   DEUX   MONDES. 

venir  Davigable  et  Saint-Paul,  sur  le  Mïa^ssipi,  U  y  a  un  cbemio 
de  fer  en  voie  de  construction.  Quand  cette  route  sera  achevée,  une 
nouvelle  grande  subdivision  du  continent  anaéricain,  comprenant 
un  demi-million  de  milles  carrés,  sera  ouverte  à  la  civilisation.  »  Un 
agent  américain ,  envoyé  par  le  gouvernement  du  Minnesota  pour 
reconnaître  la  valeur  réelle  du  pays  de  la  Rivîëre-Rouge  et  du 
Saskatchewan ,  termine  ainsi  son  rapport  :  «  En  résumé,  c'est  un 
pays  digne  qu'on  lutte  pour  l'obtenir  [a  country  worth  fighling 
for),  et  je  suis  heureux  d'avoir  à  rappeler  le  concours  rapide  des 
évéaemens,  qui  montrent  que  la  frontière,  qui  jusqu'ici  s'arrêtait 
aux  sources  du  Saint-Laurent  et  du  Mîssissipi,  va  bientôt  être  re- 
culée par  la  marche  de  la  civilisation  anglo-sasonne.  h 

Malheureusement  pour  l'Angleterre,  l'extrémité  occidentale  du 
Lac-Supérieur  est  ud  mauvais  point  de  départ.  Le  véritable  colon 
s'avance  avec  ses  chevaux,  ses  bestiaux,  ses  voitures  et  ses  outils; 
il  apporte  avec  lui  tout  le  matériel  de  l'agriculture  et  féconde  la 
terre.  Une  avant-garde  de  pionniers  a  besoÎD  d'être  soutenue  par 
des  renforts  successifs.  Tous  les  étabtissemens  qui,  une  fois  formés, 
ont  été  laissés  à  eux-mêmes,  ont  vite  perdu  de  leur  importance;  on 
en  a  pour  preuve  la  colonie  fondée  au  commencement  de  ce  siècle 
par  lord  Selkirk,  dont  elle  porte  encore  le  nom,  et  les  autres  éta- 
blissemens  de  la  Rivière-Rouge,  qui  sont  restés  stationnaires,  tandis 
que  tout  grandissfdt  au  sud  et  à  l'est.  Malheureusement  aussi  la 
navigation  de  la  baie  d'Hudson  est  très  difficile;  il  faut  remonter 
vers  le  pâle,  doubler  l'énorme  presqu'île  du  Labrador  et  descendre 
ensuite  au  milieu  des  brouillards  et  à  travers  des  montagnes  de 
glaces  flottantes.  Le  ^el^on  est  fermé  par  les  glaces  six  ou  sept  mois 
de  l'année.  A  l'embouchure  du  Saskatchewan  dans  le  lac  Winni- 
peg  s'amoncellent  des  glaces  qui  ne  fondent  qu'à  la  fia  de  l'été. 
Évidemment  ce  pays  veut  être  colonisé  par  le  sud.  Jusqu'à  présent, 
le  Minnesota  s'est  plus  occupé  d'attirer  sur  son  territoire  le  tran- 
sit anglais  que  de  s'emparer  des  terres  anglaises;  mais  la  popula- 
tion du  Minnesota  double  tous  les  deux  ans,  le  cadastre  des  terres 
fédérales  vient  d'atteindre  la  Rivière-Rouge.  Que  le  principal  cou- 
rant d'émigration,  qui  se  porte  aujourd'hui  vers  l'ouest,  change  uo 
instant  de  direction  et  se  précipite  vers  le  nord-ouest;  que  l'on  se 
sente  à  l'étroit  dans  le  Minnesota  :  pendant  que  les  cabinets  de 
Washington  et  de  Saint-James  échangeront  des  notes,  des  aventu- 
riers du  Minnesota  et  des  mécontens  de  Selkirk  décideront  prati- 
quement la  question;  ils  s'uniront  pour  massacrer  les  Indiens  et 
les  demi-sang.  Un  chemin  de  fer  sera  construit  de  la  Rivière-Rouge 
au  Saskatchewan ,  et  dix  ans  après  on  passera  en  malle-poste  par 
la  Caclie  de  la  Tête  Jaune. 

SVLES  DE  LaSTETBIB. 


vCoot^lc 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  ISai. 

Oo  Dous  tiendra  compte  de  la  difficulté  que  les  oi^aes  indëpendans 
de  la  presse  française  rencontrent  en  ce  moment  dans  l'appréciation  des 
éyénemens  dont  l'élat  romain  est  le  prétexte  ou  le  tbéfttre.  Les  idées  et 
les  choses  se  conrondent  et  s'entre-choquent.  Le  cours  des  discussions 
est  iaterrompu  par  les  voies  de  fait.  Une  action  militaire  de  la  France 
est  engagée.  Dans  l'état  de  nos  institutions,  elle  ferme  la  bouche  aux  cri- 
tiqaes,  et  notre  premier  vœu  doit  être  qu'elle  se  termine  à  l'honneur  de 
notre  drapeau.  Si  la  liberté  des  opinions  ne  peut  se  jouer  à  l'aise  en  ces 
graves  circonstances,  on  n'a  guère  à  le  regretter,  car  la  querelle  vidée 
en  te  moment  par  l'épée  est  de  celles  qui  dans  une  controverse  irritée 
obscurcissent  le  plus  les  idées,  exaspèrent  le  plus  les  passions,  et  impri- 
ment aux  conduites  les  déviations  les  plus  déplorables. 

Cependant  les  évënemens  présens  d'Italie  qui  ont  mis  en  péril  la  con- 
vention du  15  septembre  ont  eu  des  causes  auxquelles  il  ne  saurait  être 
interdit  de  faire  allusion.  Ces  causas  sont  de  deux  ordres,  les  unes  pro- 
venant d'accidens  et  de  résolutions  personnelles,  les  autres  sortant  de  la 
sature  même  des  choses  et  des  conditions  contradictoires  de  la  puissance 
temporelle  des  papes,  représentans  suprêmes  et  chefs  de  la  religion 
catholique. 

Dans  l'ordre  des  faits,  le  premier  accident  a  été  la  convention  du 
15  septembre  elle-même,  qui  est  aujourd'hui  en  cause.  La  fatalité  de 
cette  convention,  c'est  qu'elle  ne  poursuivait  point  un  résultat  simple 
par  des  moyens  directs  et  définitifs.  La  France  et  l'Italie  s'y  liaient  par 
des  intérêts  négatifs  et  non  par  des  intérêts  positifs.  L'objet  pratique 
que  cherchait  la  France  était  la  cessation  de  son  intervention  à  Rome; 
quant  k  l'Italie,  elle  acquérait  la  libération  du  sol  romain  de  toute  oc- 
cnpation  étrangère  par  la  promesse  d'empêcher  ou  de  combattre  toute 
agression  matérielle  dirigée  par  ses  frontières  contre  le  pouvoir  pontifi- 


■i!)tizedOyGoO<^lc 


2&A  REVUE    DES    DEUi:    HONDBS. 

cal.  Or,  tandis  que  le  gouvernement  italien  prenait  cet  engagement,  il 
était  connu  du  monde  entier  que  Rome  avait  été  déclarée  capitale  de 
l'Italie  par  un  vote  éclatant  du  parlement.  La  convention  du  15  sep- 
tembre ne  fut  accompagnée  d'aucune  rétractation  de  ce  vote  parlemen- 
taire. 11  se  fit  à  cette  époque  une  sorte  de  compromis  dans  le  sentiment 
public  italien,  et  ce  compromis  sembla  confirmé  par  les  commentaires 
de  la  presse  et  des  hommes  politiques.  Par  égard  pour  la  convention  da 
15  septembre,  on  s'abstiendrait  d'abuser  de  la  force  matérielle  contre  le 
pouvoir  pontifical;  on  attendrait  U  réintégration  de  Rome  à  )a  tête  de 
l'Italie  des  elTets  du  temps  et  de  ce  qu'on  appelait  les  moyens  moraux. 
Peut-être  une  entente  directe  pourrait-elle  à  la  longue  s'accomplir  entre 
le  royaume  d'Italie  et  la  cour  de  Rome;  si  cette  illusion  échouait,  pent- 
étre  le  pouvoir  temporel  finirait  de  sa  belle  mort  par  la  sécession  spon- 
tanée des  populations  romaines.  La  restriction  posée  par  la  convention  da 
15  septembre  aux  droits  de  l'Italie  lui  défendait  de  prendre  ou  de  laisser 
prendre  sur  son  territoire  l'olTensive  matérielle  contre  le  pouvoir  tempo- 
rel ;  mais  elle  ne  lui  interdisait  point  de  recevoir  l'accession  des  popula- 
tions romaines,  si  Rome  secouait  elle-même  la  domination  ecctésiastiqae. 
Qu'on  ne  l'oublie  donc  point,  la  convention  du  15  septembre  n'a  été  ai  . 
un  engagement  pris  par  la  France  de  maintenir  à  perpétuité  le  pouvoir 
des  papes,  ni  le  transport  de  cette  obligation  i  l'Italie.  Les  hommes 
d'état  et  le  peuple  italiens  ont  toujours  proclamé  la  perspective  de  Rome 
capitale.  Quant  a  la  France,  sans  prolester  contre  le  rêve  italien,  elle  se 
contentait  de  la  clause  qui  mettait  l'état  romain  à  l'abrï  des  attaques  ex- 
térieures, et  trouvait  l'avantage  de  se  soustraire,  sous  cette  sauvegarde, 
aux  tracasseries  d'une  plus  longue  intervention. 

On  ne  peut  se  dissimuler  combien  une  pareille  situation  était  fragile. 
11  ne  s'agissait  pas  seulement  de  mettre  l'état  de  l'église  à  l'abri  d'une 
invasion  extérieure;  il  fallait  lui  fournir  des  ressources  pour  se  défendre 
au  besoin  contre  une  insurrection  intérieure.  Il  ne  suffisait  point  que 
l'Italie  respectât  et  fit  respecter  la  frontière  romaine;  il  fallait  lâcher  de 
mettre  un  terme  à  l'attitude  hostile  qu'avaient  gardée  jusqu'alors  vis-à- 
vis  l'une  de  l'autre  la  cour  de  Florence  et  la  cour  de  fiome;  il  fallait  es- 
sayer de  rendre  les  rapports  entre  ces  deux  cours  assez  bons  pour  que 
le  voisinage  fût  tolérable.  Des  efforts  furent  tentés  pour  satisfaire  à  ces 
deux  sortes  de  nécessités.  La  France  pourvut  à  la  sécurité  intérieure  de  la 
cour  de  Rome  par  des  moyens  indirects.  Elle  fournit  au  pape,  sous  forme 
de  volontaires  enrôlés  librement  dans  les  rangs  du  parti  religieux,  le 
corps  des  zouaves  pontificaux  :  les  zouaves  furent  le  contingent  du  parti 
clérical  en  France.  En  dehors  de  ce  mouvement  spontané,  le  gouver- 
nement français  prit  l'initiative  d'une  combinaison  plus  importante.  II 
favorisa  la  création  pour  le  service  militaire  du  saint-père  du  corps 
qu'on  a  appelé  la  l^on  d'Antibes.  Le  mode  de  recrutement  de  cette  lé- 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


REVUE.    —   CHIMM«IQDE.  256 

gion  fut  singulier.  Nous  ne  savons  comment  on  peut  justi&er  qu'il  soit 
conforme  à  dos  lois  miliMîres;  en  tout  cas,  on  ne  peut  contester  que 
l'apparence  n'en  soit  irréguliëre.  Les  soldats  de  la  légion  d'Antibes  sont 
to  soldats  de  notre  armée;  ils  sont  commandes  par  des  officiers  français 
^v  pendant  la  durée  de  leur  service  dans  la  légion  conserveat  leurs  droits 
i  l'avancement.  Nos  contiogens  militaires  étant  déterminés  par  des  lois 
votées  par  la  refH'éseDtation  nationale  et  affectés  exclusivement  au  ser- 
vice du  pays,  il  est  difficile  de  comprendre  qu'une  fraction  quelconque 
de  cescoDtingens  puisse  être  légitimement  détachée  de  ce  service  et  au- 
torisée à  passer  à  la  solde  et  sous  les  couleurs  d'un  état  étranger.  Rien 
ne  prouve  mieux  la  difficulté  que  présentait  la  formation  d'une  pe- 
tite armée  pontificale  que  fétrangeté  du  recruEement  de  la  légion  d'An- 
tibes. Tandis  que  de  la  p^rt  de  la  France  ces  dispositious  étaient  prises 
en  prévision  ou  par  suite  de  l'exécution  du  pacte  de  septembre  et  de  la 
retraite  de  notre  armée  d'occupation,  le  gouvernement  italien  parut  faire 
de  son  côté  des  efforts  suivis  et  sincères  pour  améliorer  ses  rapports  avec 
la  cour  ponUlicale.  On  se  souvient  des  missions  confidentielles  de  M.  Ve- 
getii  et  des  n^ociations  de  même  nature  confiées  à  d'autres  person- 
nages. Les  informations  ont  fait  défaut  sur  la  nature,  l'objet,  l'étendue 
de  ces  avances  du  gouvernement  italien  envers  la  cour  de  Rome;  on  n'en 
Gonoait  que  l'initiative  et  l'échec. 

On  voit  combien  était  précaire  un  état  de  choses  réglé  par  d'aussi  fai- 
bles moyens.  Le  problème  de  la  coexistence  du  royaume  d'Italie  et  de 
l'enclave  de  la  souveraineté  ecclésiastique  de  Kome  était  encore  systé- 
matiquement ajourné,  mais  non  résolu.  L'ajournement  pouvait-il  être 
de  longue  durée?  L'événement  a  répondu.  Avec  de  la  prudence,  de  la 
prévoyance,  de  la  modération,  on  eût  pu  prolonger  l'efficacité  de  cet  ex- 
pédient temporaire;  mais  personne  n'a  été  prudent,  prévoyant,  modéré. 
La  question  romaine  demeurait  sur  le  second  plan  pour  l'Italie  tant  que 
l'annexion  de  Venise  n'était  point  faite,  taiit  qu'une  grande  et  illustre 
province  italienne  était  au  pouvoir  de  l'étranger.  En  donnant  l'année 
dernière  b  la  Prusse  l'alliaDce  de  la  cour  de  Florence  et  en  obtenant 
ainsi  pour  cette  dernière  l'annexion  de  la  Vénétie,  on  a  laissé  la  ques- 
tion romaine  occuper  seule  le  terrain  et  la  vie  politique  de  l'Italie.  C'était 
pent-étre  le  cas  d'atténuer  autant  que  possible  les  apparences  du  secours 
ailitaire  si  réduit  que  nous  donnions  pour  sa  défense  intérieure  à  l'état 
romain.  On  oublia  en  France  l'utilité  de  cette  précaution  :  le  voyage.du 
général  Dumont  à  Rome  et  surtout  une  lettre  de  notre  ministre  de  la 
guerre  donnèreqt  à  la  légion  d'Antibes  une  signification  plus  marquée  et 
I^us  inquiétante  pour  les  susceptibilités  italiennes.  A  mesure  que  le  temps 
s'écoulait,  la  question  romaine  devenait  la  préoccupation  de  plus  en  plus 
dominante  de  l'Italie.  La  force  des  choses  agissait  fatalement.  La  cour  de 
Rome,  après  avoir  repoussé  toutes  les  avances  de  la  cour  de  Florence,  se 


[),oti.odOyGoO<^lc 


366  REVUE    DES    DEUX    IIOKDBS. 

fmtiflait  dans  la  résistance  par  les  manifestations  les  plus  menaçantes. 
La  convocation  des  ëvéques  fut  comme  un  défi  porté  aux  aspirations 
italiennes.  Par  un  de  ces  fâcheux  concours  de  circonstances  qui  se  reo- 
contrent  toujours  dans  les  situations  maladives,  le  gouvernement  et  le 
parlement  Italiens  avaient  alors  à  prendre  des  résolutions  décisives  M 
matière  de  finances.  C'était  le  moment  où  on  était  mis  en  demeure  de 
liquider  financièrement  par  quelque  mesure  hardie  et  vaste  la  fonda- 
tioD  du  nouveau  royaume  d'Italie.  Une  seule  ressource  exiç^tait,  celle 
qui  plus  d'une  foisesl  venue  au  secours  des  peuples  en  révolulion, 
l'appropriation  à  l'état  des  biens  du  clergé  et  des  corporations  reli- 
gieuses; mais  une  pareille  mesure  n'a  jamais  pu  s'accomplir  en  pays  ca- 
tholique sans  faire  éclater  les  foudres  de  Rome.  L'antagonisme  entre  la 
papauté  temporelle  et  l'Italie  politique  ne  faisait  que  grandir  et  s'irriter. 
Il  était  impossible,  il  était  improbable  que  la  question  romaine  lardât  à 
devenir  le  problème  absorbant  de  la  nation  italienne.  Là  était  une  cause 
incessante  de  lutte,  là  le  point  de  réunion  de  toutes  les  difficulté;;  là  par 
un  impétueux  courant  d'illusions  on  marquait  le  rendez-vous  de  toutes 
les  solutions.  A  voir  les  choses  de  haut,  à  calculer  d'avance  les  événemens, 
les  esprits  politiques  européens  devaient  estimer  qu'une  crise  était  iné- 
vitable. Le  seul  moyen  qu'on  eût  Inéme  de  la  gouverner,  de  la  modâw, 
de  la  ralentir,  était  de  la  mesurer  d'avance,  de  s'en  rendre  maître  en 
quelque  soi  te  par  une  pensée  vigilante  et  prévoyante. 

Si  du  moins  on  eût  eu  la  faculté  de  bien  prévoir  à  Florence  et  à  Paris, 
on  eût  sans  doute  réussi  encore  à  gac;ner  du  temps,  et  on  eût  évité  de 
tomber  dans  les  malentendus  qui  compromettent  les  alliances  et  de  s'em- 
porter aux  mesures  violentes  qui  rendent  les  antagonismes  implacables. 
Le  public  ignore  encore  les  vicissitudes  des  négociations  qui  doivesl 
avoir  eu  lieu  entre  les  gouvernemens  de  France  et  d'Italie  depuis  au 
moins  deux  mois.  Certes  les  préparatifs  du  parti  d'action  contre  l'état  ro- 
main étaient  visibles  depuis  longtemps;  le  défaut  de  Garibaldi  n'est  pas 
la  dissimulation.  Le  gouvernement  italien  à  moins  d'une  abdication  hon- 
teuse, le  gouvernement  fran<;ais  à  moins  d'un  oubli  invraisemblable 
de  sa  dignité,  ne  pouvaient  point  abandonner  à  une  insurrection  sans 
mandat  et  sans  responsabilité  le  sort  de  la  convention  du  15  septembre. 
Dès  le  principe,  la  répression  de  l'agression  illégale  ne  pouvait  faire  de 
doute  :  c'était  à  l'Iuiie  de  l'exercer,  et  il  ne  fallait  pas  laisser  un  instant 
dans  la  tête  d'un  ministre  de  Florence  que,  si  le  gouvernement  italien  se 
refusait  à  son  rûle,  la  France  pourrait  manquer  au  sien.  Des  explications 
nettes,  catégoriques,  énergiques  et  par  cela  même  essentiellement  ami- 
cales auraient  dû,  ce  semble,  régler  ce  point  à  la  première  menace  des 
troubles.  Il  se  peut  que  ces  avertissemens  aient  été  donnés  avec  vigueur 
et  avec  opportunité,  et  qu'ils  aient  été  éludés;  mais  alors  quelle  est  la 
mesure  de  responsabilité  qui  a  été  assumée  par  M.  Rattazii,  l'un  des 


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RBTUE.   —   CHBOHIQUE.  257 

bcHcmes  d'état  italiens  qui  passaient  pour  dire  le  plus  amis  de  l'alliance 
rrançaise?  Comment  comprendre  les  soudainetés  et  les  sursauts  de  la 
Douïclle  intervention  française?  Il  est  étrange  que  la  cour  de  Florence 
ait  méconnu  l'intérêt  supérieur  qui  lui  commandait  de  faire  tous  les  sa- 
crifices pour  prévenir  le  retour  d'une  armée  française  dans  les  états  ro- 
mains;  quelle  autorité  n'aurait-elle  pas  eue  dans  la  négociation  ulté- 
rieure de  la  question  romaine,  si  elle  eût  pu  s'y  présenter  avec  un  témoi- 
gnage de  sa  force  conservatrice,  au  lieu  de  n'apporter,  comme  elle  y 
est  contrainte  désormais,  que  le  plaidoyer  de  l'impuissance. 

La  convention  du  15  septembre  n'était  qu'une  impasse  :  il  importait 
de  la  respecter  jusqu'à  ce  que  la  marche  du  temps  et  des  occasions  favo- 
rables permissent  de  la  franchir  d'une  façon  régulière.  Malgré  la  secousse 
violente  du  moment,  il  n'est  que  trop  évident  que  l'impasse  continuera  de 
subsister.  Cest  surtout  au  point  de  vue  des  intérêts  et  des  principes  de 
la  France  que  celte  situation  doit  nous  préoccuper.  Les  argumens  par  les- 
quels le  gouvernement  français  justifie  ses  mesures  actuelles  n'ont  point 
le  caractère  de  raisons  permanentes.  Ce  peut  être  pour  un  grand  gouver- 
Dement  et  un  grand  pays  une  question  de  dignité  de  faire  respecter  des 
arraDgemens  conclus  par  eux  pour  la  satisfaction  temporaire  d'intérêt» 
dont  ils  sont  juges;  mais  en  remplissant  ce  devoir  d'honneur  imposé  par 
des  crrcoDsiances  passagères  on  ne  doit  point  perdre  de  vue  la  nature 
essentielle  des  obstacles  qui  s'élèveront  à  la  longue.  Tout  en  prenant  les 
mesures  les  plus  rigoureuses  pour  maintenir  le  statu  qtto  à  Rome,  le 
gouvernement  français  parait  comprendre  qu'il  ne  peut  assumer  sur  lui 
seul  la  responsabilité  de  la  protection  sans  fin  du  pouvoir  temporel  de 
la  papauté.  La  circulaire  de  M.  de  Moostier  ne  donne  à  notre  nouvelle 
ocmpatioD  qu'une  portée  temporaire,  et  défère  très  nettement  le  règle- 
nient  de  la  question  romaine  à  la  responsabilité  collective  de  l'Europe. 
Ad  point  de  vue  européen,  la  question  s'élèvera  et  se  généralisera  iné- 
Tilablement.  L'Europe  aura  à  décider  si  la  conservation  du  pouvoir 
temporel  est  compatible  avec  la  constitution  indépendante  et  la  paix 
intérieure  de  la  nation  italienne.  Ce  n'est  point  en  s'abandonnant  aux 
passions  réactionnaires  ou  révolutionnaires  qu'on  résoudra  cette  immense 
qoeslion;  c'est  avec  la  raison,  le  sentiment  de  la  justice  et  les  lumières 
de  l'expérience  historique  qu'il  faut  en  aborder  l'étude  et  en  déduire  la  , 
conclusion  vraie.  M.  de  Moustier  parle  des  puissances;  mais  il  ne  dit 
point  les  états  qu'il  comprend  sous  celle  dénomination.  Ne  songe-t-il 
qu'aux  puissances  cattioliques?  11  n'y  aurait  alors  que  la  France,  l'Au- 
tricbe,  l'Espagne  et  le  Portugal;  le  consentement  exclusif  de  ces  états 
ne  saurait  passer  pour  un  verdict  européen  et  pour  le  jugement  de  la 
dvilisation  moderne.  Leur  arrêt  serait  suspect  de  partialité;  il  y  en  a 
DD  parmi  eux,  l'Espagne,  qui  en  ce  moment  étonnerait  le  monde  par 
ses  assenions,  s'il  était  vrai,  comme  on  l'assure,  que  son  cabinet  actuel 
nn  Lun.  — 1867,  •  17 


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258  BErDB   DBS   DEUX   MOtfDES. 

ait  eu  l'idée,  si  les  choses  s'envenimaient  en  Italie,  d'envoyer  une  ar- 
mée de  quarante  mille  hommes  dans  le  royaume  de  Naples.  Les  puis- 
sances, cela  veut-il  dire  les  puissances  de  l'ancien  concert  européen, 
Angleterre,  Prusse,  Russie,  Autriche  et  France?  Le  tribunal  serait-il  com- 
pétent? L'Angleterre  se  mettrait-elle  en  travers  des  vœux  d'un  peuple 
pour  perpétuer  la  puissance  politique  du  papisme?  — La  Russie  peut- 
elle  prendre  en  main  les  destinées  de  l'église  romaine,  elle,  la  der- 
nière puissance  persécutrice  qui  fait  partout  la  guerre  au  catholicisme 
latin,  et  que  le  pape  frappe  autant  que  l'Italie  de  ses  ardens  anathèmes? 
La  Prusse  se  prononcerait-eile  pour  le  pape,  elle  qui  vient  d'avoir  soin 
de  nous  rappeler  par  l'organe  de  son  roi  s'adressant  au  riichslag  les  in- 
térêts communs  qui,  grâce  à  nous,  l'unissent  à  l'Italie? 

Enfin,  en  ouvrant  une  instruction  européenne  sur  la  situation  de  la 
papauté  temporelle,  nous  devrions,  nous,  France,  penser  à  nous-mêmes. 
Telle  qu'elle  est  posée  chez  nous  par  les  opinions  entrâmes  du  clérica- 
lisme et  du  radicalisme,  l'affaire  romaine  est  en  réalité  une  question 
profondément  française.  On  en  peut  juger  par  l'irritation  croissante  et 
la  violence  passionnée  des  polémiques.  11  y  a  dans  l'ardente  vivacité  de 
«ces  lottes  qui  recommencent  de  quoi  affliger  les  esprits  modérés  et  les 
patriotes  qui  croyaient  qu'il  y  avait  eu  en  France  des  causes  gagnées 
et  des  rivaliiés  apaisées.  Nous  avons  un  parti  qui  défend  à  tout  prix  la 
conservation  du  pouvoir  temporel  et  un  parti  qui  regarde  comme  con- 
traire à  tous  les  intérêts  et  à  tous  les  principes  de  la  révolution  française 
le  pouvoir  politique  exercé  par  des  mains  sacerdotales.  A  coup  sûr,  si  on 
regarde  aux  traditions,  anx  associations,  aux  affinités,  aux  tendances  de  . 
ceux  qui  défendent  chez  nous  le  pouvoir  temporel  de  la  papauté,  on  est 
bien  forcé  de  reconnaître  en  eux  des  adversaires  de  l'esprit  moderne  et 
des  partisans  de  restauration  des  choses  passées.  Ceux  qui  veillent  chei 
nous  à  la  conservation  et  au  développement  des  principes  de  la  révolu- 
tion ont  été  guéris  par  bien  des  échecs  récens  de  tout  optimisme  tolé- 
rant; ils  sont  inquiets  et  défians;  dans  un  pays  qui  a  coutume  de  faire 
des  pas  en  atriëre  après  les  élans  les  plus  généreux,  ils  redoutent  des 
retours  aux  vieilles  tyrannies  dont  la  France  a  cru  s'émanciper.  On 
croirait  que  l'ancien  régime  et  la  révolution  sont  toujours  en  présence  et 
.  toujours  prêts  à  recommencer  l'éternel  combat.  A  voir  le  recratemenl 
des  volontaires  du  pape  dans  certaines  parties  de  la  France,  on  dirait 
qu'une  petite  Vendée  trouve  à  Rome  son  foyer;  par  contre,  les  entrepri- 
ses garibaldiennes  trouvent  dans  l'opinion  avancée  des  partisans  exal- 
tés. En  somme,  la  controverse  violente  et  envenimée  de  la  question  ro- 
maine, il  serait  temps  d'y  prendre  garde,  n'entretient  point  le  moral  de 
la  France  dans  un  état  sain.  Or  le  jour  oii  l'on  voudrait  sortir  de  cette 
confusion  douloureuse,  le  jour  où  l'on  prendrait  le  parti  de  laisser  la 
question  romaine  à  elle-même,  il  est  certain  que  cette  question  se  résou- 


[),oti.odOyGoO<^lc 


KEVUE.   —  CHRONIQUE.  260 

drait  dans  le  sens  des  principes  de  la  révolution  française.  Le  catbo- 
licisme  serait  obligé  de  cbercher  ailleurs  que  daus  une  souveraineté 
précaire,  tourmentée,  humiliée  autant  par  les  patronages  qu'elle  subit 
que  par  les  attaques  auiquelles  elle  résiste,  les  garanties  de  sa  liberté  et 
de  son  indépendance.  Ces  garanties,  il  ne  pourrait  les  trouver  que  dans 
la  forte  et  franche  con.'^litution  des  libertés  publiques  et  du  droit  com- 
mun. Il  cesserait  de  troubler  et  d'offusquer  le  monde  par  le  fantôme  des 
prétentions  théocratiques.  Il  deviendrait  dans  la  mesure  de  sa  ferveur, 
de  son  zèle,  de  la  puissance  de  sa  propagande,  un  agent  du  développe- 
meot  de  la  liberté  religieuse  et  politique.  Le  monde  moderne  échappe- 
rait enfin  au  cauchemar  des  guerres  de  religion,  guerres  odieuses,  môme 
lorsqu'elles  ne  se  font  qu'à  la  plume. 

La  logique  des  principes  de  la  révolution  française  et  la  tendance  vi- 
able de  l'histoire  moderne  promettent  donc  à  l'Italie  qu'elle  finira  par 
g^er  un  jour  son  procès  contre  la  papauté.  Elle  en  fait  l'épreuve  en  ce 
moment,  ce  jour  ne  peut  être  éloigné  que  par  ses  maladroites  impa- 
tiences. Que  les  bommes  politiques  d'Italie  supportent  donc  avec  résigna- 
tion la  satisfaction  qu'ils  ont  obligé  la  France  de  prendre  elle-même 
contre  les  transgresseurs  tumultueux  de  la  convention  du  15  septem- 
bre. S'il  nous  était  permis  de  porter  ailleurs  nos  avis,  nous  conseille- 
rions à  notre  gouvernement  de  se  défier  dans  sa  politique  envers  l'Italie 
des  emportemuns  de  la  furia  francese.  Si  le  gouvernement  laissait  dévier 
la  question  romaine  de  telle  sorte  que  la  question  d'Italie  en  pilt  oattre. 
il  détruirait  gratuitement  l'œuvre  de  politique  étrangère  la  plus  consi- 
dérable qu'il  ait  menée  à  fin.  Qu'il  soit  indulgent  pour  ces  hommes  po- 
litiques italiens,  plus  effarés  peut-être  que  chercheurs  de  finesses.  La  dé- 
mission de  M.  Rattazzi  accompagnée  de  l'évasion  de  Garibaldi  a  produit 
dans  la  direction  des  affaires  une  de  ces  confusions  dont  il  serait  injuste 
de  faire  porter  la  peine  à  ceux  qui  en  ont  les  premiers  souffert  la  dou- 
loureuse influence.  L'Italie  s'est  trouvée  pendant  quelques  jours  sans 
gouvernement.  II  est  heureux  qu'un  homme  de  sens  comme  le  général 
Hénabrea  ait  accepté  le  ministère  et  composé  un  cabinet.  Dès  que  le  gé- 
néral, secondé  par  M.  Gualterio,  s'est  chargé  du  gouvernement,  les  af- 
faires italiennes  ont  repris  un  aspect  plus  convenable.  La  proclamation 
du  roi  a  établi  une  démarcation  nécessaire  entre  la  politique  de  son  gou- 
vernement à  l'égard  de  Home  et  l'esprit  sectaire  des  manifestes  de  Ga- 
ribaldi. 11  a  été  parlé  de  l'alliance  française  avec  de  justes  égards.  Il  faut 
tsfèatr  que  le  général  Ménahrea  obtiendra  du  cabinet  des  Tuileries  des 
pntcédés  analogues.  En  apprenant  le  débarquement  de  nos  soldats  à  Ci- 
Tita-Veccbia,  le  cabinet  de  Florence  a  fait  occuper  par  ses  troupes  quel- 
ques positions  sur  le  territoire  pontifical.  Si  notre  gouvernement  porte 
encore  un  intérêt  sérieux  à  l'Italie,  il  ne  manquera  point  de  laisser  une 
place  honorable  au  gouvernement  italien  dans  les  mesures  qui  vont  se 


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260  RBVVB   DBS   DBDX  HONDBS. 

concerter.  La  mission  du  général  La  Marmora  à  Paris  préparera  sans 
doute  l'accord  de  la  France  et  de  l'Italie  dans  leurs  démarches  com- 
muoes.  Pourquoi  l'Italie  ne  prendrait-elle  pas  position,  elle  aussi,  dans 
l'état  romain  pottr  exercer  son  droit  coname  signataire  de  la  convention 
du  15  septembre?  Mais  peut-être  avant  de  conjecturer  les  actes  réguliers 
des  politiques  italienne  et  française  faui-il  attendre  les  résultats  de  l'é- 
chaufTourée  garibaldieune.  Aucune  nouvelle  n'est  venue  du  chef  des  vo- 
lontaires depuis  son  combat  de  Monte-Rotundo.  Nous  écrivons  dans 
l'ignorance  trop  prolongée  de  ce  qui  se  passe  à  Rome  et  autour  de  Rome. 
Le  moment  est  critique  au  plus  haut  degré.  Nos  premières  troupes  ayant 
débarqué  &  Civita-Vecchia,  un  mouvement  trop  avancé  de  Garibaldi  pour- 
rait mettre  en  collision  nos  soldats  et  les  volontaires  italiens.  Un  pareil 
choc  serait  un  malheur  et  une  complication  aggravante.  ]I  serait  déplo- 
rable que  le  gouvernement  de  Victor-Emmanuel  n'eût  point  conservé 
assez  d'influence  sur  le  général  Garibaldi  pour  pouvoir  prévenir  cette 
lutte  fratricide. 

C'est  sous  l'impression  des  nouveaux  événemens  qui  vont  s'accomplir 
en  Italie  que  la  session  législative  s'ouvrira  chez  nous  le  18  novembre. 
Les  sentimens  de  la  majorité  de  la  chambre  ne  sont  guère  favorables,  il 
faut  l'avouer,  à  l'intérêt  italien  et  surtout  aux  aspirations  vers  Rome.  Il 
est  incontestable  que,  si  le  gouvernement  le  veut,  il  est  en  son  pouvoir 
de  se  procurer  auprès  de  la  majorité  un  accueil  enthousiaste  par  des 
protestations  en  faveur  du  pouvoir  temporel.  Nous  croyons  que  l'intérêt 
du  gouvernement  en  ces  matières  sera  plutôt  de  modérer  l'expression 
des  sentimens  de  ses  partisans.  Dans  ces  aifaires  qui  touchent  aux  pas- 
sions religieuses,  les  émotions  ne  peuvent  éclater  dans  un  camp  sans 
retentir  dans  le  camp  contraire,  et  l'exaltation  des  passions  produit  de 
mauvaises  situations  politiques. 

Par  un  de  ces  retours  que  la  mobilité  politique  de  notre  époque  rend 
fréquens,  tandis  que  nous  sommes  en  délicatesse  avec  l'Italie,  nous 
sommes  en  coquetterie  avec  cette  pauvre  Autriche,  que  nous  avons  tant 
contribué  à  mettre  à  mal.  L'empereur  François-Joseph  a  fait  à  la  France 
une  généreuse  visite,  et  Paris  l'a  reçu,  on  peut  le  dire,  avec  une  courtoi- 
sie distinguée.  La  politique  française  a  fait  tant  de  mal  à  ce  souverain, . 
et  l'opinion  publique  française  a  été  pour  si  peu  de  chqse  dans  les  coups 
qui  ont  été  portés  à  l'Autriche,  qu'une  sympathie  honnête  s'est  éveillée 
dans  toutes  les  classes  en  faveur  de  l'empereur  François-Joseph.  Il  faot 
dire  aussi  que  l'empereur  d'Autriche,  roi  de  Hongrie,  avait  été  précédé 
à  Paris  par  un  document,  récemment  émané  de  lui,  qui  était  de  nature 
à  plaire  au  public  libéral  de  France.  C'est  sa  réponse  aux  évêques  récla- 
mant au  nom  de  leurs  privilèges  du  concordat  contre  les  lois  libérales 
des  chambres  autrichiennes.  François-Joseph  avait  accueilli  les  prâats  en 
parfait  mor.arque  consiitutionnel,  et  les  avait  renvoyés  poliment  à  ses  dû- 


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RBVUE.    —   CHRONIQUE.  201 

nistres  responsables.  Aa  moment  où  la  France  se  croit  obligée  par  d'aa- 
deos  engagemens  à  braver  une  guerre  de  religion,  cette  allure  autri- 
cliieDDe  envers  l'épiscopat  était  d'un  imprévu  et  d'un  contraste  piquans. 
François-Joseph  a  l'air  non-seulement  d'observer  une  foi  scrupuleuse 
envers  les  règles  constitutionnelles  auxquelles  il  est  soumis,  mais  de 
se  plaire  à  l'accomplissement  de  son  devoir  libéral.  Si  les  caprices  de 
la  causerie  les  ont  conduits  à  ces  matières,  l'empereur  d'Autriche  a 
pu  tracer  à  l'empereur  des  Français  une  peinture  aimable  des  avan- 
tages de  la  responsabilité  ministérielle  pour  les  tètes  couronnées.  L'un 
des  derniers  convertis,  l'empereur  d'Autriche,  prêche  d'exemple.  Tout 
lai  réussit  depuis  qu'il  a  des  ministres  responsables.  GriLcc  à  ces  bien- 
heureux ministres  que  la  prérogative  royale  accepte  des  désignations  de 
l'opinion  publique  et  de  ,1a  représentation  nationale,  François-Joeepb 
D'à  plus  de  soucis,  et  commence  à  voir  une  aube  de  prospérité.  La  Hon- 
pK,  dit-on,  jubile.  Les  assemblées  de  la  région  cisleittiane,  où  l'on  an- 
nonçait que  les  nalionaliiés  devaient  éclater  en  des  luttes  sans  Go,  ont 
l'atlilude  la  plus  calme,  entendent  de  très  intellîgens  orateurs,  votent  de 
bonnes  naesures,  et  prennent  goût,  comme  leur  souverain,  aux  lumiè- 
res et  à  la  loyauté  du  régime  représentatif.  La  politique  étrangère  elle- 
même  ouvre  à  l'Autriche  de  plus  souriantes  perspectives.  Des  meilleurs 
endroits,  on  fait  des  avances  à  l'empereur-roi.  Son  plus  formidable  en- 
nemi, le  roi  de  Prusse,  vient  à  la  cantonade  au-devant  de  lui  et  lui  pré- 
sente ses  amitiés  à  la  porte  de  la  frontière  française.  En  France,  il  nage 
en  pleine  alliance.  Sa  visite  à  Paris  à  côté  de  l'entrevue  de  Salzbourg  est 
un  rayonnement  dont  le  monde  est  ébloui.  Il  y  a,  il  est  vrai,  un  point 
ooir  vers  l'Orient;  ces  politiques  russes  sont  les  termites  des  sociétés 
orientales;  partout  ou  il  y  a  des  Slaves  ou  des  Grecs  orthodoxes,  ils  sont 
à  la  besogne,  inspirent  des  soucis  à  l'Autriche,  suscitent  toute  sorte  de 
tracasseries  aux  Turcs  infortunés.  Heureusement  pour  l'Autriche,  M.  de 
Beust  est  un  artiste  né  pour  la  question  d'Orient  et  ses  phases  nouvelles. 
Pour  résister  aux  empiétemens  russes,  il  aura  l'alliance  de  la  France, 
que  toutes  les  nécessités  ramènent  aux  vieilles  traditions  de  sa  politique 
orientale;  il  pourra  s'appuyer  au  bras  de  lord  Stanley,  et  par  les  temps 
calmes  jouer  un  jeu  tricheur  avec  M.  de  Bismark.  11  y  a  un  autre  point 
dârcat,  c'est  la  situation  des  étais  de  l'Allemagne  du  sud  envers  la 
Prusse.  La  phase  que  traverse  cette  Allemagne  du  sud  est  curieuse  et 
mérite  qu'on  y  prenne  garde.  C'est  la  première  fois  depuis  ses  grands 
succès  que  M.  de  Bismark  a  rencontré  un  caillou  sur  sa  route;  il  a  l'air 
de  n'en  pas  avoir  d'inquiétude.  La  Bavière  a  montré  quelque  répugnance 
ï  souscrire  aux  nouvelles  conditions  du  ZoJlverein;  le  Wurtemberg  n'a 
pas  témoigné  grand  désir  de  se  lier  par  le  traité  d'alliance  militaire. 
H.  de  Bismark  signifie  dédaigneusement  à  ces  deux  étals  que,  s'ils  n'ac- 
ceptent pas  sur-Ie-cbamp  le  nouveau  Zollvereia  et  le  traité  d'alliance,  il 


îdoyGoO<^lc 


262  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  exclura  du  Zollvereio;  tes  deux  principaux  états  du  sud  n'out  potat 
résisté  à  cette  menace  au  détriment  des  intérêts  de  leurs  populations; 
ils  D'ODt  pas  voulu  encourir  l'excommunication  douanière.  Cependant  il 
reste  de  cette  petite  lutte  un  souvenir  de  résistance.  A  mesure  que  l'Au- 
triche reviendra  àla  santé  économique  et  politique,  peut-être  les  ét&ts 
du  sud  de  l'Allemagne  chercheront-ils  de  nouveau  en  elle  le  secours 
d'une  ancienne  amitié.  On  ne  peut  en  vérité  considérer  comme  absolue 
et  éternelle  la  séparation  de  l'Autriche  et  de  l'Allemagne. 

Le  second  volume  de  VHisioire  de  Napoléon  /"■,  par  M.  Lanfrey,  vient 
de  paraître.  Les  qualités  de  l'écrivain  s'alTermissent  à  mesure  qu'il  avance 
dans  son  œuvre.  Cette  histoire  sera  un  des  documens  les  plus  instructif 
fournis  à  notre  pays.  Elle  mettra  un  à  l'îdolâU'ie  puérile  qui  s'est  atta- 
chée à  l'œuvre  de  Napoléon.  Sans  doute  cet  homme  extraordinaire,  même 
après  qu'on  a  placé  en  lumière  les  erreurs  de  son  esprit  et  les  défauts  de 
son  caractère,  reste  un  prodige  qui  étonne  l'imagination,  mais  qui  ne 
peut  inspirer  à  des  esprits  réglés  par  la  philosophie  et  vraiment  versés 
dans  l'histoire  l'admiration  fanatique  qui  s'est  traduite  par  tant  d'adula- 
tions puériles.  M.  Lanfrey  aborde  dans  son  second  volume  deux  des 
grands  épisodes  de  la  domination  Dapoléonienne  qui  ont  exercé,  à  vrai 
dire,  une  influence  sur  -tout  son  règne,  le  concordat  et  la  rupture  de 
la  paix  d'Amiens.  Le  concordat  a  bien  montré  que  Napoléon  n'appcuv 
tait  point  dans  le  gouvernement  les  inspirations  de  l'esprit  moderne. 
La  France  possédait  les  élémens  de  la  liberté  des  cultes  et  de  la  situa- 
tion normale  des  religions  dans  les  sociétés  nouvelles  quand  Napoléon, 
l'esprit  toujours  tourné  vers  le  passé,  voulut  rétablir  un  grand  clergé 
d'état  et  s'assurer  par  une  alliance  avec  la  cour  de  Rome  l'empire  des 
&mes.  Quel  esprit  de  ruse  mesquine  il  apporta  dans  l'exécution  de  ce 
plan,  quelles  tracasseries  il  s'y  attira,  quelles  misérables  querelles  il 
s'y  fit  avec  la  cour  de  Rome,  c'est  ce  que  nos  lecteurs  savent  par  les 
travaux  si  intéressans  de  M.  d'Haussonville  publiés  sur  ce  sujet  dans  la 
Jievue.  Le  môme  enseignement  apparaît  en  raccourci,  mais  avec  énergie 
dans  le  livre  de  M.  Lanfrey.  Le  récit  de  la  rupture  de  la  paix  d'Amiens 
sera  pour  les  lecteurs  français  la  partie  la  plus  neuve  de  ce  second  vo- 
lume. Ceux  qui  ont  étudié  l'histoire  du  commencement  de  ce  siècle  dans 
les  doCumens  officiels  étrangers  et  dans  les  mémoires  des  hommes  d'état 
anglais  savent  que  Napoléon  a  été  le  véritable  et  volontaire  auteur  de 
la  rupture  de  la  paix  d'Amiens,  et  que  c'.est  pour  cette  résolution  art»- 
traire  et  haineuse  de  guerre  contre  l'Angleterre  qu'il  entreprit  la  lutte 
^gantesque  et  folle  dans  laquelle  il  succomba  en  entraînant  la  France 
avec  lui  ;  mais  le  public  n'a  jamais  été  instruit  chez  nous  de  cette  crise 
d^sive  par  les  historiens  adulateurs  de  Napoléon,  et  on  trouvera  dans 
le  livre  de  M.  Lanfrey  la  saine  et  utile  vérité.  e.  .forçai». 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


XEVOB.    —   CHBONIQDE. 


REVUE  linSIGALE. 


L*auteur  d'une  tragédie  d'Alexandre,  homme  d'esprit  d'ailleurs  et  des 
pios  autorisés  à  récriminer  contre  le  mauvais  goût  du  temps  présent, 
se  plaignait  un  jour  devant  nous  de  la  déconvenue  que  lui  infligeait  le 
Théâtre-Français  en  ne  voulant  absolument  point  jouer  sa  pièce,  et  il 
ajoutait  avec  la  verve  enthousiaste  d'un  classique  sûr  de  son  chef-d'œuvre: 
■  Comprenez-vous  cela?  Un  Alexandre  en  cinq  actes  et  en  vers!  —  Un 
beau  sujet  en  effet,  répondit  un  interlocuteur,  un  peu  connu  cependant, 
mais  que  vous  aurez  sans  doute  rajeuni  eo  utilisant  tes  documens  que  la 
science  historique  moderne  mettait  à  votre  disposition,  n  A  quoi  notre 
poète,  se  rebiffant  comme  sous  une  injure,  répliqua  vertement  :  «  La 
science  moderne  I  Est-ce  que  vous  vous  moquez?  He  prenez-vous  par  ha- 
sard pour  un  homme  à  consulter  les  ouvrages  de  M.  Grote?  Sachez,  mon- 
sieur, que  je  ne  connais,  moi,  qu'un  Alexandre,  celui  qui  tue  Clitus  au 
dnqnième  acte  de  ma  tragédie,  ii  C'est  un  peu -l'histoire  de  la  Fiancée  de 
Cormihe  qu'on  vient  de  représenter  à  l'Opéra  ;  des  immenses  horizons 
ouverts  par  Goethe  et  dont  il  semble  que  le  théâtre,  l'Opéra  surtout, 
eossent  â  tirer  un  si  beau  parti,  on  n'en  a  pour  cette  fois  pas  tenu  le 
moindre  compte.  Probablement  que  les  auteurs  pensent  là-dessus  comme 
l'auteur  de  la  tragédie  d'Alexandre;  ils  se  sont  bien  gardés  de  toucher  au 
conflit  social  si  dramatiquement  exposé  par  Goethe  en  quelques  strophes 
immortelles.  Du  paganisme  et  du  christianisme,  pas  un  seul  instant  il 
n'en  est  question,  et  l'idée,  ainsi  dépouillée  de  la  grande  antithèse  qui 
fait  son  pathétique  et  sa  couleur,  se  trouve  réduite  aux  proportions  d'une 
simple  fantasmagorie. 

Quel  sujet  pourtant  que  celui-làl  la  Fiancée  de  Corinlhe!  Ce  seul  titre 
vous  fait  rêver  d'un  chef-d'œuvre.  Goethe,  qui  souvent  se  prit  à  réflé- 
chir aux  conditions  du  drame  lyrique,  ne  dédaigna  pas  de  crayonner  des 
tcmario  d'opéra  en  mai^  de  plusieurs  de  ses  ballades.  Rien  ne  prouve 
qu'il  n'ait  point  un  moment  songé  à  faire  pour  la  Fiancée  de  Corinthe 
ce  qu'il  Qt  pour  le  ConUe  prisonnier  (1)  et  telle  autre  originale  invention 
de  cet  inépuisable  répertoire,  où  les  peintres  et  les  musiciens  de  l'Alle- 
magne, et  chez  nous  Ary  Scheffer,  Delacroix  et  l'auteur  du  Dieu  el  la 
Bayadère  ont  tant  emprunté.  Le  sujet  comportait  trois  actes,  trois  grands 
actes,  ni  plus  ni  moins.  Le  premier,  posant  les  caractères,  préparant 
l'action,  nous  eût  fait  assister  au  mouvement  d'une  maison  antique  d'où 
le  christianisme,  partout  grandissant,  a  déjà  chassé  les  anciens  dieux. 
Nous  sommes  an  temps  de  l'empereur  Hadrien.  La  persécution  contre  )es 
chrétiens,  saps  avoir  encore  cessé,  se  ralentit,  et  la  croyance  nouvelle 
sortie  des  souterrains  du  premier  âge  commence  à  faire  son  chemin  à  ce 


(1)  Vojei  la  fiétmx  de  notre  tridactloD  des  Poénet  de  Goethe. 


;dOyGoO<îlc 


2dA  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

demi-jour  du  foyer  domestique  dont  le  mystère  convient  au  drame.  La 
maison  où  la  scène  se  passe  est  celle  d'un  patricien  de  Corinthe,  maison 
ouverte  à  toutes  les  discussions  libres  et  que  fréquentent,  en  môme  temps 
que  les  partisans  d'un  passé  qui  s'écroule,  les  sectateurs  de  l'idée  qui  va 
^générer  le  monde.  Démostrate  et  sa  femme,  sans  l'avouer  pourtant  et 
sans  en  aflicher  trop  haut  les  pratiques,  se  sont  convertis  au  christia- 
nisme, ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'être  en  rapports  d'intérêt  et  d'amitié 
avec  les  hommes  de  l'ancienne  foi,  beaux  esprits,  philosophes  et  préfets 
de  l'empereur  romain.  Dans  cette  famille  honnête,  libérale,  aimée  de 
tous,  le  désespoir  est  venu  s'abattre.  La  fille  de  Dëmosirate  et  de  Cba- 
rito,  Philinnium,  est  morte  récemment,  morte  sans  revoirie  ûancé  qu'elle 
adorait,  car  depuis  deux  ans  Mâchâtes,  altéré  de  science,  parcourt  le 
monde  et  visite  les  sanctuaires  de  l'Egypte  à  la  recherche  d'une  vérité 
dont  la  soif  le  tourmente.  «  L'ardeur  de  connaître  est  ce  qui  donne  à 
l'homme  sa  dignité,  et  même  alors  qu'il  erre  à  la  poursuite  du  vrai,  les 
dieux  ne  l'en  aiment  pas  moins  1  »  En  deux  années,  que  de  chaDgemeus 
accomplis!  Depuis  qu'il  a  quitté  celte  maison  pour  n'y  plus  rentrer  qu'en 
époux,  une  croyance  étrangère  a  grandi,  se  dressant  comme  un  mur 
entre  lui  et  sa  nouvelle  famille,  La  pauvre  trépassée,  elle  aussi,  a  cru 
au  dieu  nouveau,  et  ses  beaux  yeux,  avant  de  s'éteindre,  ont  versé  bien 
des  larmes  sur  l'erreur  de  l'ami  voyageant  aux  pays  lointains  et  deman- 
dant aux  morts  la  sagesse,  —  du  cher  fiancé  égaré  auquel  pourtant  par- 
delà  le  tombeau  elle  est  restée  fidèle,  «  Où  l'amour  unit,  là  ne  peut  la 
croix  séparer  (1).  n 

Cependant  un  jour,  inopinément,  Machales  revient.  On  le  voit,  sans 
être  attendu,  franchir  le  seuil  de  ce  toit  où  l'amour  le  ramène.  De  tant 
de  chemin  parcouru,  de  tabernacles  interrogés,  de  papyrus  déchiffrés, 
la  seule  vraie  science  qu'il  rapporte,  c'est  son  amour.  «  Malheur  au  faible 
cœur  en  qui  cette  flamme  peut  s'éteindre,  maudit  cent  fois  soit  l'oura- 
gao  qui  ravage  l'autel  sur  lequel  brûle  ce  feu  sacré  qui  fait  l'homme  pa- 
reil aux  dieux  et  maintient  l'univers  I  Les  prêtres  égyptiens  ont  un  oracle 
qui  prétend  que,  le  jour  où  s'écroulerait  le  Sérapéum,  s'écroulerait  aus.<J 
le  monde.  Le  sanctuaire  universel,  celui  qu'il  faut  défendre  et  fortifier 
au  prix  de  toutes  les  douleurs,  de  tous  les  sacrifices,  c'est  l'amour  I  J'aiine 
Philinnium,  par  elle  je  puis,  non  pas  seulement  vivre  heureux,  mais 
vivre,  et,  si  ce  beau  destin  m'était  ravi,  je  voudrais  m'enivrer  de  ma 
peine  jusqu'à  mourir  !  »  Témoin  de  cette  effusion  passionnée,  le  père  se 
refuse  de  porter  si  à  l'improviste  le  coup  suprême  à  l'infortuné  fiancé  en 
lui  révélant  toute  la  vérité.  La  inère  aussi  et  la  nourrice  consentent  à  se 
dépouiller  un  moment  de  leurs  habits  de  deuil,  il  sera  toujours  assez  lût 
pour  les  reprendre.  On  remet  au  lendemain.  En  attendant,  d'étranges 
pressentimens  s'emparent  de  l'âme  du  jeune  homme.  Les  réponses  dou- 
loureusement évasives  de  la  mère,  un  sanglot  mal  étouffé  de  la  nour- 
rice, un  mot  de  la  conversation  du  père,  «  la  plus  belle  moitié  de  ramoi"" 
n'est  pas  de  ce  monde,  »  et  surtout  ce  funèbre  suintement  contre  leque' 
rien  ne  prévaut  dans  une  maison  où  la  mort  a  naguère  mis  le  pied,  font 

(1)  Goethe,  la  Fimcù  d«  Corinihr. 


îdoyGoo<^lc 


REVUE.    —   CUROMQUE.  266 

succéder  à  la  joie  du  premier  abord  le  trouble  et  l'anxiélé  du  second 
mouvement.  Et  c'est  sur  cette  impression  de  navrante  mélancolie  que  le 
premier  acie  se  termine.  Au  second,  l'action  se  déploie,  et  l'on  devine  à 
quels  elTets  d'épouvante  et  d'émotion  doit  atteindre,  ainsi  ménagée,  la 
grande  scène,  prévue  de  loin,  du  vivant  et  de  la  morte. 

Au  théâtre,  le  fantastique  n'agit  qu'autant  qu'il  a  été  habilement  pré- 
paré. Amener  l'eCTet  et,  quand  arrive  l'instant  de  le  produire,  n'en  user 
qu'avec  la  discrétion  la  plus  sévère,  c'est  l'art  des  maîtres,  l'art  immense 
d'uD  Mozart  dans  l'apparition  du  commandeur,  où  les  trombones  sont 
introduits  pour  la  première  fois,  et  avec  quelle  puissance  alors  et  quelle 
inouie  solennilél  A  ce  compte,  il  ne  saurait  y  avoir  d'opéra  fantaslique 
en  un  acte.  Ce  n'est  pas  la  lumière  électrique  qui  fait  le  spectre,  c'est 
l'imagination  et  la  science  du  poète.  Le  fantôme  de  cette  jeune  Glle,  ainsi 
évoqué  à  brùle-pourpoint,  dans  la  même  heure,  dans  le  même  décor  et 
sans  qu'on  ait  eu  le  temps  de  prendre  au  sérieux  l'anecdole,  produit  sur 
irae  salle  juste  la  même  somme  de  terreur  que  tel  personnage  d'une 
féerie.  Tant  d'autres  données  peuvent  servir  de  thème  à  ce  qu'on  appelle 
an  théâtre  un  lever  de  rideau,  que  j'estime  qu'on  ne  se  fâchera  jamais 
assez  de  voir  les  plus  grands  sujets  de  la  poésie  mis  en  œuvre  de  la 
sorte  et  dépensés  en  petite  monnaie.  D'ailleurs,  même  aux  temps  où  la 
mythologie  llorissait  le  plus  à  l'Opéra,  ces  réductions  en  un  acte  de  l'an- 
tique n'ont  jamais  réussi;  Hérold,  le  grand  Hérold  de  Zampa  et  du  Pri- 
aûx-CUrci,  écrivit  jadis  une  Lasikénie  ;  qui  s'en  souvient? 

Retournons  au  poème  de  Goethe,  à  la  Fiancée  de  Corinthe,  et  voyons 
ce  qu'aurait  pu  donner  à  l'Opéra  ce  second  acte.  Un  chœur  d'abord.  C'est 
la  nuit,  Démostrate  installe  ses  hôtes.  Grecs  et  Romains  se  retirent,  et 
bientôt  tout  repose  dans  cette  maison,  où  les  dieux  antiques  et  la  croix 
régnent  ensemble  côte  à  côte  sous  le  même  abri.  Un  homme  veille  pour- 
tant, c'est  Mâchâtes,  le  fiancé  de  Philinnium.  Seul  dans  cette  chambre 
que  la  lune  éclaire  de  reflets  livides,  i!  s'entretient  avec  ses  souvenirs, 
rfive  tout  haut  de  celle  dont  l'absence  est  un  mystère.  Nul  encore  n'a 
parlé,  et  déjà  il  sent  qu'un  destin  sinistre  l'enveloppe.  Il  appelle.  On 
frappe  doucement,  la  porte  s'ouvre,  Philtnnium  apparaît  sur  le  seuil  au 
milieu  d'un  nimbe  de  clarté,  pâle,  vêtue  de  bland,  un  scapulaire  noir  sur 
sa  poitrine  où  brille  une  croix  d'argent,  la  tête  ceinte  de  cyprès  et  voilée. 
Mâchâtes  s'élance  pour  l'embrasser,  puis  soudain  recule. 

PnjUNNiDM.  —  D'où  te  vient  cet  eiïroi?  'la  prière  n'est-elle  pas  exaucée? 

Mâchâtes,  !■  coniampiut  loojoun  «t  de  piiu  en  ptai  uonbiA.  —  Cette  pàteurt  ce 
silence!  Es-tu  Philinnium?...  Kl  ta  main,  ta  main  si  froidel 

PtuuNNiuu.  —  Ne  t' éloigne  donc  pas.  (MaDii>it»D  arxa.)  Là  du  moins  la 
chaleur  ne  s'est  pas  éteinte. 

MicHATEs.  —  Comme  ces  deux  ans  t'ont  changée  !  La  flamme  de  ta  pas- 
sion où  s'est-elle  envolée?  Plus  d'éfan,  plus  d'ardeur,  et  cet  air  de  mystère, 
cet énigma tique  silence  qui  tantôt  m'effrayait  chez  tes  parens,  et  qui,  toi 

aussi,   l'environne!   {BU«fich«inlD<  T«nleUtde  npo>«li'aal«il.  Ss  npprocbutetlBi 

pntutb  mun.)  Ton  regard  si  tendre  et  si  doux  qui  jadis  enivrait  l'amant, 
je  ne  le  retrouve  plus;  à  cette  heure,  c'est  un  autre  regard  !  Il  semble  que 


ivCoot^lc 


266  BEVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

toD  œil,  OÙ  le  mien  plonge,  me  doooe  le  vertige  sacré  de  l'abîme.  Oh! 
laisse,  laisse-moi  te  contempler  et  me  taire!,.. 

PiiiLiNN[UM.  —  Tu  dis  vrai,  mon  amour  s'est  transfiguré,  et  désormats 
t'attire  inviDctblement  vers  la  couche  proronde...  Ckh  !  ne  te  défeuds  pas, 
l'amour  vient  ici  pour  te  sauver! 

MACHATES.  —  Arrête,  Philinnium,  trêve  de  ces  énigmes  qui  me  tortu- 
rentl  La  science  n'a  que  faire  au  cœur  d'une  jeune  fillel  ' 

Philinnium.  —  Que  n'as-tu  un  seul  instant  dormi  aux  lieux  où  je  re- 
pose! tu  saurais  alors  des  secrets  que  jamais  encore  n'ont  pénétrés  le; 
sages  de  ce  monde! 

Macrates.  —  Et  d'où  te  viendrait  à  toi  cette  connaissance  vers  laquelle 
ont  tendu  mes  efTortset  mes  voyages...  As-tu  visité  l'antre  de  Trophonius* 

PfliLiNNiuM.  —  Peut-être,  en  tes  explorations  errantes,  as-tu,  sans  l'y 
arrêter,  passé  près  de  la  source  qui  seule  eut  à  jamais  apaisé  ta  soif... 
(Elle  ia  lèTO  impoiaDie  at  calme. )  Ohl  crois-eo  ma  parole,  les  anciens  dieux,  à 
chers  qu'ils  te  soient,  ont  dès  longtemps  quitté  cette  maison.  Renonce- 
les,  et  ce  que  l'amour  alors  te  donnera  vaudra  mieux  que  la  plus  belle 
nuit  de  bonheur. 

Hachâtes.  —  Renier  la  foi  des  aïeux,  rejeter  les  dieux  dont  mon  eo- 
fance  ne  pfonon(;a  les  noms  qu'avec  respect,  ces  dieox  qui  plus  tard, 
homme,  m'ont  guidé  par  la  main  vers  les  hauteurs  de  la  sagesse!...  Et 
quelle  croyance,  réponds,...  as-tu  à  m'offrir  en  échange?... 

PhIUNNIUH,  montr»Bl  da  doigt  le  finn»in.nt,  et  d-nne  Toii  protonde.  Il  eSt  éCflt  : 

Tu  n'adoreras  qu'un  seul  Dieu  au  ciel  et  sur  la  terre,  le  Dieu  feit 
homme  et  mort  pour  nous  sur  la  croix! 

Macrates.  —  Ûo  Dieu  unique  I  Ainsi  l'immensité  ne  serait  plus  qu'un 
désert?  et  nos  dieux  bien-aimés  auraient  fui  au  pays  du  mensonge?  Daos 
nos  bois. et  sur  la  montagne  plus  de  trace  d'êtres  sacrés?  la  dryade 
muette,  l'oréade  inanimée?  Jupiter  chassé  de  son  trône,  la  sagesse  de 
Minerve,  raillerie,  les  chants  d'Apollon,  vain  écho!  les  dieux  de  li 
Grèce  ont  passé  !  Qui  donc  t'a  dit  cette  parole?  pourquoi  nous  plaindre 
de  l'écroulement  de  notre  monde,  si  la  Mort  jusque  dans  les  régioos 
de  l'éiher  promène  ses  ravages?  Et  qui  ne  serait  heureux  de  mourir 
quand  les  dieux  eux-ntémes  s'en  vont? 

Philinnium.  —  Nos  dieux  ont  fait  leur  temps,  leur  règne  était  mesura. 
Ne  méconnais  pas  l'esprit  qui  te  visite.  Ce  que  je  te  rappone  est  la 
vérité,  écoute  et  cnoisl 

Machatbs.  —  Quel  langage  dans  la  bouche  d'une  fiancée  I  Tu  ne  me 
connais  plus,  tu  ne  veux  plus  me  comprendre.  Cette  entrevue  est  un  su- 
prême adieu  ;  je  m'explique  à  présent  et  la  réserve  de  ton  père  et  les 
discours  funèbres  de  ta  mère.  J'ai  franchi  ce  seuil  pour  mon  malheur; 
mais  qui  donc  vous  a  tous  ainsi  changés?  Une  nouvelle  croyance,  étrau- 
gère  à  moi,  s'est  emparée  de  vos  esprits.  Tu  fois  l'ami,  l'amant  inh»- 
bile  à  deviner  le  sens  de  tes  sombres  paroles,  tu  méprises  mon  amour, 
malheur  à  moi  ! 

PmuNNiuM,  l'auituiivioUmiiieiitMtionHin.  —  Machates,  mon  fiancé,  mou 
amour  ne  s'est  pas  démenti,  car  l'amour  est  infini,  éternel,  et  son  r^^e 
s'étend  de  l'autre  côté  de  la  vie;  mais  je  veux  que  le  tien  aussi  se  trans- 


D,atizedOyGoO<^lc 


BETUB.    CHRONIQUE.  2ô7 

fonne.  et  tu  verras  alors  que  jusque  dans  les  bras  de  la  mort  il  ^Atera 
les  jouissances  de  la  vie.  Tu  pâlissais  tautdt  quand  ma  m&re  te  parlait 
de  l'existence  future  et  des  Smes  trépassées;  pourquoif  le  baiser  de  la 
mort  n'est  glacé  qu'autant  que  ta  veine  bat  des  pulsations  de  la  vie  ter- 
restre. Avec  elle  s'évanouit  tout  sentiment  d'épouvante.  Ici  n'est  que 
l'eaveloppe,  là-bas  est  la  Hamme,  l'éclair.  Viens,  parlons  pour  le  pays 
où  Psyché  rencontra  l'Amour,  où  les  flots  du  Léthé  nous  verseront  l'oubli 
et  l'ivresse  éternelle... 

Haœates.  — Chère  et  belle  visionnaire,  le  monde,  toi  et  moi,  nous 
retient  encore;  mais  j'éprouve  à  l'écouler  une  joie  ineffable,  et  je  sens 
que,  si  d'en  haut,  h  cette  heure,  la  voix  d'un  dieu  me  parlait... 

Phiunmuu.  —  Eh  bien? 

Hachâtes.  —  Je  ne  dirais  pas  non  à  son  appel. 

PmUNNEUM.  —  Cette  voix  t'appelle,  obéis...  (  Lui  coupmt  an«  boucla  da  cberani- 

Uachates,  te  voilà  Dancé!  Veux-tu  me  suivre?  (BUsniùiumiio.) 

Mâchâtes.  —  Te  suivre!  Quel  trouble  étrange  me  pénètre,  si  profond 
et  si  douxl  Mon  cœur  bat  plus  léger...  Te  suivre,  ma  bien-aimée,...  ofi 
te  suivre?,., 

PaujNNiuH.  —  Ahl  ne  te  méprends  pas  sur  la  flamme  dont  je  brûle 
aujourd'hui;  réponds.  Mâchâtes,  consens-tu  à  me  suivre  où  je  vaisT... 

Mâchâtes.  —  Oui,  je  le  veux! 

PHimMiiu. —  Infortuné!  Tu  le  veux,...  tu  le  veux...  Connais-tu  la  mai- 
son de  mon  père,  connais-tu  mon  père? 

Mâchâtes,  tvc  usetpaii.  —  Laisse-moi  mourir  sur  ton  sein.  Cette  terre 
désormais  n'est  plus  rien  pour  moi... 

Nous  avons  conduit  la  pièce  jusqu'à  la  grande  scène  du  second  acte; 
quant  au  troisième.  Goethe  n'a  laissé  là-dessus  aucun  renseignement.  Il 
est  permis  cependant  de  supposer  de  quel  côté  il  y  aurait  à  chercher.  Si 
mystérieuse  qu'ait  été  l'entrevue  de  la  Qancée  de  Corinlhe  et  du  jeune 
Athénien,  le  secret  en  a  transpiré.  La  nourrice,  rôdant  la  nuit,  a  reconnu 
le  spectre,  raconlé^on  épouvante  à  la  mî:ra,  et  bientôt  l'histoire  emplit  la 
maison.  Chacun,  à  son  point  de  vue,  la  commente.  «  Au  cri  d'effroi  de  la 
nourrice,  dit  l'esclave  Davus,  je  me  suis  éveillé,  glissé  jusqu'à  la  porte, 
et,  n'osant  ouvrir,  j'ai  regardé  par  les  fentes.  Non,  le  délire  ne  m'égarait 
pas.  Je  sais  ce  que  j'ai  vu,  c'était  Philinnium  assise  sur  le  lit  près  du 
jeune  homme  et  dans  les  habits  dont  on  la  revêtit  pour  l'ensevelir.  Il  lui 
offrait  du  vin  dans  une  coupe,  où  ses  lèvres  plongeaient  avidement.  Elle 
et  lui  échangeaient  des  présens;  ce  n'était  point  là  une  illusion,  un  fao- 
lAme...  Elle  vivait;  j'allais  m'en  convaincre,  la  toucher,  quand  soudain 
lecoq  a  chanté,  le  jour  s'est  fait,  et  tout  a  disparu,  u  Cependant  les  au- 
tres hôtes  hésitent  à  croire.  Un  d'eux,  en  prévision  d'un  soulèvement 
CHilre  les  chrétiens  que  la  nouvelle,  se  répandant,  peut  amener  dans  une 
ville  où  le  vieux  levain  du  paganisme  fermente  encore  sous  l'influence 
des  prêtres  et  des  devins,  —  le  Grec  Phlégon,  —  demande  une  enquête 
immédiate.  «  Et  d'abord,  dit-il  au  père,  est-ce  bien  vrai  que  ta  flUe  soit 
morte?  Ton  esprit  n'est-il  pas  dupe  de  Ion  pauvre  cœur?  L'air  qu'on 
respire  ici  crée  des  fantômes.  Avec  vos  pratiques  nouvelles,  sait-on  dé- 


ivGoo'^lc 


268  BEVDE  DES   DEUX  MONDES. 

sonnais  qui  vit  et  qui  meurt?  Jadis  l'ume  sacrée  recevait  pieusement 
les  cendres  du  cadavre,  et  l'àme  rendue  à  son  élément  remontait  se 
perdre  dans  l'éther.  Avec  cette  manière  d'enterrer  les  morts,  de  livrer 
comme  des  chiens  à  la  pourriture  les  corps  de  ceux  que  nous  aimons, 
nulle  sécurité  n'est  plus  permise.  Les  voleurs  seuls  y  tcouveut  leur 
compte.  Qui  te  dit  que  la  sépulture  de  ta  fille  n'a  pas  été  pillée,  et  que 
sous  tes  habits  de  la  morte  quelque  maîtresse  de  Mâchâtes  n'est  pu 
venue  le  visiter.  » 

Mâchâtes,  lui  aussi,  en  arrive  à  douter  de  ce  qu'il  a  vu.  Si  c'était  une 
invention  de  la  famille  pour  rompre  les  engagemens  d'autrefois?  Mwte, 
Philinnium!  cendre  et  poussière,  celle  qui  l'a  pressé  entre  ses  bras  cette 
nuit  en  Idl  disant  :  h  Les  flammes  de  l'amour  ne  sont  pas  pour  s'éteindre 
jamais  dans  mon  cœur,  et  continuent  encore  à  brûler  alors  que  la  toiiD 
inflexible  du  destin  a  dans  les  flots  de  l'Achéron  étouffé  le  flambeau  de 
l'hymen  I  »  Si  ce  qu'attestent  le  père  et  toute  celte  famille  était  vrai,  si 
Philinnium  en  effet  a  par  leurs  mains  été  déposée  dans  la  tombe,  que! 
est-il  donc  ce  Dieu  qui  réveille  ainsi  les  morts,  ce  Dieu  vivant  qui  res- 
suscite corps  et  âme,  ceux  qui  ne  sont  plus!  Quel  que  soit  l'Elysée  où 
sa  Oancée  habite.  Mâchâtes  n'a  désonnais  qu'un  désir  :  la  rejoindre.  An 
deuil  de  l'amant  se  mêlent  les  regrets  infinis  de  l'homme  qui  voit  s'ëcroa- 
ler  l'édifice  de  ses  croyances.  La  mélancolie  que  semble  avoir  ignorée 
l'antiquité  entre  dans  l'histoire  du  monde  à  cette  heure  crépuscuiaire, 
Malgré  son  amour,  malgré  l'invincible  attraction  qu'il  subit ,  Mâchâtes 
restera  virilement  fidèle  au  passé.  11  sait  que  son  idéal  n'est  plus  li 
vérité.  «  La  nuit  dans  ses  profondeur?  recèle  plus  de  miracles  que  le 
jour  n'en  éclaira  jamais,  et  de  tous  ces  miracles  le  plus  grand,  c'est  li 
croix!  »  Ces  paroles  de  Philinnium  ne  lui  sortent  pas  de  la  mémoire,  et 
pourtant  il  ne  reniera  rien  de  ce  que  ses  pères  ont  adoré.  Au  déclin  da 
soleil,  quand  l'Acrocorinthe  disparaît  dans  l'ombre,  on  le  voit  se  traîner 
autour  du  temple  de  Proserpine  pleurant  son  Olympe  désert,  ses  lorSts 
veuves  de  leurs  divinités  et  saluant  d'un  dernier  regard  le  scintillement 
des  étoiles  qui  lui  semblent  là-haut  briller  comme  des  larmes  fuDërains 
sur  le  vaste  linceul  de  l'Hellade  expirée.  Il  attendra  là  que  minuit  vienne 
pour  regagner  la  chambre  nuptiale,  y  retrouver  Philinnium  et  mourir 
dans  ses  bras.  Ses  amours  ne  sont  plus  de  ce  monde,  ses  dieux  s'en  sont 
allés,  pourquoi  vivrait-il? 

Voilà  quelle  eût  dû  être  à  notre  sens  l'interprétation  dramatique  de  la 
pensée  de  Goethe.  !^e  voir  dans  un  pareil  poème  qu'une  légende  onfi- 
naire,  un  conte  de  revenans  à  mettre  en  musique  pour  donner  au  public 
du  ballet  nouveau  le  temps  d'arriver,  c'est  assurément  se  tromper  d'épo- 
que. On  dira  :  Le  théâtre,  la  musique  surtout,  ne  sauraient  que  faire  de 
ces  subtilités  métaphysiques.  C'est  possible,  quoique  avec  Beethoven  on 
en  ait  bien  vu  d'autres;  mais  alors  pourquoi  cette  manie  de  toucher  aitt 
plus  grands  sujets  pour  les  découronner  de  l'idée  qui  fait  leur  gloire! 
Sera^^e  donc  aussi  un  conte  de  revenans  que  Hamlell  et,  si  pour  mettre 
à  l'Opéra  ce  chef-d'œuvre  du  génie  humain  il  faut  également  en  ôterla 
mitaphyiique,  ne  vaudrait-il  point  mieux  inventer  autre  chose?  Il  y  a  da 
reste  une  question  sur  laquelle  aujourd'hui  tout  le  monde  est  d'accord  : 


lETUE.    —   CHROMIQUE.  269 

)es  vieilles  routines  ont  vécu.  A  l'Opëra  comme  ailleurs,  tout  est  à  re- 
noDveler.  11  fut  ud  temps  où,  pour  traiter  un  sujet,  la  première  condi- 
tioD  était  d'en  évincer  soigneusement  l'idée  :  natura  abhorret  a  vacuo. 
En  poésie,  en  peinture,  en  musique,  c'était  au  contraire  le  vide  qu'on 
cherchait,  qu'on  voulait.  Ce  système-là,  grâce  à  Dieu,  n'a  plus  cours. 
Trente  ans  d'eiïorts  victorieux  en  ont  affranchi  la  scène.  En  fait  de  com- 
biDaisons,  tout  a  été  essayé,  épuisé,  il  n'y  a  de  salut  désormais  à  l'Opéra 
que  dans  les  idées.  Pourquoi  vouloir  toujours  éluder?  On  commence  par 
s'écrier  :  C'est  impossible;  mais  a-t-on  compris  seulement?  Sait-on  ce 
que  l'idée  d'uo  maître  peut  rendre,  transportée  d'un  art  daos  un  autre? 
Quand  un  Beethoven  prend  pour  thème  le  Coriolan  de  Shakspeare,  i'Eg- 
mont  de  Goethe,  voyons-nous  qu'il  ait  si  à  cœur  d'éviter  l'idée?  Quels 
sont  tes  grands  sujets  historiques  et  psychologiques,  les  entretiens  de 
Vàme  avec  Dieu  et  la  nature,  que  tes  Symphonies  n'aient  abordés?  Et 
Heyerbeer,  je  le  demande,  tiendrait-il  à  l'Opéra  celle  place  souveraine, 
exercerait-il  sur  les  générations  présentes  cette  autorité  posthume,  s'il 
n'eût  été  ce  remueur  d'idées  que  nous  avons  connu?  —  Je  ne  veux  pas 
cependant  que  cette  discussion  m'entraîne  trop  haut  et  m'empêche  d'ap- 
préder  le  mérite  d'un  petit  acte  dont  le  tort  le  plus  grave  est  d'avoir  été 
COD^u  dans  une  poétique  dont  jamais  je  n'admettrai  l'utilité.  Cela  s'inti- 
tulerait (a  /'tancée  d'Abydos,  de  Déloi  ou  de  Tinédos,  je  n'y  trouverais  rien 
h  redire  ni  à  dire.  Où  le  péché  commence,  c'est  à  la  liberté  par  trop 
grande  qu'on  prend  à  l'égard  des  chefs-d'œuvre.  Je  (e  répète,  on  ne 
fait  point  un  acte  avec  ia  Fiancée  de  Corinlhe.  Maintenant,  si  je  consi- 
dère cet  acte  en  dehors  des  idées  que  le  seul  titre  provoque  en  moi,  je  le 
trouve  agréable,  él^amment  rimé  et  fort  à  souhait  pour  la  circonstance. 
La  musique  de  M.  Duprato  sied  è  l'ouvrage.  C'est  d'un  fantastique 
modéré,  avec  de  la  passion  à  fleur  de  voix,  un  orchestre  dont  toutes  les 
sonorités  sont  bien  dans  la  main  qui  les  gouverne,  et  par  instans  de  la 
mélodie.  Cn  style  clair,  aisé,  sans  trop  de  traces  d'improvisation  ni  de 
léminiscences.  Je  ne  dirai  pas  que  cette  musique  ait  le  pressentiment  de 
l'inrmi,  qu'elle  dépasse  la  portée  anecdotique  du  poème.  Évidemment 
lî  question  du  monde  surnaturel  n'est  point  une  de  celles  qu'en  se  met- 
tant au  piano  l'auteur  se  soit  posées;  mais  k  défaut  d'aspirations  Irans- 
ceodanles  il  y  a  dans  cette  mélopée  souvent  pathétique,  dans  ces  modu- 
lations presque  toujours  ingénieuses,  une  virtuosité  qui  vous  captive.  En 
d'autres  temps  M.  Duprato,  le  musicien  lin  et  charmant  des  Trovalelles, 
eût  été  peut-être  un  Monsigny,  un  Dalayrac;  si,  tel  que  vous  le  voyons, 
il  fait  aujourd'hui  de  tout  un  peu ,  s'il  voyage  de  l'Opéra-Comique  anx 
Fantaisies-Parisiennes,  et  des  Fantaisies  à  l'Opéra,  s'il  se  guindé  jusqu'à 
l'antique,  la  faute  en  est  aux  poèmes  qu'on  lui  donne  et  qu'il  accepte, 
ne  les  pouvant  commander. 

Oui  d'ailleurs,  par  le  temps  qui  court,  peut  se  vanter  d'avoir  son 
style?  Dans  l'absence  de  maîtres  s'imposant  au  public,  quel  talent  reste 
Gdèle  à  la  manière  de  ses  premiers  jours?  Par  combien  d'avatars  ont 
passé  depuis  quinze  ans  M.  Gounod,  M.  Thomas,  Verdi  lui-même?  Tout 
le  monde  aujourd'hui  a  le  style  de  tout  le  monde.  Personne  plus  adroi- 
tement que  M.  Dupralo  ne  pratique  cet  éclectisme.  11  a  le  secret  de  ce 


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270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire  composite  dont  les  partitions  de  Faust,  de  Mignon,  de  Romio  ti 
Juliette  portent  la  marque,  et,  pour  avoir  jusqu'à  présent  moins  réusa 
que  M,  Gounod  et  M.  Thomas,  il  s'entend  tout  aussi  bien  qu'eux  ï  ma- 
nier, à  nuancer  son  orchestre,  à  combiner  selon  la  formule  du  Meyerbeer 
avec  du  Mendeissohn.  Ce  qui  pourtant  lui  appartient  en  propre  dans  celle 
partition  nouvelle,  c'est  le  brindisi  que  chante,  la  fiancée  morte  en  offrant 
la  coupe  à  son  amant.  L'accent  mélodique  et  passionné  vibre  en  ces  quel- 
ques mesures,  qui  sont  la  vraie  contre-partie,  et  non  moins  inspirée,  de 
l'hymne  de  Galatée,  Contre-partie,  je  disais  bien.  En  effet  dans  Gaklit 
la  vie  boit  à  la  mort,  qu'elle  anime  et  féconde;  ici  au  contraire,  c'est  la 
mort  qui  de  son  cûté  attire  la  vie.  —  M"'  Mauduit  enlève  ces  couplets  u^ 
vaillamment.  Pour  la  première  fois  que  la  jeune  cantatrice  crée  un  rôle, 
on  ne  pouvait  mieux  réussir.  Encore  est-ce  non  pas  un  rôle,  mais  deni 
qu'elle  joue,  car  à  l'Opéra  la  fiancée  de  Corinlhe  se  dédouble.  Noos 
avons  affaire  à  deux  sœurs  également  charmantes,  également  énamou- 
rées du  benu  Lysis.  Chloé,  Dafné,  Lysis,  pourquoi  ces  noms  d'églogne 
en  pareil  chapitre?  Des  deux  filles  du  pêcheur  Polus,  l'une,  Dafné,  fiancée 
à  Lysis,  glis.se  d'un  rocher  et  se  noie  : 

Elle  est  au  sein  des  flots,  la  belle  Tuentino; 

l'autre,  Chloé,  tout  en  pleurant  sa  sœur  chérie,  travaille  à  lui  succéder 
dans  le  cœur  du  jeune  homme,  et  c'est  pour  couper  court  à  ce  pellt  ma- 
nège, d'ailleurs  fort  innocent,  que  la  fiancée  de  Corinthe  revient  de  l'autre 
monde,  ce  qui  donne  à  son  apparition,  immédiatement  suivie  de  la  mort 
du  jeune  homme,  quelque  chose  d'atroce  et  d'anti-dramatique;  car. 
somme  toute,  on  ne  s'intéresse  à  personne  en  cette  action,  pas  même  à  ce 
vieux  pêcheur  pleurard  et  auvergnat  qui  renie  la  mer,  où  sont  les  sardines 
et  les  crevettes  qui  te  font  vivre,  et  ne  parle  jamnis  que  de  s'en  aller  sur 
la  montagne  p«rmi  les  pasteurs  ! —  M"'^  Mauduit  représente  donc  les  deus 
sœurs,  la  vivante  et  la  morte;  mais  évidemment  ses  prédilections  incli- 
nent  toutes  du  côté  de  la  morte.  Quand  je  l'ai  vue,  au  lever  du  rideau, 
soupirer  son  élégie  et  tourner  ses  fuseaux  en  Cendrillon  de  vase  étrusque. 
j'ai  craint  d'abord  quelque  mésaventure.  Heureusement  j'avais  compté 
sans  le  vampire.  Celte  scène  fantastique  a  tout  sauvé.  Sous  ce  flot  de  lu- 
mière électrique,  svelte,  charmante,  bien  drapée,  sa  couronne  d'algues 
marines  dans  les  cheveux,  elle  a  dit  le  brindisi  des  flani;ailles  de  sa  belle 
et  chaude  voix  d'Alice  dans  Robert  et  joué  en  cantatrice  désormais  sftre 
de  son  avenir. 

La  même  soirée  montrait  au  public  la  reprise  du  Corsaire,  un  baliel 
de  date  ancienne,  mais  rajusté,  rhabillé,  requinqué,  splendide  el  lonl 
battant  neuf  de  décors,  de  soie  et  de  paillons.  Ce  vaisseau,  plein  d'ivresses 
bachiques  et  autres  oii  les  uscoques  de  Byron  boivent  le  vin  de  Obj^pre  du 
pacha  aux  bras  de  ses  esclaves  favorites,  ce  vaisseau,  jadis  si  fameut 
s'étail,  on  le  sait,  englouti  dans  l'incendie  qui  dévora,  il  y  a  quelque 
années,  le  matériel  de  la  rue  Richer.  L'administration  l'a  reconstruit  et 
remis  à  Ilot,  mieux  appareillé  et  mieux  pourvu  que  jamais  d'une  riche 
cai^aison  de  bayadères.  Un  tel  spectacle  ne  se  peut  voir  qu'à  l'Opéra- 
On  ne  cesse  de  nous  parler  des  féeries  du  boulevard.  Il  conviendrait  pour- 


D,atizedOyGoO<^lc 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  271 

taat  d'être  juste  une  bonne  fois  et  de  reconnaître  la  difTérence  qui  existe 
entre  ces  lanternes  magiques  abrutissantes  qu'on  appelle  grosslÈrement 
des  pièces  à  femmes  et  la  mise  en  scène  intelligente  d'un  ouvrage  choré- 
graphique exécuté  par  des  sujets  de  premier  ordre.  M"°  Adèle  Granzow 
joue  cette  Tois  le  rôle  de  la  Médora  du  poète,  créé  jadis  par  la  Rosati,  et 
s'y  montre  par  momens  très  pathétique,  bien  que  chez  elle  la  pantomime 
oe  tienne  que  la  seconde  place.  Comme  danseuse,  c'est  un  talent  exquis. 
HIe  a  des  évolutions  aériennes,  des  parcours  à  travers  la  scÈne  qui  dé- 
lient les  plus  brillans  souvenirs,  s'enlève  d'ensemble  avec  un  velouté 
d'oiseau  de  nuit,  et  jamais  on  n'a  vu  de  jolis  bras  mieux  danser.  Plus 
savante  sans  doute  et  d'une  personnalité  plus  prononcée,  la  Mourawiew 
n'avait  pas  cette  grSce  accomplie.  En  revanche,  les  poinles  de  la  Moura- 
wiew restent  un  secret  pour  tout  te  monde,  et  pour  sa  compatriote  Adèle 
Granzow  plus  encore  que  pour  la  Fioretti,  une  Italienne  toute  phospho- 
rescente de  verve  et  de  gentillesse,  et  qui,  sur  ce  terrain,  dame  le  pion  à 
l'école  russe.  —  A  tous  les  points  de  vue,  on  a  donc  bien  fait  de  reprendre 
le  Corsaire.  L'action  en  est  pittoresque,  amusante,  et  la  musique  aussi. 
Adam  excellait  dans  ce  genre  de  partitions  à  grand  spectacle,  improvi- 
sant, maraudant,  transcrivant  d'une  plume  cursive  les  idées  des  autres 
péle-méle  avec  leâ  siennes.  Il  y  a  de  tout  dans  ce  caphamaûm,  où  les 
poais-neufs  s'emmagasinent  à  côté  de  perles  mélodiques  de  la  plus  belle 
eau.  Fait  assez  curieux,  ce  compositeur,  d'un  goût  volontiers  trivial  et 
qui  dans  ses  opéras  n'échappe  au  boui^ois  que  par  le  populaire,  Adam, 
quand  il  écrit  de  la  musique  de  ballet,  touche  à  la  poésie.  Dans  Giselle 
par  eiemple,  il  y  a  le  clair  de  lune.  Qui  n'a  retenu  cette  phrase  ravis- 
sante dont  la  mélancolie  si  bien  vous  dépayse  qu'on  se  croirait  en  plein 
Wendelssohn,  J'en  dirai  autant  de  la  partition  du  Corsaire.  Sans  parier 
de  la  distribution  chorégraphique  excellemment  comprise,  des  récits  et 
des  pas  toujours  bien  réglés  selon  les  convenances  du  sujet,  vous  rencon- 
trez à  chaque  instant  dans  le  dialogue  des  inspirations  d'une  grâce  déli- 
cieuse, et  pour  en  citer  une  au  hasard,  cette  phrase  du  cor  au  second  acte, 
ioDt  épanouie  et  qu'on  voudrait  entendre  moduler  par  un  Vivier.  Trois 
maîtres  français,  Hérold,  Adam,  M.  Auber,  ont  composé  des  ballets  qui 
resteront  des  œuvres  musicales.  La  Belle  an  bois  dormant,  la  Somnam- 
bule, complètent  le  cycle  du  chantre  de  Marie  et  du  Prè  aux  Clercs;  Gi- 
ttUe  ouvre  une  veine  que  chez  Adam  on  ne  retrouve  nulle  part;  je  me 
trompe,  un  de  ses  opéras,  un  seul,  a  cette  note,  Giralda.  Très  peu  de 
gens  lui  en  ont  tenu  compte,  étouffée  qu'elle  était  sous  des  qualités  d'un 
ordre  moins  élevé,  et  qui  devaient  en  somme  faire  la  popularité  de  son 
r^rtoire.  En  1840,  nous  le  vîmes  à  Berlin,  écrivant  la  partition  des 
Bamadryadss,  le  premier  en  date  de  ses  ballets.  Ce  fonds  courant,  iné- 
pnisable  qu'il  avait,  le  servait  beaucoup  en  ces  occasions.  AITairé,  en- 
fiévré, il  se  plaignait  d'être  atteint  d'une  sorte  d'hystérie  musicale  qui  le 
fondit  à  produire  bon  gré  mal  gré,  sans  relâche.  Qu'une  inspiration  ainsi 
SDrmenée  eût  des  défaillances,  quoi  de  plus  naturel  ?  Pouriant,  dans  cote 
série  d'œuvres  hâtives,  la  somme  de  motifs  bien  venus  dépasse  encore 
celle  des  redites.  Pour  écrire  un  ballet,  il  faut  soi-même  aimer  la  danse, 
art  charmant  où  la  statuaire  et  la  masique  confondent  leurs  lignes  et 


îdoyGoO<^lc 


272  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  rhythmes.  Demandez  à  M.  Auber,  le  connaisseur  par  excelleoce 
dont  le  diletiantisme  raffiné  devait,  au  couronnement  de  sa  carrière,  pro- 
duire ce  chef-d'œuvre  de  musique  chorégraphique,  hommage  eiquis 
d'Anacréon  à  Terpsichore,  qu'on  appelle  le  ballet  de  Marco  Spada. 

Ce  monde  des  ihéàlres  a  des  mystères  qui  en  vérité  vous  déconcerteoi. 
Inabordable  pour  les  uns,  il  s'ouvre  à  d'autres  avec  une  facilité  qui  tient 
du  prodige.  Le  Itoiand  à  Roncevaux  de  M.  Mermet  a  battu  l'estrade  aa 
moins  vingt-cinq  ans  avant  de  trouver  moyen  de  se  produire;  comiiieo 
a-t-il  fallu  de  temps  à  M.  Jules  Cohen  pour  faire  représenter  sa  pariitiOD 
des  Blexieis,  et  cela  dans  des  conditions  qu'un  maître  aurait  à  peioe  le 
droit  de  réclamer?  On  le  donne  en  pleine  adluence,  on  met  dans  son 
enjeu  la  perie  du  théâtre.  M"'  Nilsson,  dont  les  dernières  représentations 
comptent  (double,  et  qui  platite  là  son  rouet  de  Martha  pour  s'en  aller 
cueillir  des  bleuets  dans  Us  bUs.  Quel  bouqueti  Vous  chercheriez  eu  vaia 
je  ne  dirai  pas  un  morceau,  une  phrase,  mais  une  simple  intention  ayant 
en  soi  quelque  originalité,  dans  cette  partition  empanachée  de  tous  les 
styles  et  qu'il  eût  été  si  facile  de  ne  point  écrire  et  surtout  de  ne  point 
représenter.  Pour  le  poime,  c'est  une  ballade  de  Victor  Hugo  accommo- 
dée au  goût  de  l'âge  d'or  du  mélodrame,  des  abbesses  de  Pigault-Lebnia 
dans  une  berquinadel  Je  me  figure  l'auteur  des  Orientales  assistant  à 
celte  bouffonne  mise  en  scène  an  sa  poésie  et  s'écriant,  comme  le  géo- 
mètre :  n  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  A  quoi  cela  peut-il  bien  servir 
d'amalgamer  ainsi  des  notes  et  des  mots  pour  ne  rien  dire?  »  Il  se  peut 
en  effet  que  ces  sortes  de  choses  ne  nous  profitent  guère  à  nous  autres, 
public  bénévole,  qui  ne  demanderions  qu'à  nous  divertir  un  peu;  mais 
tout  le  monde  là-dessus  n'est  pas  du  même  avis,  l'auteur  tout  le  pre- 
mier, qui,  je  suppose,  ne  se  plaint  pas  de  la  malechance. 

Au  théâtre,  il  n'y  a  pas  que  le  succès  qui  réussisse,  les  chutes  et  les 
demi-chutes  habilement  ménagées  tournent  aussi  par  occasion  à  béné- 
fice. Il  s'agit  de  tomber  avec  grâce,  comme  le  gladiateur  antique,  et  sur- 
tout de  savoir  s'arranger  de  manière  à  tomber  partout  et  souvent.  Le 
public  imbécile  et  distrait  ne  se  soucie,  la  plupart  du  temps,  ni  de  qoi 
l'ennuie,  ni  de  qui  l'amuse.  Pourvu  qu'on  prononce  votre  nom,  qu'on 
l'imprime,  qu'importe  le  reste?  A  l'âge  où  tant  de  pauvres  diables,  qui 
peut-être  un  jour  seront  des  grands  maîtres,  en  sont  encore  à  gueuser 
leur  malheureux  premier  i^retto,  H.  Jules  Cohen  a  déjà  parcouru  toute 
une  carrière.  Sans  parler  de  cette  œuvre  nouvelle  qui  ne  vaut  ni  plus  m 
moins  que  celles  qui  l'ont  précédée,  on  lui  doit  ii  l'Opéra-Comique  un 
MaUre  Clau.de  en  un  acte,  et  un  José  Maria  en  trois.  Ajoutons  à  ce 
bagage  fort  honnête  la  musique  des  chœurs  d'Xtftalie,  oui,  les  chœurs 
d'Âthalie  après  Mendeissohn!  Kl  c'est  naturellement  ceux-là  qu'aux  jours 
solennels  le  Tbéâtre-Frani^is  exécute.  Il  faut  bien  faire  quelque  chose 
pour  les  jeunes  compositeurs.  H  ne  manque  plus  désormais  à  l'auteur 
des  BkUets  que  de  s'installer  avec  un  ouvrage  en  cinq  actes  dans  le  f^ 
pertoire  de  l'Opéra.  Le  temps  aidant,  nous  l'y  verrons,  et  de  l'Académie 
de  musique  à  l'Institut  il  n'y  a  qu'un  pas.  F.  de  iagenevUs. 

L.  BuLoi. 


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CADIO 


NEUVIÈME   PARTIE. 


I  B   JUILLET     1795. 

[Onia  beores  da  soir,  «u  bout  de  ta  presqulte  de  Qaib«roD.  —  Un  buneau  i  la 
ctte,  —  Des  paysans  et  dea  chouans  bivouaquent  ou  campent  par  groupes  sur  la 
grèie  parmi  les  rochera.  —  Va  cbouao  fait  cuire  aae  ïolaille  k  peine  plumée 
au  fea  d'une  cantine,  quelques  autres  l'entourent  et  causent  il  voix  haate.  ) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

CHOU^ADS.  PaTSAHS,  en  OFflCIEH  ANGLAIS,   DN  tUKKt,  FeKMBS, 


LE  CHOUAN,  dam  un  dlalHI». 

Oni,  oui,  OD  a  été  entralaé,  poussé  comme  des  moutons  dans  une 
foire.  Qu'est-ce  qae  vous  voulez?  encore  une  panique  de  ces'imbé- 
eiles  de  paysans  I 

nii   PATSAN,  qui  puis.  4ui  dd  ulra  dlalKts. 

De  quel  pays  donc  que  vous  êtes,  vous?  Voiis  ne  vous  croyez  plus 
paysans,  parce  que  vous  avez  des  armes  et  que  nous  n'en  avons 
point? 

LE  CHOUAN. 

Il  fallait  en  demander  à  ceux  qui  en  donnaient,  mais  vous  aves 
mieux  aimé  les  vendre  que  de  vous  en  servir,  et  ça  ne  vous  a  sau- 
vés de  rien.  Vous  voilà  ici  comme  nousl 

LE  PATSAN. 

Peut-être  bien  qu'on  s'en  serait  mieux  servi  que  vous  autres,  qui 
TOUS  êtes  sauvés  les  premiers,  après  avoir  saccagé  notre  village. 

LES  ADTRBS  CHOCAHS. 

Qu'est-ce  qu'il  dit,  celui-là? 

LB  PREMIER  CHOOAIt. 

II  nous  insulte  1 

s  1867.  18 


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27&  SETUE  DES  DEUX  MONDES. 

DN  AUTRE,  n  ftjna. 

Prends  garde  qu'on  ne  te  mette  en  travers  du  feu,  toil  Tu  m'a 
l'Mr'd'un  républicain  honteux  ! 

D*  AUTRES  PATS  AN  S,  •'(pproektBt. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?  voyons  I 

LE  PSEMIEX  PATSAH. 

C'est  ces  volears-là  qoi  nbus  ont  pillés  tantAt,  et  qui  mangent 
nos  poules  pendant  que  no<J3  irons  nous  coucber  sans  souper. 

UNE   FEMME. 

Vous  dites  plus  vrai  que  vous  ne  pensez.  Voilà  mon  panier,  je  le 
reconnais  bien,  et  les  plumes  de  ma  poule  jaune.  Bendez-la-moi, 
vous  autres,  j'tù  mes  enfans  là-bas  qui  crient  la  faim  ! 

LE  CHODAK. 

Eh  hieni  viens  donc  un  peu  ici  la  dëbrocher  de  ma  baïonnette, 
ta  méchante  poule  de  deus  sousl  tâche  t 

LA  PEMHB,  Mt  piTHAi. 

Vous  n'avez  point  de  cœur  si  vous  laissez  malmener  comme  ça  le 
monde  de  votre  endroit! 

en  PATSAH. 

Ouït  n  faut  qu'on  nous  rende  ce  qui  est  à  nous.  Ces  gaenx>li 
m'ont  volé  mes  deux  moutons,  à  moïl 

en  DBS  CBOrAHS. 

Ça  n'est  pas  nous,  mais  ça  ne  fait  rien,  on  répond  les  uns  pour 
les.'autres.  Tout  ce  que  le  chouan  trouve  est  à  lui.  Tenez-vous 
tranquilles,  les  amisi  C'est  nous  qui  défendons  le  pays,  nous  avons 
droit  à  tout  ce  que  vous  avez. 

Vf  AtlTBE  FATSAN. 

Tous  défendez  le  pays,  vous?  Eh  bien  1  vous  n'en  défendez  m 
long  ni  lai^e,  puisque  nous  voilà,  gr&ce  &  vous,  sur  tin  pays  grand 
comme^a  langue  d'un  chien  et  lait  de  même. 

DR  DES  H  ABIT  ANS  DE  LA  PRESQD'iLI. 

C'est  VOUS  quiètes  des  langues  de  chiens,  dites  donci  Vous  ve- 
nez ici  nous  gêner  et  nous  aiïamer,  et  vous  méprisez  cotre  endroit 
par-dessus  le  marché!  (au  chonuu.)  Cognez-les  donc,  vous  autres, 

on  va  vous  aider!  (L«i  chonui*  >t  Ui  pajoni  ■•  b>tunt.  Lm  ramiDH  éftrtMt 
«ccoDTanl  poir  loaMnir  lenn  muii.  Le>  snraDi  »  i<riigi«it  dui  l«i  lochcn  su  pln- 
lut  «t  «D  criSDt.  Une  pstrouills  d*  la  gamtaan  ugliiia  mit*  et  itpMi*  siac  pciM  la 
combitUDi.  N*  posTUil  h  tain  compnndT*,  l«t  lolilab  angUi)  Iw  fnppant  <t  1m  ■*- 
■utiit.  —  Un  Tiiil  écnigit  t  chsTSl  accODrl  «t  ■•  tait  eipliqaei  U  cidm  du  tapvll*-) 
DU  OrriCIKR  ANGLAIS  vl  put*  fraHaO- 

G'est  comme  cela  dans  tout  le  fond  de  la  presqu'île,  monàeor, 
on  se  bat  pour  les  vivres  et  on  en  manque. 

L'BMICRË,  t  ai  paiHD. 

Est-ce  qu'on  ne  vous  a  pas  fait  une  distribution  de  riz  ce  soiri 
L'ordre  a  été  donné... 


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GDZRRE  DE  TENDES.  "276 

DHE  FBVIIB. 

On  a  donné  l'ordre,  oal,  mais  la  noarrlture,  point  !  Yoilà  Trngt- 
qaatre  heures  que  nos  pauvres  enrans  se  nourrissent  de  quelques 
mécbans  coquillages,  et  pour  les  avoir  ils  font  comme  nous,  ils  se 
battent  ! 

Ceci  est  intolérable,  monsieur  I  H  y  a  chez  vous  une  inâîlTérence, 
mi  on  désordre... 

l'OFMCtER. 

Oh!  monsieur,  adressez-vous  &  l'administration,  cela  ne  me  re- 
garde pas.  Je  suis  chargé  de  la  police  et  non  des  vivres. 
l'ëhicbë. 
Tons  ne  fûtes  pas  mieux  l'un  que  rautrel 

l'officier. 
Est-ce  à  moi  personnellement,  monsieur,  que  vous  adressez  cette 
réprimande  impertinente  7 

L'fiVIGRË. 

Tons?  je  ne  tous  connais  pas;  mms  prenez-le  comme  vous  vou- 
drez! 

l'officier. 
Vous  me  rendrez  raison  de  cette  parole,  monsieur  ? 

L'ËHIfiRé. 

Quand  vous  voudrez,  monsieur  ! 

un  PATStN,   qui  la  *  tcoulO,  pirlanl  t  ■'•  campasuoiM. 

Voilà  comme  ça  se  passe  ici!  On  se  bat,  nous  autres,  parce 
qu'on  a  faim,  et  les  chefs  se  battent  parce  qu'ils  ne  s'aiment  point. 
On  nous  a  trompés,  les  amis  !  Anglais  et  Frani;ai3  ne  pourront  ja- 
mais marcher  ensemble. 

UNE  FEXItE. 

En  attendant,  nous  voiU  dans  le  grand  malheur,  et  ça  n'est  pas 
la  laote  des  uns  ni  des  autres,  si  ces  vaisseaux-là  n'ont  point  ap- 
porté de  quoi  nourrir  tout  un  pays  qui  se  jette  sur  eux,  au  lieu  de 
marcher  en  avant.  M'est  avis-que  nous  avons  fait  comme  les  oiseaux 
affamés  qui  s'acharnent  sur  ta  mangeaille  pendant  que  le  vautour 
tombe  sur  eux. 

CUB   AUTRE  FEMIIB. 

Dites  donc  plutôt  que  nous  avons  été  sottes  de  nous  sauver  de- 
TUit  les  républicains  !  Ils  ne  nous  auraient  point  fait  de  mal.  Et 
quand  même  ils  nous  auraient  pris  nos  denrées,  ils  nous  auraient 
au  moins  laissé  nos  maisons  I  A  présent  nous  voilà  ici,  couchant  sur 
k  terre,  à  la  franche  étoile,  comme  des  animaux,  manquant  de 
tout,  et  ne  pouvant  plus  sorUr  de  ce  méchant  bout  de  rochers  où 
les  bleus  nous  tiennent  bloqués.  Dieu  sait  pour  combien  de  temps  ! 

rns  AUTRE. 

Faut  essayer  d'en  sortir  !  A  quoi  ^ a  leur  sert-il  de  nous  bloquer  7 


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270  lEVUE   DES   DEUX  UOKDES. 

Li  PHEHIËRE. 

Ça  leur  sert  &  afiamer  les  Anglùs  et  les  émigrés,  et  ils  nous  tien- 
dront là  jusqu'à  tant  qu'on  soit  nus  comme  la  pierre  et  plats  comme 
le  varech. 

l'autre. 

Faut  donc  que  nos  pauvres  enfans  paient  tout  ça? 

uns  VIEILLE,  FILLB. 

C'est  vos  hommes  qui  devraient  vous  délivrer;  s'ils  ne  le  font 
point,  c'est  des  lâches  I 

l'adihe  pehiie. 

Ah  oui,  nos  hommes  I  fallait  qu'ils  ne  se  sauvent  point  les  pre- 
miers quand  on  est  entré  ici;  c'est  eus  qui  nous  opt  donné  la 
grand'peur...  Mais  les  hommes  1  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  capoo  ! 

on  BOHVB. 

Vous  dites  des  bêtises  !  les  femmes,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
pleurard  et  de  plus  décourageant  !  Taisez-vous  ! 

LES  FEHUBS. 

On  se  taira  si  on  veut  !  (Le>  homnii»  et  le>  femmei  M  diipDUat.  Le,  tbODUi 

■•  moquanl  d'ent.  On  racommeace  1  ■•  battra.  Le*  bkbiUn*  »  nnCgnssat  chei  eiu  (• 

SCÈNE  II. 

(Sar  la  laiase  de  mer,  un  peu  plus  loin,  BaboissoD  et  Siint-Guettu  k  promènent 


RABOISSON,  SAINT-GUELTAS. 

RABOISSOH. 

Ainâ  tu  es  sur  qu'elle  n'est  point  ici  ? 

s  Al  H  T-C  DELTAS. 

J'ai  parcouru  tous  ces  hameaux,  je  ne  l'ai  pas  trouvée.  Il  n'en 
faut  plus  douter,  les  républicains  l'ont  emmenée  de  Gamac,  et  me 
voilà  séparé  d'elle,  bravé  et  raillé  par  M.  Cadio,  accusé  de  trahison 
par  Sauviëres,  bloqué  ici  parmi  des  gens  qui  me  sont  hostiles,  sous 
la  protection  des  Anglais,  que  je  ne  crois  pas  sincères. 

EABOISSOK. 

Quant  au  dernier  point,  tu  es  injuste  :  ils  font  pour  nous  ce  qu'ils 
peuvent;  mais  nos  divisions,  nos  jalousies,  l'incapacité  de  nos  cheb 
et  le  découragement  de  nos  partisans,  sans  compter  la  malencon- 
treuse arrivée  de  ces  paysans  effarés  et  affamés,  voilà  ce  que  nos 
alliés  ne  pouvaient  prévoir  et  ne  peuvent  empêcher.  Voyons,  il  faut 
demander  une  barque,  et  k  tout  risque  nous  faire  conduire  à  h 
côte.  Les  républicains  ne  sont  pas  partout,  que  diable  I  et  nous 
trouverons  bien  moyen  de  rejoindre  Vauban  ou  quelque  autre  corps 
en  rase  campagne. 


i!)tizedO¥GoO<^'lc 


G0EBHE   DE  VENDEE. 


Libre  à  toi  d'aller  te  mettre  sous  les  ordres  de  H.  de  Vauban  ou 
de  TA.  George;  mais  Saint -Guel tas  ne  reçoit  pas  d'ordres,  il  en 
donne. 

R&BOISSOn. 

L'orgneil  n'est  pas  de  siùson  dans  un  moment  aus»  critique.  Je 
servirai  comme  simple  soldat,  si  je  sers  ainsi  à  quelque  chose.  Toi, 
ta  retrouveras  d'autres  bandes  de  chouans  qui  probablement  t'ap- 
peUent  et  te  cherchent. 

SAIHI-CCBLIAS. 

Commander  à  des  chouans?  Non,  plus  jamus  !  J'aimerais  mieux 
une  armée  de  peaux-rouges  ou  de  cannibales.  Jamais  je  ne  leur 
pardonnera  d'avoir  porté  la  main  sur  moil  l'ai  été  forcé  d'en  tuer 
trois  on  quatre,  après  quoi,  écrasé  sous  le  nombre... 

KABOISSOH. 

Il  y  a  là  quelque  chose  d'inexpliqué.  Que  ne  te  laissaient-ils  tuer 
CadioT 

SAlHT-CCELTiS. 

Tu  ike  les  connais  pas!  ib  ont  contre  le  duel  la  même  prévention 
que  contre  les  combats  à  découvert.  Tout  ce  qui  est  lutte  à  force 
égale  répugne  à  leur  lâcheté.  Ils  n'ont  pas  voulu  me  laisser  tenter 
le  diable,  comme  ils  disent. 

AABOISSON. 

Hùs  qui  leur  a  dit  que  tu  allûs  te  battre  en  duelT 

SAlNt-O  DELTAS. 

Je  m'en  doute.  Je  le  saurai  plus  tard!  Un  ennemi,  frêle  comme 
une  guêpe,  mus  comme  elle  obstiné  et  venimeux ,  me  harcèle  et 
me  poursuit  depuis  quelque  temps!  Je  l'm  longtemps  supporté  et 
ménagé  par  pitié,...  par  superstition  peut-être!  Oui,  je  me  figurais 
que  cette  Korigane,  au  sobriquet  bien  trouvé,  était  mon  porte-bon- 
henr,  une  sorte  de  petite  étoile  rouge  chargée  de  présider  à  ma 
sanglante  destinée  et  d'entretenir  de  son  souffle  infernal  le  feu  de 
ma  volonté  dans  les  situations  extrêmes  ;  mais  elle  a  été  trop  loin, 
je  n'ai  pu  la  suivre,  je  l'ai  reniée  et  chassée.  A  présent  elle  s'est 
tournée  contre  moi,  et  rien  ne  me  réussit  plus! 

RABOISSOn,  huuul  l«  épasMi. 

Tu  busses,  mon  pauvre  marquis  1  Tu  ne  crois  pas  en  Dieu,  je 
t'en  offre  autant;  mais  te  voilà  croyant  au  diable,  c'est  le  commen- 
cement de  la  dévotion. 

SAinT-GDSLTAS. 

L'homme  le  mieux  trempé  a  beau  compter  sur  lui-même,...  il  a 
besoin  d'invoquer  quelque  mystérieuse  influence...  Tiens!  l'autre 
Quit,  î'bX  eu,  moi  qui  te  parle,  des  visions  effroyables!  Ces  brutes 
de  chouans,  ne  pouvant  me  décider  à  marcher  contre  Sauviëres,  ne 
Toulantpas  comprendre  que  sa  loyauté  engageait  la  mienne,  ef- 


îdoyGoo<^lc 


278  BETUE   DES   DE0X  HOiniES. 

frayés  de  la  menace  que  je  leur  faisais  de  me  tourner  contre  eui, 
s'ils  oe  me  laissaient  libre,  m'avaient  jeté  dans  une  cave,  favùs 
lutté  comme  un  taureau  pour  me  défendre  de  cet  opprobre.  Uisé 
U  tout  seul,  sans  armes,  avec  mes  bras  meurtris  qui  ne  pouraient 
me  délivrer,  je  me  suis  évanoui  brisé  de  âitigue,  étoulTé  de  ngt; 
c'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  ma  force  pbysîque  m'a  ùiitdé- 
iaut,  que  ma  persuasion  a  échoué,  et  que  mou  autorité  a  été  mé- 
connue. J'étais  si  accablé  que  je  n'ai  rien  entendu  de  ce  qui  se 
passait  au-dessus  de  ma  tête,  dans  ce  village  où  l'on  s'est  battu 
avec  fureur.  Quand  je  me  suis  éveillé  de  cette  léthargie,  il  faisait 
nuit.  Un  silence  lugubre  régnait  partout,  j'ét^s  dans  les  ténëbra, 
je  ne  me  rappelais  plus  rien.  Je  me  suis  cru  enterré  vivant  avec 
d'autres  cadavres  qui  m' apparaissaient  dans  la  lueur  gtauqae  de 
rballucinatloD.  J'ai  vu  le  cadavre  du  pauvre  enfant,  qui  me  regar- 
dait avec  ses  yeux  bébétés  et  son  rire  affreux.  J'ai  vu  la  folle,  qui 
rampait  le  long  des  murs  humides  et  qui  traversait  la  voûte  en  to- 
,lant  comme  une  chauve-souris.  Ta\  eu  peur;  oui,  moi,  j'ai  eu  peur! 
Une  sueur  froide  glaçait  mes  membres.  Eolin  j'ai  surmonté  ce  cau- 
chemar, j'ai  commandé  à  mon  énergie.  J'ai  tordu  et  arraché  la 
barres  de  fer  du  soupirail,je  suis  sorti I  J'ai  erré  dans  le  village  sans 
y  rencontrer  un  visage  ami.  Les  babitans  s'étaient  renfermés  cbei 
eux.  De  la  maison  de  Rebec  convertie  en  ambulance  partaient  les 
gëmissemens  des  blessés.  Quelques  soldats  républicains  les  gar- 
daient. J'm  écouté,  caché  dans  l'ombre.  Les  oRiciers  étaient  partis 
pour  rejoindre  un  des  corps  de  Hoche  avec  quelques  hommes  va- 
lides. De  Louise,  de  sa  tante  et  de  la  Korigane  je  n'ai  rien  pu  ap- 
prendre, sinon  qu'elles  n'étaient  plus  là.  J'ai  pensé  qu'elles  avaient 
été  entraînées  ici  par  les  fuyards,  car  les  bleus  parlaient  d'une  pa- 
nique qui  avait  refoulé  sur  Quiberon  chouans  et  habitans  du  riTa^e 
pêle-mêle.  J'ai  traversé  miraculeusement  les  avant-postes  républi- 
cains, cherchant  à  apercevoir  quelque  barque  anglaise  que  je  passe 
Jiéler  et  joindre  à  la  nage.  N'en  voyant  aucune,  j'û  longtemps 
marché  sur  le  sable,  dans  l'eau  jusqu'à  la  poitrine,  et  mourant  de 
faim  et  de  sojf.  Enfm  une  barque  s'est  appareillée  aux  premières 
clartés  du  matin,  et  je  me  suis  jeté  dans  la  vague.  Je  suis  bon  na- 
geur,  tu  le  sus,  et  quoique  le  trajet  fût  long,  il  n'était  pas  inquié- 
tant pour  moi.  Eh  bieni  j'ai  mal  nagé,  je  ne  savais  plusl  Dix  (ois 
j'w  failli  être  englouti,  et  chaque  fois  j'ai  vu  auprès  de  moi  la  folle 
et  l'enfant  qui  flottaient  sur  l'écume  et  cherchment  à  me  saisir  pour 
m' entraîner.  Quand  la  barque  m'a  recueilli ,  je  me  suis  évanoui 
encore...  Tiens!  c'est  fait  de  moi.  Je  subis  les  défaillances  et  les 
terreurs  qui  sont  le  lot  des  autres  hommes.  Je  n'espère  plus  rien. 
Je  mourra  ici,  et  voici  peut-être  la  dernière  fois  que  je  te  pwle  ! 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GCEBBE  DE  TERDÂE.  279 

KUOISMHI. 

To  as  Fesprit  frappé,  comnte  tant  â*antres.  Celui  gui  pourrût 
yàr  et  retracer  les  fantAmes  sÎDÎstres  qae  les  songes  de  nos  nuits 
éroqtKDt  ferût  ki,  en  ce  moment,  un  second  enrer  dn  Dante... 
Nous  avons  tous  été  dévots,  c'est-à-dire  superstitieux,  dans  notre 
Qifance;  quelques-uns  de  nous  le  sont  encore,  et  d'ailleurs  nous 
subissons  forcément  le  contre-coup  de  nos  agitations  et  de  nos  la- 
tigaes,  sans  être  soutenus  par  l'espoir  du  triomphe.  Tu  as  plus 
qa'un  autre  sujet  de  t' alarmer.  D'HerviUy  blessé  réûlie  ce  soir  son 
commandement,  et  c'est  bien  vu.  Ses  meilleurs  amis  sont  forcés  de 
le  reconnaître  incapable.  Puisaye  ne  t'aime  pas.  K  ta  t'abandonnes 
loî-mëme,  sî  tu  refuses  de  reprendre  la  campagne  avec  les  i»rU- 
sans,  tu  n'auras,  parmi  les  émigrés,  aucun  ascendant,  aucun  pres- 
tige. L'abbé  Sapience  t'a  perdu  dans  leur  esprit,...  et  l'on  sait,  ou 
FoD  croit,  d'après  son  assertion,  que,  gr&ce  à  lui,  celle  dont  l'ombre 
te  poursuit  est  vivante  et  guérie,  toute  prête  à  te  convaincre  d'in- 
liuDte. 

Ei[nT-CnEt.TilS. 

Qaedis-ta7...  Abt  voil&le  dernier  coapi  le  paraltrû  demain  au 
conseil,  je  veux  me  disculper,  raconter  les  faits... 

RABOMBOH, 

Il  ne  faut  pas  même  l'essayer.  On  ne  t'a  pas  encore  vu  ici;  il  faut, 
pour  te  soustrure  à  des  affronts  qui  te  conduiraient  peut-être  au 
soidde,  partir  cette  nuit.  Tu  ne  sais  pas  à  quel  point  sont  iKmnis  et 
repoossës  ceux  que  d'Hervilly  protégeait  hier,  et  qui  sont  entraînés 
dans  sa  défùte  aujourd'hui  1 

SAtHT-aPSLTlS. 

Je  De  partinù  pasi  je  repousserai  tous  les  outrages,  je  démas- 
tpeai  toutes  les  intrigues,  je  déjouerû  toutes  les  calomnies.  Ahl 
itnai  l'insolence  de  mes  ennemis,  je  sens  renaître  mon  couragel 
S  on  refuse  de  me  rendre  justice  et  de  me  donner  réparation,  je 
braverai  ici  le  sort  des  combats.  Je  n'irai  pas  me  cacher  encore 
dans  les  genêts  pour  attaquer  l'eaneoii  par  derrière  et  faire  dire 
^  je  ne  connais  que  la  guerre  des  brigands  et  les  audaces  de 
Tembuscade.  Chef  de  p&rtisans  à  perpétuité,  moi?  c'est  U  ce  qu'on 
KDtet  à  quoi  on  me  condamne?  Non,  je  ne  le  suis  plus,  je  ne  veux 
pins  l'être!  Ce  rôle  est  bon  pour  l'initiative,  il  devient  abject  quand 
ilseprolouge.  J'en  ai  assez  I  j'en  suis  dégoûté,  repu,  je  l'ai  en  bor- 
tturl  On  veut  que  je  rentre  dans  l'ombre  des  bois  pour  que  le 
monde  ignore  les  prodiges  que  j'y  accomplirais,  et  pour  que  l'on 
dise  à  la  cour  que  je  me  cache  !  La  fin  de  ces  destins-là  est  atroce, 
on  est  assassiné  par  les  siens  ou  livré  à  une  patrouille  ennemie  qui 
TOUS  fusille  au  piçd  d'un  arbre  sans  vous  connaître,  sans  vous  ac- 


îdoyGoo<îlc 


S80  KEVDE   DES  DEUX  UON'DES. 

corder  la  mise  en  relief  du  procès  politique  et  la  haute  tr^^die  de 
l'échafaud.  On  disparaît  comme  od  a  vécu,  ignoré  ou  méconnu,  on 
n'a  pas  même  une  tombe,  et  c'est  tout  au  plus  si  le  bûcheron  de  la 
forêt  ose  révéler  à  vos  amis  au  pied  de  quel  chêne  il  vous  a  ense- 
veli sous  les  ronces. 

RABOISSOn. 

Je  t'ai  averti,  tu  feras  ce  que  tu  voudras.  Je  n'ai  plus  qu'un  con- 
seil, une  prière  à  l'adresser  :  ne  provoque  personne  en  duel.  Adieut 

(il  a'ilaien*.} 


C'est-à-dire  qu'on  a  décidé  de  ne  pas  m'accorder  même  la  répa- 
ration de  l'honneur  !  0  rage  !  vrù ,  à  j'ai  fût  le  mal,  j'en  suis  trop 
puni! 

SCÈNE  III. 

SAINT-GtlELTAS,  LA  KOBIGASE. 

SAIRT-GDELTAS,   )  la  iDrifinc.  rml  m  gliHt  dau  Im  tofkm  «i  timl  A  lut. 

Ah  I  te  voilà,  toi?  Bien,  je  vais  te  tuer.  Ça  me  délivrera  du  diaUe 
qui  est  après  moi, 

LA  KORIGANE. 

Tue-moi,  si  tu  veux.  Je  ne  peux  pas  vivre  sans  toi,  et  je  viens 
chercher  ma  punition, 

5AIHT-GDELTA5. 

Tu  l'auras!  Fais  ta  confession  !  C'est  toi  q[ui  as  conseillé  à  Louise 
de  me  fuir  et  qui  lui  as  servi  de  guide? 

LA  KOnlGAHE. 

C'est  moi. 

s  AIHT-G  DELTAS. 

Qu'as-tu  dit  contre  moi  à  Sauvières? 

LA  KOHIGAflE. 

Tout  le  mal  que  tu  as  fait  à  Louise. 

SilNT-GDBLTAS. 

Lui  as-tu  dit,  à  elle,  le  mal  que  tu  as  fait? 


Tout, 

s  AINT-G  DELTAS. 

C'est  toi  qui  as  aidé  l'abhé  à  sauver  la  folle? 

LA  KORIGAKS. 

Mon  !  je  t'aimais  encore,  je  ne  me  repenti  de  rien. 

SAlflT-GDELTAS. 

Et  à  présent? 

LA  EORIGAHB. 

Je  me  repens  de  tout. 

SAINT-GDELTAS. 

Ahl  hon  !  Alors  ta  connais  le  repentir,  toi? 


■iptizedOyGoO<^lc 


GUEBBE   DE   TENDÉB.  281 

Là  KORIGANB. 

Et  toi,  maître?... 

SAIKT-GCBLTAS. 

Hoiî  je  d'ïù  pas  lieu  de  le  connaître.  Je  n'ai  rien  fait  que  ma 
conscience  ne  m'ait  permis  de  faire,  et  je  te  croyais  encore  plus 
forte  que  moi  de  ce  côté-là!  Tu  ne  l'es  pas?  tu  as  peur  de  l'enfer? 
tu  y  crois?  Tu  n'es  qu'une  femme  comme  les  autres,  et  tu  perds 
ton  prestige.  Tu  ne  peux  rien  contre  moi,  rien  pour  moi;  va-t'en, 
jeté  méprise I 

LA  KOniGAHE. 

Ça,  c'est  la  plus  méchante  parole  que  tu  m'aies  dite.  J'ûmeraia 
mieux  la  mort  que  ce  mot-là,  car  c'est  par  l'orgueil  que  tu  m'as 
toujours  menée  !  Eh  bien  !  écoute,  je  peux  encore  te  servir  à  quel- 
que chose.  J'ai  entendu  ce  que  tu  disais  tout  à  l'heure  ici;  je  sais 
tes  peines  et  tes  colères.  Veux-tu  te  débarrasser  des  deux  hommes 
qui  te  rabaissent  et  te  persécutent?  Ils  sont  là,  tout  près  d'ici,  oui, 
l'abbé  SapienceetM.  de  Puisaye.  Ils  sont  seuls,  personne  ne  les 
garde.  On  ne  soupçonnera  ici  personne.  On  croira  qu'ils  sont  tombés 
à  la  mer.  L'abbé  est  faible  comme  une  mouche,  je  me  charge  de 
lui.  L'autre  n'a  pas  la  moitié  de  ta  force...  L'endroit  est  désert. 
Demain  on  aura  besoin  d'un  chef,  on  sera  content  de  te  trouver,  et 
celui  qui  te  menace  de  faire  reparaître  la  morte  ne  parlera  plus! 
M'entends-tu?  faut-il  le  conduire?  Je  peux  t'aider  encore,  tu  le 
vois  bien  ! 

SAINT-G  DELTAS. 

Où  sont-ils? 

LA  KORrCAKB. 
Suis-moi!  dli  manUnt  inr  nn  rocher  eicitpé,  La  Korigane  montre  on  petit  canot 

qu  (Moio  la  ri.e.)  Les  voilà  tous  deux,  ils  viennent  de  fwre  une  recon- 
naissance. Us  n'ont  qu'un  batelier.  Ils  vont  aborder  là-bas  entre  ces 
deui  grosses  pierres.  Le  batelier,  qui  est  un  pécheur  de  la  côte, 
rentrera  chez  lui.  Eux,  ils  traverseront  ce  champ  désert  que  tu  vois 
li-bas  pour  reprendre  le  chemin  du  fort.  Surprends-les,  et  reviens 
là;  tu  prendras  le  bateau,  et  je  te  ferai  débarquer  sur  un  autre 
point  de  la  presqu'île  ou  à  la  côte,  si  tu  veux. 

SAini-GUELTAS,  if  t. 

Je  t'ai  écoutée,  et  je  veux  te  donner  cette  dernière  satisfaction 
d'apprendre  que  tu  m'as  tenté;  cela  te  réhabilite  un  peu.  Tu  es 
bien  le  diable,  je  te  reconnais  à  présent;  mais  le  diable  donne  de 
mauvùs  conseils  quand  il  a  été  trop  écouté.  Il  faut  savoir  se  déli- 
vrer delui  à  temps,  et...  (Levant  anr  eUe  la  croiia  da  iod  piiloUI.)  VOUà  qul 

te  prouve  que  je  suis  plus  fort  que  le  diable  ! 

LA  KORIGANE,   lai  an«tanl  le  brai. 

Ualtre,  je  sais  qu'il  faut  que  je  m'en  aille  I  Tu  as  assez  de  moi , 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


282  BEVUE  DES  DEUX  HOKDES. 

j'en  û  assez  aussi  1  Never3epasiDon8aDg,...ilDefaatpas  tnerqni 
TOUS  aime,  —  on  en  meurtl  Laisse-moi  me  condamner  toute  seale, 
tu  pourras  penser  à  moi  et  m'estimer  encore.  D'ailleurs  c'est  par 
l'eau  que  je  dois  périr,  puisque  j'ai  fût  périr  par  l'eau  l'ec^nt  in- 
nocent I  Adiesl  mattret  itil...  Cadiol  voilà  ce  que  tu  m'avais  prt- 

ditl...  {Bile  cnHW  mi  bru  tn  u  poitrine  et  l'iluce  dui  la  mer  qni  bit  1*  pM  l> 
•URT-GUtLTAS,  qol  la  n«nds  Uipinln. 

J'eusse  mieux  fait  de  l'écouter  I  J'aurais  sauvé  l'expédition,  moil 
Mon  scrupule  perd  la  royauté  et  rend  ma  vie  inutile...  (itamuM 

finolst  poDi  u  tefiln  U  Mntllig.  Apiè»  «  aanant  d'ïMUtiom.)  Nool  il  ne  &)lt 

une  glorieuse  morti 

DIXIÈME  PARTIE. 

il   IDILUT   tTtS,  CNTHE   OUIBEHON   ET   «URKT. 

(Dn  chemla  de  ««ble  enfoncé  d«ni  les  rsTiaet  M  borda  de  pl«ce  en  plm  par  àe 
malgrea  buinoni.  —  Un  conToI  de  p-iBonnieri  monte  leolemeut  on  nùdiUoi. 
Dn  Kridati  lépablicif  D«  l'eKoitant  k  pied  et  k  cbvni,  —  On  eM  uriTt  «d  Imt 
de  la  cbte.  On  l*iHe  Mufflcr  le»  chorns.) 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
BABOISSON,  MOTCS,  CADIO,  LA  TESSONNIÈRE. 

.    1IAB0U90II.  MT >M  tkimlt». 

Soldats,  nous  sommes  cruellement  entassés  ici.  PoarquiH  noos 
&ire  souffrir  inutilement? 

MOTUS. 

Ça  n'est  pas  notre  faute ,  citoyen  prisonnier  ;  on  n'a  pas  les 
moyens  de  transport  qu'il  laudrût. 


Laissez  marclier  ceux  de  nous  qui  ne  sont  pas  blessés. 

■OTIU. 

Parle  à  l'officier,  citoyen  prisonnier,  le  voilà. 

BABOISSOn,  t  Cadlo.  fui  ('«i  anniiAt. 

D'abord,  monsieur  l'ofScier,  nous  ne  sommes  pas  prisonniers  à  U 
rigueur,  puisque  nous  nous  sommes  rendit  par  capitulation. 

CADIO. 

Je  crois  que  vous  vous  trompez,  mais  ce  n'est  pas  à  moi  de  pro* 
noncer  en  pareille  matière. 

RABOISSOn. 

C'est  juste.  Alors  nous  avons  recoura  à  votre  humanité;  laîssei- 
nous  marcher. 

CADIO. 

Oui,  à  ta  prochaine  côte. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


GSuas  QE   TEBDÉE.  28$ 

KlBOtSSOn. 

Merci,  capitûne  I 

CADIO,  *u  andoettan. 
En  avant,  aUonal  (lu  chamtt»  pnanant  sns  allure  an  pan  ptni  Mcid«e,  1m 
wldats  npnoDant  lann  rugi.  Ilotot  TMt«  en  *nttn  pam  vlilto  L«  p[id  ngnii  ds  iob 
clicTal.  Cidio  teiiant  nii  ut  pn  pour  l'appalerj  VOfODS,   dépécbe-tOÎ  I    II  DO 

faut  pas  rester  seul  en  arrière  la  nuit, 

Fte  crains  rien,  mon  ca{Htaiae;  j'ai  on  œil  derrière  ki  tète...  et, 
arec  ta  permisnon,  je  vois  très  bien  quelqtte  chose  de  noir  couché 
dans  ce  buisson. 

CADtO,  allul  as  baiMaa,  la  pittoltt  «D  dhIb. 

Du  bomine?  Qw  ^ùes-roua  làï  Voua  ne  répcodei  pasT  Je  ùis 
feu  sur  vous. 

Li  nseOMIËBE,  lavi  MU  11  kalMOi. 

Tiens!  c'est  toi?  Si  j'avais  su!...  Gadio,  mon  garçon,  fids-moî  sau- 
ver. J'étais  sur  cette  dernière  charrette  qui  s'en  va;  pendant  que 
ItaboisKiD  te  parlait  pour  distraire  ton  attenUoo,  je  me  suis  laissé 
glisser  au  risque  de  me  faire  grand  mal  1  Grâce  à  Dieu,  je  n'ai  rien; 
aide-moi  à  sortir  de  là;  c'est  ça,  donne-moi  la  main.  Mercil  In- 
dique-moi le  ebemio  à  présent;  je  voudrais  retouroer  à  mon  do- 
micile. 

■   wncs,  dut 

Eh  bien  I  en  Vlà  ua  qui  ne  se  g£ne  pas  par  exemple  I 

LA  IBUOsniËBS. 

Mon  cher,  je  ne  vous  parle  pas,  à  vous;  faites-moi  l' amitié  de 
TOUS  taire  quand  je  m'adresse  à  votre  supérieur  I 

MOTDS. 

CUof  en  vieillard,  tu  as  raison  ;  je  ne  dia^lus  rien. 

CASIO. 

Que  faisiez-vous  &  QuiberonT 

LA   TESSOriRlftnB. 

Ohl  bien  sûr,  je  ne  m'y  battais  pas.  Ce  n'est  pas  de  mon  âge,  et 
d'ùlleurs  je  n'aime  pas  les  Anglais;  mais  je  n'avais  pas  d'autre 
mjta  pour  émigrer  que  de  m' adresser  à  eux. 

Avant  d'aller  à  Quiberon,  vous  étiez  chez  Saint-Gueltast 

LA   TESSOUNIËHE. 

Depuis  longtemps  je  Tavais  quitté.  C'est  nn  bomme  mal  élevé  et 
^cÙe  à  vivre.  J'étais  tranquille  à  Ancenis;  mais  je  m'ennuyais,  et 
j'avais  besoin  d'aller  dans  le  midi  pour  ma  santé.  Une  fois  en  An- 
gleterre, j'aurais  gagné  l'Espagne.  Les  émigrés  m'ont  très  mal 
reçu  au  fort  Penthlèvre.  Ces  gens-là  n'ont  ni  cœur  ni  raison.  J'es- 
sajus  de  me  retirer  tranquillement  quand  vous  m'avez  fait  prison- 
nier par  mégarde.  Tiens,  prête-moi  ton  cheval  et  dis-moi  la  route 
d'Ancenis, 


iBtizedOyGoOt^lc 


BETCE  DES   DEDX  MONDES. 


Pardonne-moi,  mon  capitaine,  et  permets-moi,  sans  t'ofleoser, 
de  rire  comme  un  bossu  à  cause  de  ce  particulier... 

CADIO. 

Tais-toi,  mon  ami.  Il  ne  faut  pas  nous  vanter  de  ce  moment  d'io- 
dulgeuce.  Ce  vieillard  est  idiot  à  force  d'égoîsme.  11  ne  m'intéresse 
pas  ;  mais  il  ne  peut  faire  aucun  mal,  et  j'aime  mieux  fermer  les 
yeux  sur  son  évasion  que  d'avoir  k  le  faire  fusiller. 

■OTDS. 

Sans  te  questionner,  mon  capitaine,  crois-tu  que  les  autres?... 

CADIO. 

Je  n'en  sais  rien.  Es-ta  sûr  que  Saint-Gueltas  soit  sur  la  pre- 
mière charrette? 

MOTtJS. 

On  me  l'a  dit,  mon  capitaine.  Pas  plus  que  toi  je  n'étais  présent 
à  l'emballage. 

CADIO. 

Avançons!  Je  n'ai  pas  envie  que  celui-là  s'échappe. 

Mon  capitaine,  permets  une  réflexion.  Il  a  racheté  sa  lâcheté  de 
Camac.  II  s'est  battu  comme  un  lion  sur  la  presqu'île;  acculé  à  la 
mer,  il  pouvùt  se  sauver  en  s'y  jetant.  Il  n'a  pas  voulu.  Hoi,  j'aa- 
rûs  souhaité  être  à  portée  de  le  sabrer;  mais  à  présent  qu'il  est  là 
sur  la  brouette,  je  ne  lui  en  veux  plus.  Et  toi,  mon  capitaine?  (cidiii, 

»n>  lai  rtpoudre,  ispnod  le  galop  et  gigne  la  téla  du  canvai.) 

SCÈNE  II. 

(A  deux  lieues  ds  lï,  dans  un  bois.  —  Lu  officiers  commandent  U  balle.  —  ha 
priMinniers  deicendent  et  se  groupent  au  centre  du  détadtemeot,  ipd  a  Twnpi 
les  riDgs.) 

SAINT-GUELTAS,  BABOISSON,  pni.  CADIO. 


Notre  convoi  est  de  mille,  et  personne  n'est  blessé  gravement 
Nos  gardiens  ne  sont  pas  plus  de  deux  cents  ici.  Nous  allons  rester 
deux  heures  dans  ce  bois...  et  la  nuit  est  sombre!  Est-ce  qu'il  ne  te 
semble  pas  que  c'est  une  invitation  à  fuir? 

R  «BOISSON. 

-      Pourquoi  fuirions-nous?  Nous  sommes  prisonniers  sur  parole; 
c'est  la  preuve  de  la  capitulation. 

SAinT-GDELTAS. 

L'absence  de  surveillance  est  la  preuve  du  contrùre.  On  sait  que 
nous  allons  à  la  mort.  M.  Hoche,  qui  veut  ménager  tout  le  monde, 


îdoyGoo<^lc 


GOERBE   DE  VENDEE.  2S» 

a  du  ordonner  qu'on  nous  lûssât  rester  accrochés  aux  buissons  de 
la  roule. 

BABOISSOn. 

M.  Hoche  a  l'ftme  trop  haute  pour  employer  de  pareils  subter- 
fuges. 11  a  juré  à  Sombreuil... 

SiinT-GDELTAS. 

Il  n*a  rien  juré.  l'y  étdsl 

RASOISSOIT. 

J'y  étais  aussi,  ce  me  semble!  SombreuB  nous  a  dit... 

SAIItT-GDBLTAS. 

Sombreuil  a  perdu  la  tète!  C'est  un  héros,  niais  c'est  un  fou! 
Après  avoir  parlé  à  Hoche,  il  a  voulu  se  jeter  à  la  mer.  Son  cheval 
a  résisté.  S'Û  eût  traité  avec  le  général,  il  n'eût  pas  cherché  à  fuir 
ou  à  se  tuer. 


HaJs  j'ai  entendu  les  soldats  crier  :  Rendez-vousl  on  vous  fait . 
grâcel 

SAIKT-CCELTAS. 

D'autres  nous  disaient  :  Sauvez-vous!  ce  qui  signifiait  :  vous  serez 
tués,  si  vous  restez.  D'tûUeurs  les  soldats  peuvent-ils  traiter  avec 
les  vaincus  ?  11  y  a  eu  là-bas,  sur  cette  pointe  de  rocher,  un  drame 
inénarrable ,  une  confusion  indescriptible.  Les  mêmes  soldats  qui 
nous  criaient  de  fuir  tiraient  sur  ceux  de  nous  qui  étaient  déjà  à 
la  mer.  J'étais  calme,  je  voyais  tout.  Croyant  mourir  là,  je  ména- 
geais mes  coups,  tous  portaient.  Je  sentais  que  j'étais  le  seul  maître 
de  moi,  le  seul  qui,  n'ayant  pas  eu  d'illusions  sur  cette  dernière 
latte,  pouvait  la  contempler  sans  rage  et  sans  terreur.  Sais-tu  à 
combien  d'hommes  nous  avons  cédé,  nous  qui  étions  encore  trois 
nulle  cinq  cents?  A  sept  cents  fantassins  que  nous  pouvions  écra- 
ser. Nous  avions  tous  le  vertige,  ils  l'avaient  aussi.  Tiens!  j'ai  senti 
là  pour  la  première  fois,  en  voyant  des  Français  s'égoi^er  sous  la 
mitraille  de  l'escadre  anglaise,  que  la  guerre  civile  dépasse  son  bnt 
quand  elle  appelle  l'étranger.  J'ai  rougi  du  rôle  qu'on  nous  feisait 
jouer.  J'ù  eu  horreur  de  la  rage  avec  laquelle  nos  compagnons  se 
tuaient  les  uns  les  autres  pour  rejoindre  les  barques  et  y  trouver 
place.  Je  pouvais  fuir  aussi,  je  n'ai  pas  voulu,  non  pas  tant  par 
scrupule  que  par  amour-propre.  A  présent  je  regrette  d'avoir  cédé 
àcette  mauvaise  honte.  Ces  patriotes  un  instant  désarmés  vont  noua 
livrer  à  un  tribunal  militaire  qui  ne  peut  nous  f^re  grâce,  et  mol 
je  n'û  pas  ratifié  la  parole  que  vous  avez  formellement  donnée  de^ 
De  pas  chercher  à  vous  échapper. 

RABOISSOH. 

EssEÛe  donc,  si  le  cœur  t'en  dit;  moi,  j'ù  juré  de  bonne  foi  :  je 
Rate.  Songe  seulement  que  ta  fuite  nous  eipose  tous  au  reproche 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'avoir  manqué  à  notre  serment,  et  qu'elle  autorise  coatre  nous 
toutes  les  rigueurs  de  la  vengeance. 

SAInT-GGBLTAS. 

Ed  ce  cas»  je  reste  aussi.  Pourtant...  ce  pays  est  royaliste...  Les 
bleus  sont  imprudens  de  nous  transporter  ainsi  la  nuit.  Si  les  pay- 
sans qui  n'ont  pas  encore  donné  le  voulaient,...  te  refuserais-tu i 
être  délivré? 


Non  !  s'ils  s'exposaient  pour  notre  délivrance,  nous  ne  pourrions 
nous  refuser  à  les  seconder. 


Eh  bienl  attendons.  Je  ne  puis  croire  que  sur  cette  t^re  de  Bre- 
tagne  il  ne  se  trouve  pas  autour  de  nous  quelques  centaioes 
d'bommes  qui  veillent  sur  nous.  Ce  matin,  à  Carnac,  on  bous  ap- 
portait des  fruits  et  des  fleurs.  Les  femmes  pleuraient  en  nous 
montrant  i  leurs  enfsns  comme  des  demi-dieux...  Écoute  T.. .  Urne 
semble  que  j'enteads  le  cri  de  la  chouette...  Sont-ce  des  ombres 
que  je  vois  là-bas  ramper  sous  les  arbres? 

CADIO,  qol  l'éuuu. 

Ybus  ne  voyez  rien,  monsieur.  Moi  aussi,  j'ai  l'œil  ouvert,  et  te 
cri  qui  résonne  dans  le  bois,  c'est  réellement  l'oiseau  de  la  nuit 
qui  chante.  Nous  ne  sommes  pas  imprudens  de  vous  escorter  en  à 
petit  nombre.  Nous  savons  que  les  paysans  ne  se  lèvent  pas  d'eui- 
mélnes  pour  la  guerre  civile,  et  qu'en  perdant  leurs  chefs  ils  re- 
couvrent l'amour  du  repos  et  de  la  sécurité.  Notre  indulgence  pour 
votre  malheur  n'est  pas  une  défaillance  de  notre  patriotisme.  N'es- 
sayez pas  de  fuir.  Personne  parmi  nous  ne  fait  semblant  d'oublier 
son  devoir. 

S&inr-GDELTAS. 

MlMisieur  Gadio,  je  suis  charmé  de  vous  voir  pour  vous  dire... 

CADIO. 

Que  les  chouans  vous  ont  empêché  de  vous  battre  avec  moiT  Je 
le  sais,  et  je  vous  plains  d'avoir  eu  pour  amis  les  ennemis  de  votre 
boimear. 

SAIHT-ODBtTAS. 

Si  vous  étiez  aussi  héroïque  que  vous  tous  piquez  de  l'être,  vous 
feriez  en  sorte  que  je  pusse  videl-  ici  avec  vous  cette  affaire  d'boD- 
neur. 

CADIO. 

Croyez  qu'il  en  coûte  à  ma  baine  de  ne  plus  pouvoir  châtier  moi- 
même  l'outrage  que  vous  m'avez  infligé.  Je  fais  des  vœux  pour 
qu'on  vous  rende  lalilierté;  mais  mon  devoir  m'est  plus  cher  que 
ma  vengeance.  Vous  appartenez  à  la  république;  je  ne  puis  riea 
ici  pour  vous  ni  pour  moi. 


i!)tizedO¥GoO<^lc 


SOERIB   DE   VKNDIE.  287 

ONZIÈME  PARTIE. 

A   AUMI,    10   AOUT    ITB». 

(Qoatn  heniM  du  mttio.  —  Dennl  U  B^ion  d'urU.) 

SGÈiNE  PBEUIÈRE. 
CADIO,  H0TU5. 

HOTCS. 

Mon  capibùne,  c'est  jour  de  marché,  Od  va  eocore  leur  ■{)porter 
no  tas  de  douceurs;  faut-il  permettre?... 

CADIO. 

Il  faut  respecter  les  témoigoages  d'amitié;  les  sentimena  sont 
libres.  Quant  aux  prisouniers,  ootre  consigne  n'est  pas  de  les  priver 
et  de  les  fùre  soulTrir. 

J'adhère  à  .ton  opinion,  mon  capitaine.  C'est  bien  assez  d'avoir  à 
sopprimer  tous  les  jours  leur  existence. . .  De  neuf  cent  cinquante- 
deux,  ils  ne  sont  plus  que  trois  cents  à  condamner. 

CU>10. 

Pas  de  réflexion  làr-dessosl 

HOTUg. 

Mon  capitaine,  si  je  t'offense,...  tu  sus  bien  que  pour  toi...  Enrm 
sallit!  Si  tu  me  disais  que  j'ai  outre-passé  les  lignes  du  respect  que 
je  te  dois,  je  me  passerais  mon  sabre  à  travers  le  corps;  mais  quel- 
^fois  tu  me  permets,  quand  on  n'est  pas  sous  les  annes,  de  te 
parler  comme  à  un  simple  citoyen,  et  pour  lors... 

CADIO. 

Oui,  en  dehors  du  service,  tu  es  mon  égal  et  mon  ami.  Eb  bieni 
tpe  veux-tu  dire? 

MOTDS. 

Que  la  corvée  d'escorter  cette  denrée  de  cimetière  est  contra- 
riante aux  cœurs  sensibles,  et  qu'il  y  en  a  encore  au  moins  pour 
■me  quinzaine  de  jours  !  On  fera  ce  qui  est  commandé,  mais  je  peux 
Ineo  verser  dans  ton  sein  le  déplaisir  que  j'en  éprouve.  Si  j'étais 
blessé,  tu  me  soignerais  de  tes  propres  mains,  comme  tu  l'as  fait 
plus  d'une  fois.  Dès  lors  que  mon  âme  saigne,  tu  peux  m'assister 
d'un  pansement  moral  dont  le  besoin  se  fait  sebttr. 

CADIO. 

Oui;  écoute...  Je  fais  partie,  sous  peine  d'être  fusillé  dans  les 
liogt-quatre  heures,  du  conseil  de  guerre  qui  prononce  sur  le  sort 
des  prisonniers,  et  pour  tous  les  chefs  je  prononce  la  mort.  Croîs- 
ta  que  j'agisse  ainsi  pour  plaire  ui  général  Lemoioe,  et  que  la 


vGoof^lc 


283  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

crainte  d'être  fusillé  m'eût  empêché  de  refuser  le  métier  de  juge, 
s'il^eût  révolté  ma  conscience? 

MOTUS. 

Non,  certes,  mon  capitaine.  J'entends  la  chose  ;  tu  penses  que  la 
mort  est  jus  te. 

GADIO. 

Oui,  tant  que  la  moitié  du  genre  humain  sera  résolue  à  égorger 
l'autre  pour  la  réduire  en  esclavage,  il  faut  frapper  ceux  qui  ser- 
vent la  cause  du  mal.  Ils  nous  ont  prouvé  qu'ils  n'avaient  pas  de 
parole,  et  que  le  pardon  était  un  crime  envers  la  patrie. 

MOTDS. 

Je  ne  dis  plus  rien,  mon  capitaine  :  la  conscience  d'un  simple 
troupier  doit  porter  les  armes  à  celle  de  son  supérieur...  Mais  void 
nne  vieille  citoyenne  qui  veut  te  parler,  et  dont  le  physique  ne  m'est 
pas  inconnu,  sans  que  je  puisse  dJre...  J'en  ù  tant  vu! 

CADIO. 

Je  la  connais,  moi;  laisse-nous. 

SCÈNE  n. 

CADIO,  LA  MÈBE  c'i'.NY. 

Lt  HÈRE  CORIir. 

Bonnes  gens,  c'est-il  bien  vous...  c'est-il  bien  toi,  GadioT  Je  te 
savais  ici,  je  te  cherchais...  Mais  te  voilà  si  changé... 

C'est  moi.  Comment  va-t-on  chez  vous,  mère  Comy? 

Lt  HËRE  CORHT. 

Hélas!  mon  fils,  pas  trop  bien.  Ceux  qui  restent  sont  guéris, 
mais  mon  pauvre  cher  homme,  ma  bru,  deux  de  nos  petits-enfans 
et  quasi  tous  nos  voisins  sont  morts,  l'an  passé,  de  la  male-fièvre! 

CADIO. 

Tant  pis,  mère  Comy,  j'en  ai  du  regret...  Mais  comment  donc 
venez-vous  de  si  loin?... 

LA  HËRE  CORUr. 

Je  suis  venue  pour  voir  les  dames,...  tu  sais  bien,  la  Françoise  et 
)a  Marie-Jeanne!  Elles  m'avaient  fait  savoir  que  je  pourrais  les 
trouver  à  Vannes.  J'en  viens,  mais  elles  sont  ici,  que  l'on  m'a  dit... 

CADIO. 

Elles  y  étaient,  elles'n'y  sont  plus. 

LA  HËRE  CORHT. 

C'est-il  bien  sâr?  Je  m'imaginais  qu'elles  pourraient  bien  élre 
dans  cette  prison-là  avec  les  autres  malheureux... 

CADIO. 

Elles  n'y  ont  jamais  été.  Il  n'y  a  pas  là  une  seule  femme.  Tes 
brigandes  sont  libres.  Tu  les  retrouveras  à  Vannes. 


vCoot^lc 


GUERBE  DE   TENDEE.  289 

LA  HÈHB  CORKT. 

Ahl  bon  Jésus!  faut  donc  que  j'y  retourne?  Me  \'lh  au  bout  de 
mes  jambes  et  de  mon  argent  ! 

Est-ce  que  je  peux  vous  épargner  le  voyage?  J'écrirais  ce  que 
TonsToulez  leur  dire,  et  j'enverrais  ud  exprès? 
LA  hèhe  cornt. 

Dame!  ça  n'est  pas  de  refus...  à  moins  que...  C'est  un  gros  se- 
cret, Cadîo! 

CADID. 

Si  c'est  quelque  chose  contre  la  république,  ne  me  le  dites  pas, 
je  serais  forcé... 

LA  UËRE  COnNT. 

Non,  non!  ça  n'est  rien  comme  ça.  Dis-moi,  Cadîo,  je  me  fie  à 
la  vérité,  à  toi.  Tu  as  toujours  été  si  honnête  et  si  juste  !  Réponds- 
moi  en  franchise  :  étais-tu  content  ou  fâché  d'avoir  consenti  une 
manière  de  mariage  avec?... 

CADIO. 

Ce  mariage-là,  mère  Corny,  a  fait  le  malheur  de  ma  vie! 

LA  HÈRE  CORNT. 

Bien,  bien!  alors...  voilà  ce  que  c'est.  Quand  le  citoyen  Rebec  a 
quitté  notre  paroisse  par  la  peur  qu'il  a  eue  des  menaces  du  délé- 
gué, encore  que  les  bleus  nous  aient  laissés  tranquilles,  mon  pauvre 
iKimme  a  été  nommé  municipal ,  et  bien  étonné  qu'il  a  été  quand 
il  a  retrouvé  au  registre  de  l'état-civil  les  deux  feuilles  que  Rebec 
arail  prônais  de  déchirer. 

CADIO. 

Je  s^  par  lui  qu'elles  y  sont  encore. 

LA  MÈRE  COHKT. 

Et  ça  te  contrarie? 

Je  voudrais  qu'elles  n'y  eussent  jamais  étél 

LA  MËRB  CORNT. 

Elles  n'y  sont  plus,  les  v'ià. 

CADIO,  tma,  ngardinl  In  papim. 

Ah  !  vrùment?  vous  me  les  rendez  ? 

LA  HÈRE  COHNT. 

Ponr  que  tu  les  rendes  à  mes  pauvres  brigandes,  qui  les  brûle- 
ront d'accord  avec  toi. 

CADIO. 

Elles  sont  averties? 

LA  KfcRB  CORNT. 

Nennil  elles  ne  savent  rien,  sinon  que  je  voulus  les  voir. 
C'eat'donc  votre  mari  qui  a  soustrût?... 

LA  MËRE  CADIO. 

Non!  il  n'eût  point  osé!  Après  sa  mort,  ou  a  nommé  un  ancien 
Twï  «lu.  -  isaî.  1» 


îdoyGoOf^lc 


290  BETUB  DES   DEUX  MONDES. 

Toyaliste  à  sa  place;  j'ai  dit  an  nouveau  maire  en  causant  :  Faudrait 
enlever  ça,  c'était  promis  I  —  Il  n'a  pas  eu  pear,  lui  1  II  croyait  qne 
la  république  allait  nommer  un  roi.  Ou  le  croyait  tous,  txraiKs 
gens,  après  la  paix  de  Nantes!  Mais  v'ià  que  ça  ne  va  plus  si  bien, 
puisque  vous  fusillez  tous  les  royalistes  1  Tant  qu'à  ces  feuilles,  je  te 
les  donne.  Tu  les  remettras  fidèlement,  pas  vrai? 

CAD  10. 

Je  m'y  engage,  vous  pouvez  retournez  chez  vous.  Ponr  mon 
compte,  je  vous  remercie.  En  quoi  puis-je  vous  obliger? 

U  MËRB  COUI. 

Tu  peux  m'obliger  grandement.  J'ai  un  de  mes  gars,  le  plos 

jeune,  qui  est  soldat  dans  ton  régiment,  et  qui  est  enragé,  vojet 

un  peu  !  de  se  battre  avec  vous  autres.  Prends-le  auprès  de  tù 

quand  on  ira  au  feu,  «mpAche-le  d'y  atlerl 

cÀdio. 

Voilà  ce  que  je  ne  peux  pas  vous  promettre,  mais  je  peux  loi 
faire  avoir  de  l'avancement,  s'il  le  mérite,  et  en  tout  cas  lui  témoi- 
gner de  l'intérêt.  Dites-moi  le  nom  de  son  bataillon. 

Li  MbRB  CORNT,  lui  dsnut  hb  nul»  paplw. 

Tiens,  c'est  1&,  en  écrit.  En  te  remerciant,  Cadio;  miûs  je  vois 
venir  Rebec.  Je  n'ai  pas  de  fiance  en  lui,  et  je  me  sauve  :  ne  lui  dis 
pas... 

CIDIO. 

Soyez  tranquille,  je  le  connus! 

SCÈNE  III. 
CADlO.  REBEa 

CADIO. 

Pourquoi  es-tu  ici?  Tu  m'avws  promis  de  ne  pas  quitter  Camac 
tant  qu'il  y  aurait  des  malades  et  des  blessés  dans  ton  auberge? 

BBBEC. 

Do  mot  en  secret,  capitune  ! 


à^ 


t't'écoute. 


CADIO. 


Nos  braves  blessés  vont  bien,  ou  les  soigne  au  mieux,  et  bientôt 
ils  pourront  rejoindre.  It  s'agît  tl'une  affaire...  assez  importante;— 
mais  je  voudra  connaître  ta  façon  de  penser. 

CADIO. 

Pas  de  préambule,  je  n'ù  pas  le  temps  de  faire  la  conversatioa; 
dis  tout  de  suite. 

RBIBC. 

Permets,  permetsl  Tu  es  toujours  chargé,  pour  ta  part,  de  a 


[),oti.odOyGoO<^lc 


GtlEtlE   DE  TBNBÉB.  291 

gtfde  des  prisonniers  et  de  la  noUe  foncUon  de  faire  expédier  les 
iofimea? 

cinto. 
Tu  le  sais  fort  bien,  mais  abstiens-toi  des  qualifications,  nul  n'a 
k  droit  d'insulter  les  condamnés. 

H2BBC. 

Bien,  capitaine,  bien!  tous  parlez  noblement...  Cependant...  ta 
tiens  à  ce  que  tous  7  passent? 

Je  tiens  à  faire  mon  devoir. 

HBBBC. 

Q  est  rade,  conviena-en. 

Cela  ne  te  regu-de  pas. 

Si  fait.  Tout  citoyen  éprouvé  comme  je  le  suis  a  le  droit  de 
penser. 

CAOIO. 

Ne  fais  pas  sonner  si  haut  ta  fidélité,  toi  qni  avûa  des  armes  et 
des  munitions  anglaises  cachées  dans  ta  maison  I 

RE  BEC. 

l'avais  prévu  qu'elles  vous  serviraient,  et  tu  serais  ingrat  de 
n'en  bÎK  un  crime. 

I     Le  fait  est  qu'elles  nous  ont  bien  servi  I 

BEDEC. 

Et  pois  j'ai  racheté  raa  faute,  si  c'en  est  une,  en  soignant  vos 

blessés. 

CABtO. 

Alvs  que  veox-tu  7  ûniasons-en  I 

BBBEC. 

Je  disais...  je  disais  que  tous  ces  prisonniers  ne  sont  pas  égale- 
neat  coupables.  Ceux  qui  étaient  à  Londres  n'avaient  pas  ratifié  le 
nilê  de  la  Jaunaie. 

CADIO. 

Es  sont  solidaires  des  mensonges  et  des  trahisons  de  leur  parti. 

BEBEC,  iDilmunl. 

Pennets,  permets!  La  preuve  qu'ils  ne  s'enteodfûent  pas  dans  ce 
lemps-là,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  pu  s'entendre  à  Quiberon.  Je  ne  dis 
paaqae  la  convention  puisse  les  absoudre,  maïs  le  général  Hoche... 
D  est  certain  que,  s'il  le  pouvait,  il  leur  ferait  grâce.  11  est  parti  bien 
nte,  pour  ne  pas  voir  cette  longue  et  sanglante  eiécution.  11  s'en 
lave  les  mains,  et  les  vôtres  sont  condamnées  à  verser  froidement 
le  sang  des  vaincus  I  C'est  commode,  conviens-en,  de  se  tirer  comme 
fa  des  choses  désagréables!  On  s'en  va  couronné  des  lauriers  delà- 
Tictohe,  adoré  des  populations,...  et  le  rude  militûre,  l'homme 
*<istËre  et  résigné,  comme  voil&le  général  Lemoiae...  et  toi-même. 


îdoyGoOf^lc 


292  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

voua  restez  chargés  de  la  besogne  du  bourreau  et  de  l'exécralioi 
des  royalistes  passés,  préseos  et  à  venir.  L'exécution  tire  à  sa  fin, 
il  est  temps.  Vos  soldats  se  lassent  et  s'attristent.  Je  les  vois,  je  les 
observe;  'ûs  ne  rient  ni  ne  chantent,  et  les  cabarets,  où,  au  com- 
mencement, on  venait,  dit-on,  pour  s'étourdir  et  s'exalter,  son! 
muets  et  déserts  aujourd'hui.  Toi-même,  capitidne  Cadio,  tu  es 
pâle,  tu  es  malade,  tu  en  meurs  ! 

CADIO,  tnniblé. 

N'importe,  j'irai  jusqu'au  bout! 

HEBEC. 

Il  parait  qu'ils  meurent  bien,  ces  malheureux? 

CADIO. 

Ils  n'ont  que  cela  à  Eaire  pour  se  racheter  de  la  honte. 

RBBEC. 

Alors,  toi,  tu  es  incorruptible  7 

C&DIO,  M  n 

Que  signifie  ce  mot-là? 


J'ai  voulu  dire  inflexible  I 

CADIO, 

Le  mot  t'a  échappé,  il  m'éclaire  I  Tu  me  crois  capable... 

REBEG. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu  I  tu  es  homme  comme  un  autre  1  Tu  m'as 
écouté  quand  je  t'ù  révélé  la  validité  de  ton  mariage;  tu  as  profité 
de  mon  conseil  pour  faire  valoir  tes  droits.  Je  t'û  rendu  là  un  ser- 
vice que  tu  ne  dois  pas  oublier,  Cadio  1 

CAD  10. 

Tu  as  cru...  Oui,  je  me  souviens  à  présent;  tu  as  dû  croire  et  tu 
as  cru  que  je  spéculerais  sur  la  situation  comme  toi,  imbécilel..- 

BEBEC,  iD^itt. 

Tu  te  fâches...  Tu  es  mal  disposé ,  je  te  quitte. 

CADIO,  le  »Munl. 

Non  pas,  tu  es  chargé  de  négocier  la  rançon  de  quelque  prison- 
nier, et  tu  as  cru  que  je  m'y  prêterais.  Tu  vas  te  confesser,  ou 
bien... 

HEBEC,  tOnjt. 

Non,  Donl  ne  me  trùte  pas  en  suspect...  Diable!  je  n'ai  pas 
envie  de  m'exposer  pour  cette  dame... 

CADIO. 

Quelle  dame?  réponds  tout  de  suitel 

REBEC. 

Je  dirai  tout,  j'irai  au-devant  de  tes  soupçons.  Je  venais  pour  le 
révéler  un  complot  tendant  à  délivrer  deux  prisonniers  condamnés 
à  mort  dans  la  séance  d'hier,  Saint-Gueltas  et  Raboisson.  J'avoue 
que  le  dernier  m'intéresse,  mais... 


i;,oti.odOyGoO<^lc 


GUEBBE   DE  TENDÉE.  293 

CADIO. 

Quelle  est  la  fenune  qtii  s'intéresse  à  Sûnt-Gueltas?  Nomme-la, 
je  le  veux  ! 

BEBBC. 

C'est  celle  que  les  insurgés  appellent  la  grand' comtesse,  c'est  la 
citofeoDe  du  Roseray. 

CADlO. 

Tu  as  reçu  des  offres? 

KEBEC. 

Je  m'en  suis  laissé  faire  pour  pénétrer  cette  infernale  machination. 
(^liuutu  Toii  etabisnantcadja,)  Elle  Offrirait  dcux  ccut  mille  francs... 

CADIO. 

Toilà  qui  est  bon  à  savoir. 

BEBEC. 

11  est  bien  entendu  que  tu  n'es  pas  plus  tenté  que  moi... 

CADIO. 

Je  ne  le  suis  pas,  mus  tu  l'es.  Tu  vas  tout  avouer,  ou  je  t'arrête. 

REBEG. 

M"  arrêter?  Comme  tu  y  vas!...  Je  révélerai  tout  ce  que  je  sais.  Si 
Sûot-Gueltas  et  fiaboisson,  qui  sont  ou  seront  avertis,  peuvent,  au 
moment  de  l'exécution,  se  jeter  dans  la  palude  qui  borde  la  prairie 
et  franchir  le  Loc'h  à  la  nage,  ils  trouveront  sur  l'autre  rive  les 
moyens  de  fuir. 

CADIO. 

Tu  ne  sais  rien  de  plusî 

REBEC. 

Rien,  je  le  jure  ! 

CADIO,  à  dani  »liau  qui  patient  pont  rtlxa  U  farde. 

Uettez  ce  citoyen  aux  arrêts. 

Tu  m'empoignes  quand  même?  Sacristi,  c'est  mal,  cela,  c'est 
injuste  I 

CADIO. 

Si  tu  as  dit  la  vérité,  tu  n'as  rien  à  craindre,  tu  seras  libre  dans 
deux  heures. 

SCÈNE  IV. 

(Su  beures  da  mstio,  mftme  Jour.  —  Un  bois  qui  deacend  en  pente  «q  bord  de  la 
lÎTière  du  Loc'h,  à  udb  faible  distance  d'Auraj.  —  En  fhce  est  la  prairie  appelée 
Mjeurd'bni  le  Champ  dea  Hartyrs  (1).  C'est  le  lieu  de  reiécnlioD,  eocore  désert.) 

CADIO,  MOTUS,  QDELQDB3  SOLDATS. 
CADIO,  poftut  Hi  bommei  de  diiuii»  en  dieianca  dau  la  talllli  ^  borda  I*  riTafe. 

Tenez-vous  cachés  et  faites  feu  sur  les  prisonniers  qui  tenteraient 

(tj  Od  a  eodos  cette  prairie,  et  on  ;  a  élevé  une  chapelle  eipialoire  sous  la  res- 
tauuigii.  On  y  TB  en  pèlerinage,  et  11  s';  l'ait  des  miracles. 


îdoyGoo<^lc 


20i  BETUE   BSS  DBDX   HOHDBS. 

de  s'évader  par  ici,  à  moins  que  la  trompette  ne  vous  aTertisse 
d'attendre,  u  non*.)  Viens  arec  moi.  (lu  aonttmt  u>  p«b  piu  uot  du»  i« 

bail.) 

D'ici,  moD  capitaine,  bous  verrons  sios  qu'on  nous  voie,  et  nous 
distinguerons  sans  empêchement  le  lieu  de  l'exécution.  La  cbow 
n'est  point  gaie,  quoi  qu'on  en  dise;  mus  nous  ne  sommes  ptùnt 
ici  pour  notre  plùsir. 

CtDIO. 

Non  sans  doute.  RfJKisson  était  un  borame  doux  et  raillcw,